Sciences-po : « Il ne faut rien exagérer », « Ce sont deux minorités bruyantes qui s’affrontent sur fond du conflit israélo-palestinien » (!)

À Sciences-po, une étudiante juive a été empêchée d’accéder à une conférence pro-Palestine. Les organisateurs se défendent de tout antisémitisme mais l’incident, qui nourrit la suspicion autour de cette école prestigieuse, est remonté jusqu’à l’Élysée. Le gouvernement a saisi le procureur.

Sciences-po est dans la tourmente depuis mardi et la tenue d’une conférence pro-Palestine dans un amphithéâtre de l’école. LP/Jean-Baptiste Quentin 

L’école des élites est-elle gangrenée par l’antisémitisme ? Rachel (le prénom a été modifié), une étudiante juive, membre de l’Union des étudiantes juives de France (UEJF) s’est vu refuser l’accès à une conférence organisée par le comité Sciences-po Paris pour la Palestine, mardi matin. À l’entrée du saint des saints – l’amphithéâtre Boutmy, le plus grand de l’institution, chauffé à blanc et paré de drapeaux palestiniens – c’est le fait qu’elle soit « juive » et « sioniste » qui aurait motivé l’interdiction, nous assure la jeune femme, sous le choc.


L’incident – dont les organisateurs de la conférence réfutent tout caractère antisémite – n’est pas resté entre les murs de la rue Saint-Guillaume (Paris, VIIe). C’est devenu, en moins de 24 heures, une affaire d’État. Avec une question : Sciences-po – qui a formé plusieurs présidents, de Pompidou à Hollande en passant par Sarkozy – s’est-elle radicalisée ?

Le chef de l’État condamne des « propos antisémites »

Quelques heures après la conférence, Sylvie Retailleau, ministre de l’Enseignement supérieur, s’est rendue sur place, qualifiant l’épisode de « choquant ». Le gouvernement s’apprête à faire un « article 40 » , c’est-à-dire un signalement au procureur, comme le Premier ministre lui-même l’a annoncé, tandis que la cellule d’enquête interne de l’école a été saisie.

Mais la crise ne s’est pas arrêtée à la rue Saint-Guillaume. « Une jeune femme juive a été interdite d’accès et victime de propos antisémites. Il est intolérable qu’il y ait du séparatisme dans la République et à Sciences-po », s’est étranglé Emmanuel Macron, ce mercredi matin, lors du Conseil des ministres. Pour ne rien arranger, quelques heures plus tôt, le directeur Mathias Vicherat, renvoyé au tribunal correctionnel pour une affaire de violences conjugales, avait annoncé sa démission.

VIDÉO. Mobilisation propalestinienne à Sciences-po : des propos « intolérables » (Macron)

En fin de journée, le Premier ministre Gabriel Attal – un ancien élève de Sciences-po – a passé une tête au conseil d’administration. Véhément. « Le poisson pourrit toujours par la tête », a-t-il balancé aux membres, selon un participant. Pointant une « dérive, liée à une minorité agissante et dangereuse » qui agirait dans « cette très grande fierté » qu’est l’école, créée il y a plus de 150 ans.

À la clé, aussi, des annonces : la nomination prochaine d’un « administrateur provisoire » et l’inscription dans le contrat de la future direction du « respect des valeurs de la République et de la liberté d’expression. »

C'est une conférence non autorisée mardi dans l’amphithéâtre Boutmy de Sciences-po Paris qui fait polémique depuis.
C’est une conférence non autorisée mardi dans l’amphithéâtre Boutmy de Sciences-po Paris qui fait polémique depuis. Compte X @uejf

Mais en réalité, que s’est-il passé ? Rachel a-t-elle été empêchée d’assister à une conférence en soutien à la Palestine parce qu’elle était juive ? Pas si simple, selon un cadre de Sciences-po qui a assisté à la scène. « Cette manifestation était odieuse, mais ce n’est pas parce qu’elle est juive qu’ils ont empêché cette jeune femme d’entrer. Ils voulaient l’empêcher de filmer à l’intérieur de la manifestation », nous confie-t-il, assurant ne pas avoir « assisté à une discrimination antisémite » – en écho à la ligne de défense des organisateurs de la conférence, qui l’accusent d’avoir, par le passé, publié des images de l’une d’entre eux sur les réseaux sociaux.

Un contexte extrêmement inflammable

Pour autant, l’incident fait écho au soupçon entourant régulièrement Sciences-po, qui serait devenu le temple de l’islamo-gauchisme, à en croire des observateurs. « Nous sommes traversés par un mouvement mondial de politisation exacerbée du corps enseignant et des étudiants, comme à Berkeley ou Harvard, nous dit une source haut placée de l’école. Nos plus hauts chercheurs en sciences sociales trouvent que l’IEP n’en fait pas assez sur la Palestine. Ils nous reprochent de ne pas avoir pris parti publiquement en faveur des Palestiniens comme on a pu le faire sur l’Ukraine… »

En toile de fond, selon cette source : l’extrême gauche. C’est aussi ce qu’on souffle dans les couloirs du ministère de l’Enseignement supérieur. « Je ne sais pas s’il y a un problème Sciences-po spécifique en matière d’antisémitisme. Mais il y a en effet un sujet dans tous les établissements où l’implication d’un parti politique ambigu sur ces sujets est plus forte qu’ailleurs », nous indique un conseiller de Sylvie Retailleau.


Exemple, sur un groupe WhatsApp d’une promotion, une étudiante confie avoir lu, au milieu d’échanges portant sur l’incident : « Vous devriez vous faire discrets ! » – « Qui est ce vous ? » interroge une autre. La réponse fuse : « Les sionistes ! » L’antisionisme n’est pas l’antisémitisme, mais « il peut être un moyen de le cacher », estime un autre étudiant juif, sous couvert d’anonymat.

Mais pour Éloise, une autre étudiante, « il ne faut pas exagérer ». « Ce sont deux minorités bruyantes qui s’affrontent sur fond du conflit israélo-palestinien. Au milieu, vous avez une majorité silencieuse qui n’a pas de camp et veut juste la paix », résume celle qui estime que « la radicalisation » à Sciences-po « n’a rien à voir » avec celle, réelle, de certaines facs de province.

« D’une gauche jospiniste à une gauche mélenchoniste »

Mais le paysage étudiant de Sciences-po se serait-il radicalisé ? « La sensibilité de gauche est assez marquée à Science-po et domine très largement par rapport à il y a vingt ans. Les étudiants sont passés d’une gauche jospiniste à une gauche mélenchoniste, un positionnement plus radical qui s’inscrit dans l’évolution de l’offre collective à gauche, avec la place de LFI et l’affaiblissement du PS», relève Anne Muxel, sociologue et politologue, directrice déléguée du Centre de recherches politiques Sciences-po (Cevipof), coautrice avec Martial Foucault de l’enquête « Une jeunesse engagée ».

« La question palestinienne a un terreau favorable chez la jeunesse de Sciences-po » selon Anne Muxel, sociologue et politologue.
« La question palestinienne a un terreau favorable chez la jeunesse de Sciences-po » selon Anne Muxel, sociologue et politologue. Jean-Baptiste Quentin

Ainsi, lors de la présidentielle de 2022, 34 % des 18-24 ans avaient voté pour Mélenchon, mais ils étaient 54 % à Sciences-po. Or, reprend la chercheuse, « la question palestinienne étant portée par les positions de Jean-Luc Mélenchon, donc on peut facilement comprendre qu’elle a un terreau favorable chez la jeunesse de Sciences-po. »

Reste une question : le bateau Sciences-po tangue, mais il n’y a plus de capitaine. « On a besoin d’une figure forte : cela arrive au moment où il y a de gros remous », regrette Cloé Artaut, déléguée du syndicat étudiant Nova. « Des noms circulent déjà » pour remplacer Mathias Vicherat, indique un conseiller de l’exécutif, conscient qu’il faudra changer de braquet.

« Nous avons eu ces deux profils flamboyants (Mion et Vicherat), mais dans cette nouvelle époque avec des minorités hyperactives, la flamboyance n’a pas contribué à garantir une grande autorité et un climat d’apaisement. Il faut trouver un profil différent. Un profil d’autorité car c’est bien cela le sujet », conclut-il.

Par Thomas Poupeau,  David Doukhan,  Bertrand Métayer et Juliette Pousson

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