Logique, Exil, Dhimmitude [1]. À propos de “Un Exil français. Un historien devant la justice”, de Georges Bensoussan[2]

Par JJ Moscovitz, Psychanalyste, Paris


Texte à paraître dans l’ouvrage publié par Schibboleth en avril 2024, sous la direction de Michel Gad Wolkowicz 

 

Jean-Jacques Moscovitz


-I-

LOGIQUE

“Une des insultes des parents à leurs enfants quand ils veulent les réprimander, il suffit de les traiter de juif. Mais ça toutes les familles arabes le savent. C’est une hypocrisie monumentale que de ne pas voir que cet antisémitisme il est d’abord domestique et bien évidemment il est sans aucun doute renforcé, durci, légitimé, quasi naturalisé au travers d’un certain nombre de distinctions à l’extérieur”. [3]

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Comment qualifier l’énoncé de  Smaïn Laacher mis en exergue: dans les familles musulmanes, dans leur collectif, on respire l’antisémitisme comme l’air, en famille, c’est d’abord domestique. Est-ce un jugement au sens logique d’une vérité de fait, sans la poser comme utilisable ou non, le collectif absorbant et déresponsabilisant le un par un qui le compose en un tous qui fait excès et vaut en France un signalement de racisme au Tribunal dès lors qu’il est dit par un non franco-musulman. 

L’accroche sur le tous est celle acceptée de ce tous-là, intra-musulman. Un tous qui est celui-là mais pas un autre ni tous les tous.  

***

L’islamophobie se veut exercer la crainte planétaire pour tous, voulue par l’islam de l’islam, c’est une forme actuelle de la dhimmitude. Une telle phobie s’instaure par l’épouvante obtenue par des crimes spectaculaires, comme c’est le cas dans les actes kamikazes commis par Al Qaïda, Daesh et aussi le massacre du Hamas du 7 octobre 2023. Il s’agit là de l’épouvante utilisée aux fins politiques du mondialisme islamiste. Une politique de l’épouvante, depuis le meurtre de Daniel Pearl le monde est prévenu.

L’usage de Phobie -en psychiatrie c’est le carrefour entre toutes les formes de psychoses et de névroses- se veut culpabiliser chacun d’entre nous, par une violence individuelle de chacun envers tout l’Islam, fonds psychique de la dhimmitude toujours soi-disant plus ou moins acceptée. Le tous ici joue à fond…

***

A-t-il alors cet énoncé d’antisémitisme – pour le tous domestique franco-musulman- valeur de vérité comme on le dit en logique (logique bivalente, ici utilisée approximativement, voire de métaphore), où une proposition peut prendre uniquement les valeurs vrai ou faux. Dès lors dans ce tous domestique, comme le dit Smaïn Laacher, la proposition est-elle un optatif ? Soit un énoncé qui exprime un souhait ainsi formulé -je les choisis à dessein du fait du procès- : “Que la justice nous protège !”, un impératif : “Avoue !”, “Tais-toi !”, ou est-ce encore un énoncé interrogatif “As-tu le droit ?”. 

Ces possibles ne sont pas des propositions. Ce ne peut avoir ni valeur de vrai ni valeur de faux : il exprime uniquement une décision de le dire, le souhait du locuteur, accompagné  ou non de la honte qu’il comporte mais sans la qualification de délit. Il est miroir sociologique du fait antisémite dans le collectif franco-musulman actuel. Où le fait antisémite est voulu tel sans plus, c’est culturel ; le juif Georges Bensoussan ou un autre non-musulman, visé ici, n’a rien à dire, ce n’est pas sa culture, qu’il se  taise, et avoue son forfait. Et de plus son propos “téter l’antisémitisme avec le lait de la mère” ouvrirait à une intention belliqueuse signant une mise à jour coupable, une atteinte du collectif, de ce tous-là, promouvant un antisémitisme privé rendu à tort public … 

Que Georges Bensoussan le dise en public, un public français, constitue un délit de délation irrecevable et doit être condamné. C’est un exemple de dhimmitude quasi parfait. En France.  

L’énoncé de Laacher est donc optatif, tandis que le dire de Bensoussan est une proposition qui a valeur de  faux avant le procès et valeur de vrai après le procès, après la relaxe de 2018.   

Auparavant, il est en effet impossible qu’il ait valeur de vrai. C’est un performatif sous la forme d’un performatif à l’envers, soit surtout de ne pas performer. 

Dans l’ouvrage Un exil français, p.62 , il est écrit : “Dans l’énoncé performatif où dire fait exister, celui qui dénonce le péril en devient l’auteur. Alors les mots ne mettent pas en lumière un péril, celui que  les franco-musulmans ne sont plus antisémites, mais  les mots de G. Bensoussan créent d’eux-mêmes ce péril.  Et ceux de Laacher non …, protégé qu’il est par la dhimmitude passivement présente sans le savoir, car il est  musulman français né en France …

Et G. Bensoussan non seulement  ne peut pas performer, mais il lui est injoncté : qu’il  se taise,  et avoue. 

Son énoncé n’est pas optatif, il est actif, il accuse à tort, et alors il mérite procès, un procès quasiment dhimmi sans le savoir … Qui s’en démet à la relaxe. 

Sur la position de Smaïn Laacher voici quelques lignes de son ouvrage, La France et ses démons identitaires février2021, dans le chapitre 4 L’Islam des caricatures “L’attentat contre Charlie-Hebdo, le ‘fou’ et son langage performatif“. [4]

Selon cet auteur, “ces dessins ( de non musulmans) sont comme des objets performatifs. C’est en eux, et en eux seuls, que se situerait la force de la succession de tragédies à l’origine de laquelle ils se trouvent. Les dessins seraient en quelque sorte les moteurs de toutes les actions qui se sont enchaînées suite à leur publication”.  (NB: rien sur le droit français au blasphème). 

Suite de la citation : “Se pose, à ce stade de l’analyse, un enjeu politique fondamental : la pratique du dessin satirique exige des lecteurs musulmans” qu’ils se “distancient du Prophète ; des catholiques, qu’ils se distancient du Christ ou de l’hostie (ce qui, il est vrai, est devenu la norme dominante pour les croyants appartenant à cette dernière confession)”.

Qu’il retire– il a retiré sa plainte contre Bensoussan- son propos public du procès sur l’antisémitisme domestique respiré comme l’air l’est en famille, replace ce propos dans le domaine privé du monde franco-musulman : il n’a ni valeur de  vrai ni de faux, ni de performatif …

L’énoncé de Laacher est une  variable naturelle, rendue sans valeur aucune. Le procès en quelque sorte le fait exister ainsi. Il y a forclusion/retranchement instantanés de toute [ii]question. Sinon que cet énoncé oral-buccal-laryngo-pharyngé  doit être réavalé par un locuteur non musulman en un performatif négatif. En l’accusant de boulimie publique de la vérité sur l’antisémitisme privé naturel franco-musulman. Jusqu’à la relaxe … qui permet la digestion de cet énonce ayant valeur de vrai. 

La relaxe rend alors la proposition Bensoussan / Laacher vraie. 

L’antisémitisme privé franco-musulman est une réalité une fois passé dans le public, le procès.

Dans cette affaire, lors de la plainte et juste avant la relaxe, le parquet, semble-il, accrédite l’énoncé dans son culturel dhimmi .

Bel exemple d’un parcours de logique juridique, ce discours formidable d’intelligence utopique puisque jamais la vérité ne peut être dite toute, autrement que par une affirmation convaincante de la vérité, propre à la conviction du juge. 

Ainsi un tel parcours juridique permet d’affirmer que l’assertion de Laacher est bien une assertion positive, ayant valeur de vrai et donc non de faux. Et cela pour tous, au sens d’un tous qui se veut de genre privé contenant cette assertion propositionnelle : l’antisémitisme, la haine, le refus des juifs sont intrafamiliaux, intraculturels … En France ? 

Autre aspect : cet antisémitisme commun dans les familles franco-musulmanes françaises est vrai parce que c’est Laacher, un franco-musulman qui le dit.  Les juifs n’ont rien à y faire, qu’ils restent dans leur monde juif, alors que les juifs sont sous le feu de l’antisémitisme, cela n’est pas l’affaire du monde franco-musulman. 

La dhimmitude va jusqu’à la pratique de la haine en tant que le juif n’a pas droit  à dire que cette haine il y est … très concerné, et non seulement en énoncés. 

Qui plus est la Justice de la France a accepté cela dans une plainte du CCIF pour islamophobie, et pour fausse assertion de l’antisémitisme.  Ce sera pris en compte par la justice de France en France, patrie des Droits de l’Homme et du Citoyen, pour dire ceci : oui le CCIF  a le droit d’avoir une proposition vraie, l’autre pour la même proposition ne peut avoir le droit de considérer qu’elle est vraie. 

La logique des propositions, merveilleuse forme éthique en logique, doit passer la main à la dhimmitude, à l’optionnel culturel franco-musulman, en donnant à cette dhimmitude elle-même, durant le procès, une valeur de vérité.  Suivant le moment  et qui le dit, l’énonciation fera de l’énoncé que des francomusulmans sont antisémites est  une proposition vraie si c’est dit à partir d’un énoncé de Laacher, et la même proposition énoncée à partir de Bensoussan ne peut être qu’une proposition fausse. 

Le parcours du Parquet aura été  d’arriver à nous faire supposer et considérer après la relaxe de Georges Bensoussan que c’est une assertion finalement universelle. Ou resterait-elle après le procès tout autant privée, intra-culturelle au monde franco-musulman ?  


Rappelons, c’est l’évidence même, qu’avec une telle violence il s’agit de bannir le travail de G. Bensoussan et de ses collègues à propos des “Territoires perdus de la république” (éd. Pluriel, 2002/2015), l’ouvrage démontre cette violence dont il s’agit. Et que le Parquet sous la pression de l’ambiance dhimmie forclot de sa valeur de vérité. Forclore la performativité que ce livre transmet. Son titre seul en donne la signification. La relaxe permet à l’ouvrage lui-même et à ses auteurs de reprendre leur place de vrai.  

La présence de la dhimmitude reste cependant active malgré tout, comme le témoigne Smaïn Laacher quand il fait référence à l’expression “Yehoudi  hashak.”  : “Espèce de Juif, avec mes excuses” [5].

Excuses d’introduire dans le collectif franco-musulman le mot juif, c’est en soi injure dont il faut demander pardon de la dir e…

-II-

EXIL

E.T.(1982) de Steven Spielberg, 

L’ Extraterrestre

Cela n’a pas été sans douleur pour Bensoussan, d’où le terme d’exil. Ce qui est arrivé à Georges  Bensoussan me fait penser au film E.T.(1982) de Steven Spielberg, L’ Extraterrestre.  Où le héros est comme un robot, et aussi nounours vivant, exclu là où il est, car c’est un intrus qui vient de loin et où il doit retourner de son exil , en désirant  “moi rentrer maison”.

Le titre du livre de Georges Bensoussan comporte cette exclusion de la vérité de sa position de citoyen français. L’exil, au sens général, procède de ce moment où quelqu’un doit partir dans un autre pays, il y est exilé et dans sa démarche se reproduit chez lui tout le parcours de sa structuration psychique.  Comme chacun d’entre nous, l’exilé est renvoyé à ce moment où l’on se retrouve face à son intériorité profonde à laquelle on ne peut avoir accès facilement sinon par les rêves ou une psychanalyse. Et par le travail psychique sur le traumatisme produit du fait de l’exil. La fondation de la personnalité de chacun est normalement exclue du conscient pour que sa structure psychique fonctionne librement. 

Lors de l’exil voilà qu’à nouveau cette fondation est réveillée par l’exil réel géographique. Et ici pour l’intellectuel Bensoussan il s’agit d’être exilé de sa démarche d’historien. La douleur touche à la cruauté qui lui est infligée en public face au réel du procès. 

Ce mot réel est ici important, il en appelle à un centre inatteignable pour chacun  que l’exil rappelle avec douleur. 

-III-

REEL, EXIL, CENTRE

” …l’épreuve se vit seul. Et plus encore la nuit quand la pensée met les souvenirs à vif, congédie les postures, et invite à la lucidité. Dans le silence faussement apaisé de l’obscurité, c’est le cœur froid qu’il faut envisager d’affronter un tribunal pour avoir dénoncé ce même antisémitisme qui avait marqué nos vies de Juifs d’Afrique du Nord du sceau de l’exil, celui-là même qui avait généré les matins gris et tristes de Belleville (“le front posé au carreau froid de la vitre”) p 339 in L’exil.

________________

Cette logique bivalente telle que la même proposition vraie d’un côté est fausse de l’autre du fait de la dhimmitude ambiante, indique une découpe d’un réel mis en scène dans le procès tel que ce réel est ce qui reste toujours à la même place, autour de quoi gravitent les différentes propositions, il est imaginable comme un lieu, mais c’est un réel inatteignable. Il n’est que supposable, il est ressenti par G. Bensoussan et nous, comme ce qui de la vérité nous est retranché, soumis à la forclusion. De là à se heurter à l’interdit de dire que la proposition franco-musulmane que presque tous sont antisémites est affirmative côté francomusulman, et nulle du côté non-franco-musulman .

Ce réel implique ainsi le mot exil, ce qui est au plus profond de soi et reste étranger. Il y serait en quelque sorte le centre dont on est excentré, exilé.  Hors de soi comme l’indique l’étymologie.  Centre que l’on recherche chacun à sa façon, au point d’en saisir une partie à l’extérieur de soi dans nos activités de pensées, “surtout la nuit”. 

Le procès survenu, il faut faire à nouveau face à sa rencontre, pour ne pas perdre pied dans les rapports à la réalité … Ce réel, qui reste à la même place, qui ne bouge pas : le voilà mis en scène dans le déroulé de ce procès. 

Pour G. Bensoussan, et un peu aussi pour ceux avec lui, il y a une mise en étrangeté à soi-même, conformément à  cet en-dehors de soi, définition de l’exilé, celui qui est attiré violemment par ce réel inatteignable du fait que cette valeur de vérité de la même proposition affirme l’antisémitisme d’un côté ou et qui doit être infirmée, rendue inexistante du côté juif. Tu es dhimmi, l’antisémitisme du propos musulman ne te regarde pas. 

Cela doit lui être retranché de sa pensée sinon c’est la loi qui le punira.  Présente d’un côté, et  rien de l’autre côté, car ce côté-là, le côté juif est forclos, il n’existe pas. 

Comble du comble du dhimmisme, en insultant quelqu’un du mot juif, en  appelle à s’en excuser auprès du musulman insulté de ce mot. 

Effacement du juif, du mot, renvoyé dans la compacité du réel inatteignable, d’où la vérité est confisquée, elle n’est livrée que pour le franco-musulman qui seul dit l’antisémitisme avec le lait, l’air, le domestique.  

Exil de la pensée, inscrite dans sa mémoire, son corps, ses rêves …

Dans  E.T. de Spielberg,  quand Eliot, l’enfant, voit le doigt d’E.T  pointé l’ailleurs, le lieu d’exil, la Maison d’où il vient et où il veut retourner. Son centre. Traversant tout l’écran, ce doigt si spécial évoque un lieu de grand savoir. Ce savoir de l’historien Bensoussan traverse tout le procès… Il pointe la loi qui a déraillé, qui défaille, montre la défaite intellectuelle, morale et politique. Les derniers mots de Georges Bensoussan, à la fin de l’audience, ont donné toute l’intensité symbolique à ce moment : “Ce soir, Madame la Présidente, pour la première fois de ma vie, j’ai eu la tentation de l’exil”. On ne saurait mieux dire “l’accablement ressenti” [propos de Jacques Tarnero].

Ce doigt d’E.T. se retrouve chez Bensoussan qui pointe ce qui, étranger en nous, est un mouvement d’exil de la loi sortie un temps de ses rails. Qui nous excentre de nous-même. 

C’est ce qui ici est index de vie de la parole, index des pourquoi surprenants et infinis de l’enfant toujours en soi, infiniment épris de justice, chacune, chacun.

© Jean-Jacques Moscovitz


Notes

[1][1]in “Figures du mal”, sous la direction de Michel Gad Wolkowicz, coll. Schibboleth – Actualité de Freud, éditions In Press, Paris, à paraître en avril 2024

[2] “Un exil français, un historien face à la justice”, Georges Bensoussan, Ed . L’Artilleur, Paris 2021

[3] In “Un exil français”. Propos de Smaïn Laacher, p.161

[4] in S. Laacher,  “La France et ses démons identitaires”, Collection Questions sensibles, Hermann, Paris, 2021

[5] ibid. note 2


Jean-Jacques Moscovitz

Membre de l’ex-École freudienne de Paris, Jean-Jacques Moscovitz appartient au mouvement Espace analytique et est membre-fondateur de l’association Psychanalyse Actuelle. Il consacre une grande partie de ses recherches au lien entre judaïsme et psychanalyse, et aux effets de la Shoah au niveau psycho-individuel. Il a également théorisé la genèse de la psychanalyse.


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