Lisa Mamou pour Tribune juive – Bereshit le titre ! Un jeu de mot sur “achever” et ses deux définitions : “Porter le coup de grâce” ou “Finir en menant à bonne fin”. On peut dire que le verbe “achever” est un des verbes les plus versatiles de la langue française!
Donc “Tuer Sartre” ou “Compléter son œuvre, sa pensée” …
Il vous est venu comment, ce titre ?
Laurent Touil-Tartour – Il m’est venu spontanément, la nuit où j’ai achevé l’écriture du manuscrit. Il a surgi comme une évidence, au mot « fin ». A la fois titre et point final. Je lui trouve le mérite d’être lapidaire, d’apostropher, de surprendre. De recéler également un sourire. Mais aussi et surtout de renfermer synthétiquement, en seulement deux mots, tout le propos du livre : dénoncer ceux qui ont porté un coup fatal à Sartre, et parachever l’étude de son œuvre en y remettant à sa juste place sa publication testamentaire qui avait été scandaleusement traînée dans la boue.
Je ne suis pas sûr, enfin, que le verbe « achever » soit aussi versatile que vous le dites. Il signifie toujours: terminer. Dans le sens plein du terme. Favorablement ou funestement. Mais terminer tout de même. Par extension, tuer quelqu’un c’est l’achever, terminer sa vie. Et terminer un édifice, une œuvre, c’est également l’achever.
LM – Vous partagez avec nous l’évolution de la relation Sartre / Lévy, de leur rencontre le 15 Avril 70 de laquelle vous écrivez “Le coup de foudre amical entre eux fut immédiat”, au décès de Sartre, le 15 Avril 80, (moins d’un mois après que Sartre fit paraître dans Le Nouvel Obs leurs fameux entretiens controversés, L’espoir maintenant) ; 10 ans jour pour jour ! Funeste anniversaire ! Cette dernière collaboration avec Benny Lévy, qui est aussi la dernière publication de Sartre, la plus contestée et décriée, l’a-t-elle “achevé”, au sens propre comme au figuré ? Ou lui a-t-elle permis de compléter son œuvre ? Bien qu’il fût conscient du tollé que cette publication allait engendrer à l’encontre de Benny Lévy, “ on pourrait dire aussi que tu me manœuvres”, il insista à plusieurs reprises pour que Jean Daniel la publie, “ C’est moi, Sartre, qui vous demande de publier ce texte, et de le publier intégralement. Si jamais vous ne souhaitez pas le faire, je le publierai ailleurs…”.
C’est, grossièrement, la thématique de votre essai.
Vous décrivez leurs séances de travail, la dynamique surprenante entre l’ancien révolutionnaire maoïste et “Le Voltaire du 20ème siècle”, l’étonnant tutoiement imposé dès la première rencontre par Benny Lévy et toléré par Sartre, l’influence de ce dernier sur son jeune protégé, et, inversement “le rudoiement” de l’élève envers son maître. Dès le début de votre récit leurs séances m’ont fait penser dans leurs confrontations animées et érudites à celles qui ont lieu dans une yeshiva, un peu comme un vieux rabbi bousculé par son étudiant passionné, plein de l’arrogance propre à la jeunesse, balancée par une admiration certaine et une connaissance parfaite des études talmudiques passées du vieux sage : c’est seulement à la page 185 que j’ai découvert que vous faisiez aussi ce parallèle. “ L’espoir maintenant est un dialogue, construit sur le même mode discursif qu’une page de Talmud, soit l’essence même de la littérature judaïque”.
Quand on parle de Sartre, athée notoire, le parallèle peut être contestable ! Comment s’est-il imposé à vous ?
LTT – Vous posez plusieurs questions. Pour la première, je pense que oui, la virulence des attaques dont il a fait l’objet a fini par achever, au sens propre, un Sartre déjà mal portant. Et oui, je soutiens que l’on ne saurait achever son œuvre sans donner à son ultime publication, L’Espoir maintenant, la place décisive qui lui revient, à savoir une œuvre à la fois testamentaire mais aussi ébauche d’une nouvelle philosophie, échafaudée par l’esprit toujours fertile d’un vieux génie de 75 ans.
Enfin, vous vous étonnez que le père de l’existentialisme athée ait fini par s’intéresser à la pensée juive. Moi je vous dirais : il était temps qu’il s’y penche ! Sartre a été le premier à écrire au lendemain de la Shoah un ouvrage de référence, bien qu’imparfait, sur l’antisémitisme et la condition juive, Réflexions sur la question juive (1946)… dont il finira par avouer, tout à son honneur et tout à notre stupeur, avoir rédigé cet essai philosophique sans aucun travail préalable de recherche, et sans aucune lecture sur le sujet. Il lui aura fallu 34 ans pour parfaire cet ouvrage et en amender ses apories à travers L’Espoir maintenant (1980).
Par ailleurs, vous êtes à votre tour dans une grille de lecture pré-lévinassienne en opposant athéisme et littérature judaïque. D’où votre étonnement. Comme tant d’autres à l’époque. Ce qu’a découvert Sartre à la fin des années 70, grâce à Emmanuel Levinas, c’est qu’il y a de la pensée dans ces « vieux grimoires poussiéreux » (sublime périphrase lévinassienne désignant le Talmud et la littérature juive de l’Étude). Il y a bien un sensé biblique. Le Talmud pense. Maïmonide pense. Et Sartre aimait penser.
LM – Entre le titre, ma (partielle) connaissance des faits et des écrits et l’incroyable couverture presse de votre “livre événement”, il m’était impossible d’ignorer la thèse de votre essai, même si je dois dire que cela n’a aucunement atténué le plaisir de la lecture. Jamais prétentieux (contrairement à certains premiers essais), votre Achever Sartre peut presque se lire comme un roman enquête ! Vous présentez une thèse solide et vous montrez qu’il ne s’agit pas d’une supposition mais du fruit d’une recherche méticuleuse comme une lecture talmudique…
Cinéaste autodidacte, comment êtes-vous arrivé à suivre des études lévinassiennes ?
LTT – Adolescent, j’étais mordu de littérature. De San-Antonio à Chateaubriand. Et puis je suis arrivé à la philo par La Boétie. Son Discours de la servitude volontaire m’a enflammé. Quand j’ai su que l’auteur n’avait que 18 ans au moment de sa rédaction, ça m’a ébloui. Puis, de livre en livre, de Montaigne à Spinoza, je suis tombé sur Totalité et infini d’un certain Emmanuel Levinas dont je n’avais encore jamais entendu parler. Et me voilà devenu lévinassien. Un matin, par un heureux hasard, mon père croisa Levinas rue Michel Ange à Auteuil, et il lui parla aussitôt de moi, de ma passion pour son œuvre. Levinas accepta de me rencontrer. C’est ainsi qu’à 18 ans, j’eus la chance inouïe de devenir son élève et d’avoir pour maître mon héros. Grâce à mon père.
On ne se remet jamais vraiment d’une proximité et d’un frottement intellectuel avec un tel géant de la pensée. Pour tout vous dire je ressentais une certaine complicité affective avec Benny Lévy, ayant eu le sentiment de m’en être un peu approché avec Levinas. Pour tout vous dire, c’est cette relation que j’avais nouée avec Levinas qui m’a particulièrement sensibilisé à l’histoire de ce jeune Benny Lévy qui était devenu si proche du vieux Sartre. Je ressentais une certaine complicité affective avec Benny Lévy, ayant eu le sentiment de m’être un peu approché avec Levinas, mais si peu, de ce que Benny Lévy avait dû vivre, lui, au contact d’un Sartre monument vivant.
Auprès de Levinas j’étais alors tiraillé entre deux passions ardentes, le cinéma et la philosophie. Le premier en tant que moyen de création artistique et la seconde comme moyen de spéculation métaphysique. Mon besoin de création l’a emporté sur la pure spéculation. Je fis donc du cinéma le jour et de la philo le soir.
Et puis Levinas s’est éteint sept mois après mon mariage, me laissant seul avec ses livres, son enseignement et mes notes. Benny Lévy a eu alors la bonne idée de fonder avec BHL et Finkielkraut l’Institut d’études lévinassiennes à Jérusalem, mais la mauvaise idée de nous quitter bien tôt, trois ans plus tard, à seulement 58 ans. Son fils René Lévy lui a succédé à la tête de l’Institut et depuis plus de vingt j’étudie avec lui, il est mon maître, au sens talmudique du terme. Il est, à mes yeux, le philosophe de notre temps et un talmudiste exaltant.
Je suis devenu progressivement un membre actif de l’Institut qui, l’an dernier, m’a permis de faire enfin coexister mes deux passions, en m’invitant à donner ma première conférence philosophique, intitulée Koyaanisqatsi : l’époustouflant spectacle du désenchantement civilisationnel.
Le 6 juin prochain, j’aurais l’honneur de donner ma deuxième conférence lévinassienne, à Paris. Sur le thème des mouvements de l’Histoire. J’y convoque cette fois Stanley Kubrick. Elle aura pour titre : 2001, L’Odyssée de l’espace : monument esthétique, vertige visionnaire, poème métaphysique de l’Histoire.
Voilà. Je n’ai donc jamais cessé d’étudier. Quotidiennement. Et la philosophie, et les textes juifs. Et mes deux héros respectifs en ces matières sont Levinas et Maïmonide. L’éthique de l’un et l’érudition vertigineuse de l’autre.
LM – Sartre a dit : ”Je vins à la phénoménologie par Levinas”.
Levinas est d’ailleurs très présent dans votre essai et vous soulignez à plusieurs reprises que “le grand dialogue Sartre / Levinas eut bien lieu” : Levinas est-il le troisième personnage caché de votre essai ?
LTT – Pas si caché que ça, non? Mais oui, si vous voulez, on peut le considérer comme le troisième personnage du livre. Même s’il est pour moi bien plus que cela, ici. Il est l’artisan méticuleux, le tisserand discret, mais fondamental, d’une des plus grandes révolutions de la pensée. Sartre lui doit beaucoup, en inspiration. Et réciproquement, en réaction. Mais c’est Sartre qui finira par le rejoindre, sur la question de l’éthique et du rapport à l’autre, et jamais l’inverse. C’est Levinas qui provoquera également chez Benny Lévy tout ce qui avait été initié en lui par Sartre. Levinas est au cœur de ce livre. Il est le géant sous-jacent du siècle de Sartre.
LM – On pourrait s’attendre à un plaidoyer pour la réhabilitation de Benny Lévy et la restauration de la dignité bafouée de Sartre ; or ce qui ressort aussi de votre essai c’est l’antisémitisme omniprésent dès le début dans les mouvements anti sionistes (des mouvements maoïstes aux mouvements islamistes); le droit d’Israël à exister (légitimité reconnue par Sartre lui-même quand Benny Lévy aka Pierre Victor la refusait); le refus arabe systématique d’une coexistence ; la persécution du juif tout aussi systématique (“Ils le sont tous” l’a dit Sartre); le rappel de certaines positions pro-israéliennes de Sartre ; le parcours de Benny Lévy vers “la vérité” avec, en premier sursaut d’identité, la non condamnation par son mouvement, la gauche prolétarienne et par Sartre lui-même, de l’attentat des jeux olympiques de Munich; ses capacités intellectuelles qui ont tellement stimulé (et/ou bousculé) Sartre qu’elles l’ont mis face à ses contradictions sur la question juive, l’amenant en fin de vie à cette idée éthique du messianisme juif évoqué d’abord par Maimonide (vous écrivez: “C’est cette idée qui eut les faveurs intellectuelles de Sartre”); le dialogue incessant, par livres interposés, entre Sartre et Levinas (dont on retient, via vos propos admiratifs, la sagesse et la modestie); bref vous n’y allez pas de main morte, ça ressemble à un “J’accuse” contre la Sartrie !
Votre livre est pourtant très bien reçu ! Cela vous a-t-il surpris ?
LTT – Oui. Beaucoup surpris. Je m’attendais à des griffes et du sang. Je m’y étais préparé. Armé. Et puis les premières réactions sont tombées. Elles ont été laudatives, du Monde à L’Obs, en passant par Le Canard Enchaîné. Étonnant. Gratifiant, bien sûr. La démonstration du livre a jusqu’à présent convaincu sur un large spectre de convictions. Même les sartriens purs et durs. Mais le livre vient seulement de sortir, laissons-lui le temps d’être lu et nous verrons sûrement sortir des griffes.
S’il est vrai que les sartriens historiques passent un mauvais quart d’heure dans le livre, Sartre y est, lui, remis en selle par l’éclat de sa grandeur d’âme, sa puissance cérébrale et l’étendue de sa prodigalité. Benny Lévy, lui, apparaît sous un jour totalement inattendu. Pas du tout cette odieuse caricature de juif manipulateur, mais au contraire un homme loyal, entier et terriblement émouvant. Difficile de ne pas aimer la relation qui lia Sartre et Benny Lévy, de ne pas les envier d’avoir connu un tel degré d’amitié.
C’est une belle histoire, aussi, que ce livre raconte. Il est difficile de résister à une belle histoire.
LM – Vous comparez le comportement de la Sartrie à celui des apôtres, contrairement à Benny qui “n’était en effet pas un disciple”. Est-ce sa “très grande faute” ?
LTT – Du point de vue des sartriens, oui, très certainement. Du moins en partie. Avoir été si proche de Sartre, proche comme personne ne l’a jamais été et comme tant rêvaient de l’être, sans pour autant avoir été à son tour qu’un disciple de plus, a valu à Benny une animosité féroce de la part de ces courtisans. Il ne leur ressemblait en rien. Il les surclassait en tout. Ils me font penser à Salieri dans le film Amadeus, quand il s’en prend au Christ via le crucifix accroché à son mur : « Pourquoi lui ? Pourquoi l’as-tu choisi lui ? », évoquant ici Mozart avec mépris, dont le génie le rendait ivre de jalousie et vindicatif envers le Christ accusé d’avoir pourvu d’un don musical divin un homme sans foi. Et Salieri, croyant bafoué, finit par décrocher le crucifix et le passer au feu de sa cheminée. Quelle scène ! D’une certaine manière, les sartriens l’ont rejouée, vilipendant Benny Lévy et passant le vieux Sartre par le feu.
Mais si Benny Lévy n’était résolument pas sartrien, il était en revanche un intimidant sartrologue. Pour preuve, le premier livre qu’il publia de sa vie, dix ans après la mort de Sartre, intitulé Le Nom de l’homme (1990) sera une démonstration étincelante de sa docte connaissance de l’œuvre sartrienne. Il avait peu de rivaux de ce côté-là aussi.
LM – En janvier 75, Benny Lévy obtint sa naturalisation française après que Sartre a adressé une requête manuscrite au Président de la République.
“ Sartre qui avait les actes administratifs en horreur, au point de refuser l’idée-même du mariage, se choisit donc une fille adoptive juive, Arlette, et plus tard un fils spirituel juif, Benny. Les deux seules personnes pour lesquelles il s’engagea par écrit.”
Il y a eu beaucoup de juifs autour de Sartre (des amis, comme Pierre Goldman, Ely Ben-Gal, Claude Lanzmann, et parfois détracteurs comme Raymond Aron) : Sartre cherchait-il leur compagnie ou étaient-ce eux qui recherchaient la sienne?
LTT – Tous les opprimés cherchaient la compagnie de Sartre. Il incarnait une écoute, un refuge et un espoir. Après avoir publié ses Réflexions sur la question juive en 1946 et avoir manifesté très tôt son soutien au rétablissement d’un État juif en Judée, Sartre était devenu pour de très nombreux juifs, au lendemain de l’Occupation, une figure amie, respectée et aimée.
Le rapport qui unissait Sartre au peuple du Livre était profond et remontait à son enfance. Il en a témoigné dans sa littérature. Notamment dans son chef-d’oeuvre, Les Mots (1964). Et d’une bien belle manière. Il y disait avoir, enfant, « trouvé sa religion : les livres ». Voyant « la bibliothèque comme un temple ». Puis il ajouta : « On me laissa vagabonder dans la bibliothèque et je donnai l’assaut à la sagesse humaine. C’est ce qui m’a fait. » Quelle belle formule ! « Donner l’assaut à la sagesse humaine ». Plus tard, il ajoute avoir entendu « cent fois » les antisémites reprocher aux juifs de ne vivre qu’à travers les livres, et il leur répondait: « En ce cas, je suis plus juif qu’eux. » Il avait alors treize ans.
Et dans L’Être et le Néant (1943), il s’est à nouveau identifié aux juifs, cette fois dans leur condition diasporique bimillénaire. Je vous le lis, parce que ça vaut le coup:
« On désignait dans le monde antique la cohésion profonde et la dispersion du peuple juif du nom de « diaspora ». C’est ce mot qui nous servira pour désigner le mode d’être du pour-soi: il est diasporique. L’être-en-soi n’a qu’une dimension d’être, mais l’apparition du néant comme ce qui est été au cœur de l’être complique la structure existentielle en faisant apparaître le mirage ontologique du Soi. »
Vous vous rendez compte ? Sartre, en 1943, dans son livre philosophique de référence, définit la conscience de son existence propre (qu’il appelle phénoménologiquent « l’être du pour-soi ») en la désignant par un signifiant juif fondamental.
Sartre et les juifs, c’était du sérieux.
LM – “Sartre avait également les honneurs en horreur” (en 1964 il refuse le Prix Nobel de littérature et en 1974 la Légion d’honneur), “Allergique aux distinctions- … Et pourtant … le 7 Novembre 1976, Sartre en accepta une. Une seule. L’unique honneur de toute sa vie … le titre prestigieux de Docteur Honoris Causa de l’Université hébraïque de Jérusalem”.
Un seul titre et ce fut celui-là, une seule interview après la cérémonie et ce fut pour La Tribune juive : la boucle est bouclée ! Comment expliquez-vous cette acceptation par Sartre ?
LTT – Sartre a fait une déclaration radiophonique et télévisée le jour où il est allé recevoir ce prix, mais il n’a pas livré les véritables motifs de son acceptation. Après de longues années de recherches, j’avance une hypothèse qui me semble enfin tenir la route, et dont tous ceux qui sont familiers de sa biographie m’ont fait un retour favorable. Ayant exploré toutes les pistes, l’indice le plus frappant est pour moi cette fameuse interview dont vous parliez, publiée dans le Tribune Juive du 28 novembre 1976, sous le titre L’honneur qui me vient de Jérusalem.
Sartre y fait une seule annonce essentielle. Il déclare avoir commencé à travailler à un nouveau projet de livre avec son ami Benny Lévy, et il prévient que ça va secouer. C’était la première fois que Sartre faisait publiquement référence à ses futurs entretiens L’Espoir maintenant, qui seront publiés quatre ans plus tard. Et il savait déjà que ces entretiens risqueraient d’être accueillis avec stupéfaction et sans doute malveillance. Il tente de prévenir, de désamorcer. Vainement.
C’est pour le symbole que représentait ce prix hébraïque que Sartre l’a accepté. Il l’a fait selon moi pour Benny Lévy, qui n’en demandait pourtant rien. Sartre l’a fait pour provoquer en Benny Lévy un sursaut. Et ça a plutôt bien marché. Très bien marché.
LM – En Février 1978, Sartre propose à Benny d’aller à Jérusalem “dans le sillage du voyage de Sadate” , “c’est donc Sartre qui fit découvrir Israël à Benny”. Pour la première fois l’ancien révolté maoïste met une kippa devant le Mur des Lamentations : il a 33 ans (l’âge du Christ sur sa croix !) et accepte de mettre les phylactères – également pour la première fois -, le voilà qui se retrouve un peu en train de faire sa bar-mitsva avec 20 ans de retard, “une renaissance sous les yeux de Sartre”.
Vous écrivez qu’il y a 3 types de juifs :
Le juif anecdotique, le juif laïc et le juif de pratique, et que Benny Lévy “au contact de Sartre, est passé successivement, à lui seul et en dix ans, par les trois types” !
Laurent Touil Tartour, Quel juif êtes-vous ?
LTT – Un Juif de pratique.
C’est en me livrant à une analyse du troisième chapitre de Réflexions sur la question juive que j’évoque cette catégorisation de l’être Juif en trois types distincts. Sartre, lui, considère qu’il existerait deux types d’être Juif, le « Juif inauthentique » et le « Juif authentique ». Le premier fuirait sa condition et le second l’assumerait. Sartre ayant emprunté au jargon heideggérien que j’exècre les termes « authentique et inauthentique », je leur ai substitué pour clarté ceux de « Juif anecdotique » et « Juif laïc ».
Nous savons que Sartre ne s’était pas documenté sur le sujet. Il avait soutenu sa réflexion à partir des deux seuls types de juifs qu’il avait côtoyés à cette époque. Et il avait fait l’impasse sur ce que j’identifie comme une troisième catégorie de l’être Juif, celle sans laquelle le Juif n’aurait pas survécu à mille neuf cents ans d’exil et de diaspora. Cette troisième catégorie, je la désigne comme le « Juif de pratique ». Sans la continuité à travers les âges, de la pratique des commandements et de l’Étude, par le Juif de pratique, le Juif anecdotique et le Juif laïc auraient fini par se dissoudre dans l’Histoire.
Sartre n’a découvert la condition du Juif de pratique qu’à partir des années 70. Et elle sera au cœur de sa relation avec le jeune Benny Lévy.
LM – Vous qui êtes cinéaste, il semble qu’il y ait une épidémie de juifs anecdotiques en ce moment à Hollywood, comme nous en avons eu la triste démonstration à la dernière cérémonie des Oscars ! Vous travaillez dans l’Industrie du cinéma et principalement aux États-Unis, quel fut votre ressenti ?
LTT – Vous avez raison. Mais un sursaut de dignité a succédé au triste épisode que vous mentionnez.
Suite à la cérémonie des Oscars du 10 mars dernier j’ai écrit une tribune intitulée Oscars 2024: le grand vainqueur est… le Hamas !, pour souligner la troublante étrangeté d’Hollywood, ayant récompensé un film prodigieux, La Zone d’Intérêt, qui fustige la glaçante indifférence des allemands ordinaires face à l’horreur d’Auschwitz dans ces années 40, tout en reproduisant en 2024 la même attitude d’indifférence glaçante face à l’horreur du 7 octobre et au sort des 134 juifs encore otages du Hamas ce soir-là dans des conditions d’une cruauté inhumaine, et au sujet desquels, en trois heures de cérémonie, aucun mot n’aura été dit. Pire encore, le réalisateur du film, en venant chercher sa récompense méritée, s’est fendu d’un indécent parallèle entre la Shoah et la guerre d’autodéfense qu’Israël a été hélas contrainte à livrer au Hamas.
Il aura fallu attendre près de dix jours pour que la honte infuse les Juifs d’Hollywood et qu’ils finissent par réagir, par la publication d’une lettre ouverte émanant d’un groupe appelé « Jewish Hollywood Professionals ». Lettre condamnant le discours infâme du réalisateur oscarisé de La Zone d’Intérêt, Jonathan Glazer. Cette lettre, je l’ai signée, avec plus de 1,200 autres professionnels d’Hollywood. *
LM – Vous avez écrit ce livre avant le 7 Octobre, avez-vous opéré des changements depuis?
LTT – Aucun. Tout était déjà dit. Écrit. Ce qui a été vécu par Sartre et Benny Lévy contenait déjà tout, en germe.
LM – Au début de votre essai vous exposez l’apologie du terrorisme et de la violence contre l’oppression et la colonisation commune aux deux hommes lors de leur rencontre. Dans ma tête d’israélienne en plein post trauma, cela fait écho au discours propalestinien actuel qui justifie les atrocités du 7 octobre. Le Pierre Victor de l’époque les aurait-il condamnées, lui qui pourtant a su faire la différence entre “le simple israélien et le soldat et son gouvernement” lors des attentats des jeux olympiques de Munich ? Et Sartre, lui qui justifia ces mêmes attentats en toute impunité ? Qu’aurait-il dit du 7 Octobre, ce Munich puissance 1000 !
LTT – Le massacre de Munich a été le premier attentat terroriste d’envergure planétaire et le premier à avoir été vécu en direct à la télé. Un autre tournant tragique de l’histoire.
Et un moment névralgique de la relation entre Sartre et Benny Lévy. Les deux ont écrit à chaud sur l’évènement. Sans doute trop à chaud. Si leurs textes ne sont pas pleinement des apologies du terrorisme, alors aucun texte ne l’est. Les deux textes ne s’étaient distingués que sur un seul point : Sartre assumait franchement de qualifier l’attentat d’acte « terroriste». Ce que Benny Lévy refusa de faire. Mais les deux trouvèrent le massacre justifié et de « bonne guerre », comme l’écrivit alors Benny Lévy. Terrible. Ils ne purent cependant en rester là. Les ondes sismiques de Munich vont finir par produire sur les deux amis des effets durables.
Pour Sartre et Benny Lévy, il y eut un avant et un après Munich. Comme il y aura pour nous tous un avant et un après 7 octobre. C’est suite à Munich que Benny va abandonner ses idéaux révolutionnaires. C’est suite à Munich que Sartre va proposer à Benny Lévy de travailler ensemble et à une refonte philosophique de la pensée de la révolution.
D’une certaine manière, L’Espoir maintenant est une réaction à Munich. Sans doute la véritable réaction à Munich de Sartre et Benny Lévy. Leur réaction différée, mûrie et qui leur fait honneur.
LM – Quelqu’un m’a dit dernièrement : “Le monde était fasciné par le juif puissant, une fascination mêlée de jalousie et de crainte ; davantage que l’après 11 Octobre, on ne vous pardonnera pas d’avoir perdu votre superbe le 7 Octobre”.
Est-ce cela que la Sartrie ne pardonnera pas à Benny Lévy ? Avoir fait tomber Sartre de son piédestal en l’amenant à se contredire, “à rectifier son erreur d’appréciation” et, double affront, quand on sait que cette erreur est “ sa définition négative de la judéité par l’antisémitisme” !
LTT – Non. Ce n’est pas ça que la Sartrie a injustement reproché à Benny Lévy.
La contradiction, comme vous dites, faisait partie depuis toujours du travail de pensée de Jean-Paul Sartre. Il n’appelait pas ça « se contredire » mais « penser contre soi-même ». Il en formula l’expression dans Les Mots. Que Sartre refuse de rester enfermer, prisonnier de ses positions passées, c’était de notoriété publique. La première des sartriennes, Simone de Beauvoir, en atteste elle-même dans son livre La Cérémonie des adieux (1981) :
« Tout au long de son existence, Sartre n’a jamais cessé de se remettre en question ; sans méconnaître ce qu’il appelait ses “intérêts idéologiques”, il ne voulait pas y être aliéné, c’est pourquoi il a souvent choisi de “penser contre soi”, faisant un difficile effort pour “briser des os dans sa tête” »
Donc le principe d’une évolution de pensée, d’un infléchissement ou même d’un retournement, chez Sartre, ne pouvait pas constituer en soi un motif d’outrage.
Non, ce qui a été reproché à Sartre et à Benny Lévy, c’est que le premier ait donné validité à la sagesse des textes juifs, et que le second ait commencé à devenir un Juif de pratique. Bref, l’intrusion flagrante de Levinas dans la pensée de Sartre et de Benny Lévy, son élu.
Tel était leur crime aux yeux de la Sartrie.
LM – Sartre, pour beaucoup, c’est avant tout “l’homme né libre” et “son libre arbitre est absolu”. Comment peut-on lui contester en fin de vie ce dernier soubresaut de libre arbitre ?
LTT – Oui, c’est révoltant. Quand j’en ai eu conscience ça m’a meurtri pour lui. Comme vous, j’ai trouvé qu’ils ont cherché à dénier à Sartre ce à quoi il tenait le plus, ce qui était le plus précieux à son cœur : le plein exercice de sa liberté.
Cette liberté ontologique que Sartre avait mise au sommet de sa philosophie lui avait été arrachée vivant par ses plus fervents zélateurs.
Ils se sont comportés envers Sartre comme s’il était déjà mort. Ils l’avaient enterré vivant. Condamné à ne plus penser. Tous. Tous les sartriens. Beauvoir compris. Pour eux, la vieillesse était perçue comme un naufrage. Et ils ne rechignaient pas à l’idée de laisser sombrer corps et âme leur maître à penser. C’est en cela que la publication surprise de L’Espoir maintenant a été vécue par eux comme un affront. Le mort vivait encore. Le mort pensait encore. Et au lieu de le sortir du cercueil où ils pensaient l’avoir mis, ils ont jeté dessus des nouvelles pelletées de terre. Tais-toi, vieillard ! Meurs en silence, lui ont-ils dit.
Benny Lévy, en revanche, voyait dans la vieillesse une source de sagesse augmentée. Il voulut tirer le maximum de ce qu’avait encore à penser et dire son vieil ami illustre. Il lui a donné jusqu’à la fin une considération, une dignité et une amitié que les autres, son premier cercle, lui avaient tous refusées.
Achever Sartre, pour eux, aura signifié vouloir le conduire à sa perte avant l’heure. Et pour Benny, achever Sartre aura consisté à le mener à bonne fin.
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Alors, quel sens donner à ce titre Achever Sartre ?
Il faut arriver au dénouement pour comprendre que finalement ce titre audacieux est même, peut-être, un peu réducteur…
Laissons le lecteur en décider !
© Lisa Mamou
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* DÉCLARATION DES PROFESSIONNELS JUIFS D’HOLLYWOOD (19 mars 2024)
Nous sommes des créateurs, des cadres et des professionnels juifs d’Hollywood.
Nous refusons que notre judéité soit détournée dans le but d’établir une équivalence morale entre un régime nazi qui a cherché à exterminer le peuple Juif, et une nation israélienne qui cherche à éviter sa propre extermination.
Chaque mort de civil à Gaza est tragique. Israël ne vise pas les civils. Il vise le Hamas. Dès que le Hamas libèrera les otages et se rendra, cette guerre déchirante prendra fin. C’est le cas depuis les attaques du Hamas du 7 octobre.
L’utilisation de mots tels que “occupation” pour décrire un peuple juif autochtone défendant une patrie vieille de plusieurs milliers d’années et reconnue comme un État par les Nations unies déforme l’histoire.
Elle alimente une haine antijuive croissante dans le monde entier, aux États-Unis et à Hollywood. Le climat actuel d’antisémitisme croissant ne fait que souligner la nécessité de l’État juif d’Israël, un lieu qui nous accueillera toujours, comme aucun État ne l’a fait pendant l’Holocauste décrit dans le film de M. Glazer.
Entretien mené par Lisa Mamou
Pour suivre Laurent Touil-Tartour
https://www.imdb.com/name/nm1417216/?ref_=ext_shr_lnk
À relire:
Laurent Touil-Tartour à l’Institut français de Tel Aviv
le 3 avril à 19h30
L’Institut français d’Israël a le plaisir de vous convier à une rencontre passionnante autour du livre évènement, “Achever Sartre”, de Laurent Touil-Tartour.
Information et réservation : ICI
A la rédaction de Tribune Juive,
est-ce que cette fameuse interview de Sartre (après la remise du titre honorifique) dont votre article ci parle, publiée dans le Tribune Juive du 28 novembre 1976, sous le titre L’honneur qui me vient de Jérusalem, sera aujourd’hui consultable en ligne? Un grand merci et bien cordialement à vous
Archiver Sartre.
Bonjour Tribune Juive, bonjour @Lisa Mamou
1976. Je suis à la recherche de l’article publié par votre journal (l’ interview de Sartre après la remise du titre honorifique) publiée dans vos colonnes.
Tribune Juive du 28 novembre 1976, sous le titre “L’honneur qui me vient de Jérusalem”
Pouvez-vous m’aider ? Comment le lire? Amicalement,
Nous demandons à notre webmaster. En attendant: Gérard Saint-Paul, « Sartre docteur honoris causa Israël [archive] », journal de 20 heures de TF1, 7 novembre 1976, reproduit sur le site de l’INA. Consulté le 26 mars 2010.
Bonjour, merci pour le lien vers le fragment d’archive INA. Instructif!
Avez-vous entretemps eu de réponse de votre webmaster? C’est concernant l’interview que Sartre a donné à Edith Sorel paru dans LTJ le 28 novembre?