8/03
Depuis 58 ans, le 8 mars, et tout particulièrement cette année, je ressens une tristesse d’isolation.
D’abord le progrom du 7 octobre.
Les gens du kibboutz Nir Oz que j’ai connus.
Les agressions antisémites , l’agression que nous avons subie le 8 mars cette année 2024, la propagande anti-israélienne constante dans les médias français .
Mais, en plus, le triste 58 -ème anniversaire de la chasse anti juifs déclenchée par l’appareil d’État de la Pologne Socialiste le 8 mars 1968.
Suite à une charge extrêmement violente à l’université de Varsovie, l’appareil socialiste a procédé à des expulsions de l’université, du travail.
En une journée les gens perdent tout : travail, appartement, citoyenneté, sécurité sociale…
Les familles ont 3 mois pour quitter le pays avec leurs biens personnels. Sans argent.
~ 13 000 à 15 000 juifs ont été expulsés.
La Suède, le Danemark et Israël absorbent les réfugiés. Leurs voyages ont été financés par le Joint ou American Jewish Joint Distribution Committee.
En arrivant en Israël, toutes les humiliations ont été effacées. Je suis devenu citoyen d’un pays démocratique qui est devenu le mien.
UN n’a pas créé une “ UNRWA” pour les juifs.
Nous n’avons pas reçu de dédommagements.
Personne parmi les responsables n’a été poursuivi.
En France il y un nombre très limité d’écrits et seuls quelques historiens ont traité le sujet.
Aucune organisation “ humanitaire” “ universaliste” “ antiraciste a osé en parler.
Les médias français ? Silence.
Malheureusement les organisations juives non plus. Pas un mot.
Pourtant il s’agit d’un nettoyage ethnique en Europe 22 ans après la Shoah.
La Pologne, gouvernement nationaliste, essaye d’en empêcher la publicité en criminalisant les recherches historiques concernant la participation active de certains polonais dans l’extermination de juifs, leurs voisins.
Comme le 7 octobre au Sud d’Israël.
Même méthode.
L’article que vous allez lire ci-dessous est une brillante analyse d’un journaliste anglais. Cet article apporte un éclairage sur la brutalité et la cruauté des actions engagées et sur les motivations politiques qui ont justifié cette expulsion massive en 1968.
© Henryk Paszt
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Préambule
Depuis l’année 2000, environ depuis vingt ans, une date non anodine, car elle coïncide avec l’exportation de la 2ème intifada en Europe, je me pose cette question qui est devenue presque une obsession. Pourquoi l’expulsion en 1968 de près de 15000 juifs de Pologne est-elle passée sous silence ? Même aujourd’hui, en 2019, lorsqu’un journaliste, par exemple du journal Le Monde, évoque la Pologne « socialiste », le sujet n’apparaît pas. Les gens évoquent volontiers le sort des refuzniks en Union Soviétique, mais jamais la déchéance de leur nationalité et l’expulsion des juifs polonais. Si vous interrogez aujourd’hui les membres d’associations antiracistes connus, ils ignorent tout simplement cet événement.
En 2018, le gouvernement polonais nationaliste de Kaczynski au mois de mars a organisé une commémoration pour le 50èmeanniversaire de ces événements honteux. En 1989, le premier président de la Pologne non socialiste Kwasiniewski a prononcé un discours formidable dans lequel il a reconnu la faute inexcusable et la responsabilité de la nation polonaise.
Ce sujet, hormis dans quelques ouvrages historiques, n’est pratiquement jamais abordé en France par la presse et les media. Étrange silence. Il dévoile probablement une subsistance de la domination idéologique du Parti Communiste français sur l’intelligentsia dite éclairée. On peut comprendre que la classe politique et les intellectuels français ont énormément de difficultés à aborder les événement propres à l’histoire de la France : la France ce n’est pas Vichy (qui a voté pour Pétain ?), la guerre d’Indochine, la colonisation, etc. …
L’article de Simon Gansinger que vous allez lire ci-dessous est une brillante analyse d’un journaliste anglais. Cet article apporte un éclairage sur la brutalité et la cruauté des actions engagées et sur les motivations politiques qui ont justifié cette expulsion massive en 1968.
© Henryk Paszt
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« Ils ont laissé ici plus qu’ils ne possédaient »
“Alors, tout a commencé à s’effondrer”, écrit Halina Zawadzka, survivante de la Shoah en Pologne, à propos de son expérience de 1968 dans la Pologne communiste, lorsque des dizaines de Juifs se sont suicidés après avoir été publiquement vilipendés et isolés socialement, dénoncés comme une “cinquième colonne” par Władysław Gomułka, premier secrétaire du Parti Ouvrier Unifié Polonais. 8 300 membres ont été expulsés du parti communiste, presque tous juifs. 9 000 Juifs ont perdu leur emploi, certains ont été victimes de violence et des centaines ont été chassés de leurs appartements. Simon Gansinger raconte l’histoire de la campagne antisioniste de gauche qui a détruit la communauté juive de Pologne.
INTRODUCTION
En gare de Dworzec Gdański, au nord de Varsovie, les voyageurs remarqueront peut-être une plaque indiquant : « Ils ont laissé ici plus qu’ils ne possédaient ». Posée en 1998, elle commémore le départ de milliers de Juifs polonais qui, trente ans plus tôt, ont été obligés de quitter le pays pour la seule raison qu’ils étaient juifs. Organisée par le Parti des Travailleurs Unis Polonais (PZPR), la campagne antisioniste de 1968-1971 a détruit une communauté juive qui venait tout juste de se reconstruire après l’Holocauste. Ce fut un exemple macabre d’antisémitisme de gauche présenté comme un «antisionisme».
Paradoxalement, les attaques contre les Juifs étaient pleines de déclarations contre l’antisémitisme. Dans de nombreux rassemblements, on pouvait voir des pancartes «Antisémitisme – Non ! Antisionisme – Oui !” Pourtant, sur les 8 300 membres exclus du parti communiste, presque tous étaient juifs (Blatman 2000, p. 308). Près de 9 000 Juifs perdirent leur emploi et des centaines furent chassés de leurs appartements (Wolak 2004, p. 73). Le régime autorisa les citoyens juifs à quitter le pays sous deux conditions : ils devaient renoncer à leur nationalité et déclarer Israël comme leur pays de destination. Ainsi, le régime légitima la purge de la manière la plus cynique qui soit : pourquoi ces gens voudraient-ils partir en Israël s’ils n’étaient pas sionistes ?
Beaucoup de Juifs saisirent l’occasion. Alors qu’en avril 1967, 29 seulement avaient demandé des visas pour Israël, leur nombre passa à 168 un an plus tard, pour atteindre 631 en octobre 1968 (Szaynok 2009, p. 156). Les estimations du nombre de Juifs ayant quitté la Pologne entre 1968 et 1971 sont variables. La plus “prudente” estime le nombre à 12 000 ; selon des estimations antérieures, plus de 20 000 personnes auraient été forcées de quitter le pays. Le chiffre exact pourrait se situer entre les deux, environ 15 000 (Eisler 2009, p. 42). Moins de 30% se sont retrouvés en Israël, le reste dans d’autres pays, dont la Suède, la France et les États-Unis.
LA “CINQUIÈME COLONNE” SIONISTE
Après la victoire d’Israël dans la guerre des Six jours, les États membres du Pacte de Varsovie, à l’exception de la Roumanie, avaient rompu leurs relations diplomatiques avec Israël. L’évolution de la situation en Pologne prit toutefois rapidement une tournure particulière. Le 19 juin 1967, une semaine après la suspension des relations diplomatiques avec Israël, Władysław Gomułka, premier secrétaire de la PZPR, fit un commentaire incroyable sur la dimension polonaise des événements du Moyen-Orient. Il regrettait que certains Juifs polonais sympathisent avec les ennemis du socialisme – les « agresseurs israéliens » – renonçant ainsi à leur volonté d’être des citoyens polonais loyaux. Ces personnes n’étaient pas seulement moralement répréhensibles ; elles constituaient également une potentielle «cinquième colonne» dans le pays, qu’il fallait éradiquer avant qu’elle se renforce.
Le sens donné par Gomulka à “cinquième colonne” ne saurait être sous-estimé. Ce terme évoquait une conspiration sioniste bien organisée, dont le centre se trouverait dans la communauté juive, qui en 1967 ne comptait pas plus de 30 000 membres sur une population polonaise de 32 millions. Lorsque Gomułka prononça son discours, il connaissait déjà depuis plusieurs mois les inventions anti-juives du ministère de l’Intérieur. Le ministère était dirigé par Mieczysław Moczar, dont les idées farouchement antisémites n’étaient pas un secret pour ses camarades. Même avant juin 1967, les hauts responsables du MSW s’intéressaient tout particulièrement aux activités des institutions juives de Varsovie et avaient fait courir l’idée d’une infiltration sioniste dans les cercles du parti. Sous la direction de Moczar, le MSW travailla sans relâche pour rassembler des informations sur des Juifs et exposer leurs liens présumés avec Israël – ces liens étant, dans la plupart des cas, déformés ou inventés.
Grâce à l’opposition des membres du bureau politique aux machinations de Moczar, l’ennemi imaginaire sioniste de Gomułka en Pologne n’attira pas vraiment l’attention du grand public. À l’exception de l’armée, où la majorité des officiers Juifs furent licenciés, accusés d’être des sionistes et des révisionnistes, la campagne antisioniste ne commença à se propager qu’en mars 1968, lorsque l’assaut à grande échelle de la “cinquième colonne” secoua le pays.
ANTI-SEMITISME CONTRE PROTESTATION ETUDIANTE
Il est tentant de regarder l’histoire comme un enchaînement d’événements. Mais ceux qui s’y laissent prendre manquent de recul. L’ordre des choses leur échappe, de même que l’ironie que la postérité aime attribuer à l’histoire lorsqu’elle est tombée dans une totale irrationalité.
Le 30 janvier 1968, 300 étudiants protestèrent contre l’interdiction de la pièce prétendument anti-russe Dziady de l’auteur romantique Adam Mickiewicz. Ils ne soupçonnaient pas – comment pouvaient-ils ? – que leurs actes courageux mèneraient à la frénésie anti-sioniste de mars 1968. Il va sans dire que les manifestations étudiantes précédant la purge des “sionistes” du pays n’avaient aucune relation avec le Moyen-Orient, tout comme les anti-sionistes qui, quelques semaines plus tard, appelèrent les « sionistes” [à se rendre] au Siam ! » (‘Syjoniści do Syjamu!’). (On a pu lire cet appel sur une banderole dans un rassemblement. L’auteur pensait apparemment que les sionistes venaient du Siam en raison de la proximité phonétique des deux termes en polonais.) L’histoire de l’antisémitisme manque autant d’ordre que les antisémites manquent d’entendement. Jusque juste avant la campagne électorale, le public, captivé par les protestations universitaires, resta complètement indifférent au sionisme. L’apparition soudaine du spectre sioniste dans les protestations étudiantes rappelle non seulement la continuité trompeuse des événements historiques, mais aussi la rupture violente de la pensée, qui caractérise si bien l’antisémitisme.
Punis pour leur implication dans les manifestations de Dziady, deux étudiants, Henryk Szlajfer et Adam Michnik, qui se trouvaient être Juifs, furent expulsés de l’Université de Varsovie. Le vendredi 8 mars, leurs collègues répondirent par une grande manifestation à l’université, brutalement dispersée par les forces de sécurité. La revendication de la liberté d’expression et des droits civiques fut cependant rapidement entendue dans les campus du pays. Avant la fin du week-end, des dizaines de milliers d’étudiants et de sympathisants se mobilisèrent pour cette cause.
Le régime se durcit. Les manifestations étaient devenues rapidement trop importantes pour être réprimées dans le calme. Si les travailleurs entraient dans le chorus de demande de liberté d’expression et d’éducation, le mouvement étudiant pouvait rapidement dégénérer en rébellion globale. Au siège du MSW, tout était prêt pour mettre un terme rapide à ce mouvement. Les hommes de Moczar, utilisant leurs connaissances récentes, listèrent les principaux instigateurs présumés, juifs, pour la plupart. Après que Gomułka et d’autres membres haut placés du parti eurent validé la liste, elle fut remise à la presse afin de neutraliser les manifestations en lançant une campagne contre des provocateurs venus de l’étranger. Ils se dirent que les masses laborieuses ne se joindraient pas à une élite juive.
“EXTRACTION TOTALE DES ÉLÉMENTS SIONISTES”
La seule publication de cette liste aurait suffi à qualifier la propagande officielle contre le mouvement étudiant de cascade antisémite. Et alors que les organes officiels du parti se satisfirent de lister des noms à consonance juive, il a fallu le journal du groupe dissident catholique PAX, Słowo Powszechne, pour donner à la conspiration qui avait séduit la jeunesse polonaise son vrai nom. L’article «Aux étudiants de l’Université de Varsovie», publié le 11 mars, fit le lien avec l’infâme “cinquième colonne” sioniste de Gomułka. L’auteur dévoila le complot sioniste «visant à saper l’autorité des dirigeants politiques de la Pologne populaire». Heureusement, les lecteurs furent assurés que «les sentiments antisémites étaient étrangers à [la jeunesse polonaise]». Ils ne se méprendraient donc certainement pas quand ils apprendraient que les principaux organisateurs de la manifestation de l’université de Varsovie étaient des sionistes-nés qui « se réunissaient au club » Babel « de l’Association Sociale et Culturelle des Juifs’.
Le public suivit avec enthousiasme, et à partir de ce moment, les média abondèrent en condamnations, dénonciations de traîtres sionistes. Au cours des dix jours suivants, 250 articles parurent dont beaucoup soutenaient la théorie du complot anti-sioniste. Mais la campagne ne se limita pas à des articles haineux dans la presse ou talk-shows à la télévision. Au cours de plus de 100 000 réunions publiques dans des usines, des bureaux de partis politiques et même dans des clubs de sport, dans toute la Pologne, des résolutions anti-sionistes furent adoptées . L’une d’entre elles, particulièrement représentative, début Avril, disait : «Nous exigeons le retrait complet des éléments sionistes et des autres ennemis de notre réalité socialiste de l’appareil politique, administratif, éducatif et culturel de l’État, ainsi que des organisations sociales. […] Ceux qui, dans leur nihilisme et leur cosmopolitisme empoisonnent l’esprit et le cœur de la jeunesse, doivent cesser de l’influencer.”’ Alors que la communauté juive échappa à un pogrom national, la rhétorique agressive fut accompagnée de violence physique. Des journalistes juifs furent violentés, des travailleurs juifs malmenés et des étudiants juifs soumis à des traitements particulièrement durs aux mains de la milice de Moczar. Dans cette atmosphère qui, selon l’historien Dariusz Stola, s’apparentait à un «pogrom symbolique», des dizaines de personnes se suicidèrent après s’être retrouvées publiquement vilipendées et isolées socialement.
GOMUŁKA: ‘LES SIONISTES PARTIRONT’
Alors que la campagne n’aurait certainement pas pu être lancée sans le consentement de Władysław Gomułka, le premier secrétaire resta longtemps étrangement silencieux sur le tour antisioniste que celle-ci prenait. Plus d’une semaine après la publication de l’article incendiaire dans Słowo Powszechne, le 19 mars, il donna enfin son avis sur le rôle du sionisme dans les évènements, devant une large assemblée de militants du parti. Les principaux coupables des troubles étudiants, dit-il, étaient des éléments révisionnistes et réactionnaires, et certains, laissa-t-il entendre, étaient juifs. La population juive de Pologne, poursuivit-il, pourrait être divisée en trois groupes : polonais, cosmopolite et sioniste. Le premier groupe, et le plus important, sert fièrement sa patrie ; le second peut être toléré, mais le troisième : “des citoyens polonais qui sont émotionnellement liés à l’État d’Israël et qui ne pensent qu’à l’État d’Israël », devra quitter le pays. En opérant cette division en trois groupes, Gomułka minimisait l’importance d’un complot sioniste tout en reconnaissant son existence. Une partie importante de l’auditoire exprima son mécontentement face à la clémence du premier secrétaire et lui demanda de donner des noms. Les tentatives feintes de Gomułka pour calmer la foule et les démonstrations de défiance montrèrent que la dynamique de chasse aux sorcières antisémite était en route et avait cessé d’être une campagne contenue et contrôlée par le parti.
Au cours des semaines suivantes, alors que la fièvre antisioniste envahissait la Pologne, la communauté juive ne pouvait que retenir son souffle et attendre la fin de la crise. En juin 1968, le Comité Central décida de mettre fin à la campagne. Au cinquième congrès du parti en novembre, le sionisme n’était plus à l’ordre du jour. Quand un camarade lui demanda si les manifestations de mars étaient liées à un complot sioniste, le procureur général répondit : « Non, nous n’avons aucune preuve de cette supposition. »
La “supposition” eut un impact brutal sur la vie des victimes de la campagne antisémite. À Łódź, où elle fit rage, les journaux de la ville licencièrent des journalistes juifs, l’administration de la clinique ophtalmologique locale exigea des médecins des certificats de baptême et le bureau de propagande local de la PZPR publia du matériel éducatif citant les Protocoles des Sages de Sion. Moins de deux mois plus tard, la population juive de Łódz, qui était autrefois un centre florissant de la culture et des affaires juives, fut chassée de la ville.
L’ANTI-SIONISME EST-IL UNE DECLINAISON DE L’ANTISÉMITISME ?
La probabilité d’un complot sioniste était peu plausible en 1968 en Pologne. Un fermier local de Włoszczowa s’est emparé de l’absurdité de cette idée en déclarant : « Jusqu’à présent, nous avons entendu dire que les paysans et les ouvriers dirigeaient la Pologne, alors qu’en réalité ce sont les Juifs ». On pouvait facilement être d’accord avec le fermier de Włoszczowa : une idée bizarre se substituait à une autre. La plupart des auteurs qui ont étudié la campagne ont soutenu que son antisionisme était simplement un antisémitisme déguisé. Cette « thèse identitaire », comme je voudrais l’appeler, défend l’idée selon laquelle l’antisionisme est un phénomène superficiel que l’on peut réduire à l’antisémitisme classique. La signification de l’antisionisme est donc une translation directe de l’antisémitisme vers une idée socialement admissible. «Sionistes» signifie «juifs» ; vous dites le premier, mais en fait vous voulez dire le dernier, comme dans tout euphémisme.
Il y a beaucoup d’arguments en faveur de la thèse identitaire. Outre le fait que la campagne visait principalement les Juifs (et des personnes censées être juives), de nombreux éléments classiques de l’antisémitisme caractérisèrent également les événements de mars 1968. Les théories du complot, la paranoïa, l’anti-intellectualisme, l’anti-cosmopolitisme , qui faisaient tous partie de la campagne, faisaient partie intégrante du répertoire idéologique de la haine des Juifs depuis le 19ème siècle.
Cependant, je crois qu’il y a plus que cela. Lorsque l’antisémitisme apparaît comme un antisionisme, il n’est pas seulement dit autrement, il subit une transformation profonde. Le déplacement de « juifs » vers « sionistes » modifie la structure idéologique de l’antisémitisme. L’objet détesté – c’est-à-dire, en Pologne en 1968, le sioniste – résonne avec « l’impulsion obscure », le motif inconscient qui anime l’antisémite. Au lieu d’être une version codifiée, l’antisionisme de mars 1968 était une “inflexion”, une déclinaison de l’antisémitisme.
J’emprunte le terme «inflexion» à la linguistique. Il fait référence au fait que, dans de nombreuses langues, nous devons modifier la structure des mots pour rendre un certain sens en fonction du contexte grammatical. En infléchissant le verbe « être », par exemple, nous obtenons les formes « est » ou « était », et nous utilisons l’un ou l’autre selon que nous parlons au présent ou au passé.
L’antisémitisme peut également être décliné. Son contexte grammatical est la société elle-même. Dans l’exemple que j’ai mentionné, le mot (ou, pour être plus précis, le lexème) «être» ne ressemble en rien aux formes déclinées auxquelles il correspond. C’est et ce fut obscur, comme l’impulsion antisémite qui, selon les mots de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, débouche sur un «système fantasmagorique». Les formes que prennent ces fantasmes sont irrationnelles mais elles ne sont pas dues au hasard. L’expression idéologique spécifique de l’antisémitisme à un moment donné est régie par ses circonstances historiques.
Mais quel fut le contexte qui rendit la déclinaison antisioniste plus adéquate, plus puissante, plus cohérente que sa forme de base : l’antisémitisme ? Le désaccord du public à l’égard des anciennes formes d’antisémitisme a certainement joué un rôle. Mais ce n’était pas tout. La campagne de 1968 illustre bien l’innovation idéologique que l’antisionisme a apportée à l’antisémitisme : la perception du complot politique. Lorsque la répression contre les étudiants est devenue antisioniste, elle est devenue une chasse aux sorcières éminemment politique. Le rôle du politique est essentiel pour comprendre la relation entre l’antisionisme et l’antisémitisme traditionnel. Les anciennes images anti-judaïques et antisémites, telles que l’identification des juifs avec les meurtriers du Christ ou l’identification des juifs avec le capital, avaient une efficacité limitée dans les conditions sociales de la Pologne populaire, où l’importance du politique était concrète pour tout le monde. Au lieu de cela, un autre aspect de l’antisémitisme est monté en puissance : l’identification des juifs avec un appareil d’état abstrait.
LE DISCOURS DU CONSPIRATIONNISME POLITIQUE
La conspiration politique a toujours été un élément essentiel de l’antisémitisme moderne, tout comme la domination juive de l’économie. Tant sur le plan économique que sur le plan politique, l’idée d’un complot juif découle du désir obsessionnel de concrétiser les relations sociales. La concrétisation de l’abstrait – un attribut terriblement précis pour décrire la société moderne – n’est pas une entreprise purement théorique : l’antisémite s’identifie au monde au travers de la représentation délirante qu’il s’en fait. L’historien et théoricien politique Moishe Postone écrit que, dans le National Socialisme, les Juifs sont devenus “l’incarnation de l’intangible ». La campagne en Pologne montre que l’image anti-sioniste d’Israël facilite ce processus de concrétisation obsessionnelle dans la sphère politique. Le complot politique est rendu tangible dans le sionisme. Et par conséquent, les présumés laquais d’Israël, les « sionistes », peuvent être les responsables du complot politique.
Le printemps 1968 nous offre amplement le matériel pour soutenir cette thèse. Un article du quotidien militaire Żołnierz Wolności informa ses lecteurs du « fantastique réseau israélien à travers le monde » qui est « la source de la puissance des services d’espionnage dirigés à partir de Tel Aviv ». Edward Gierek, qui a succédé à Gomułka en tant que premier secrétaire en 1970, évoqua les ambitions politiques malhonnêtes des sionistes devant un auditoire de 100 000 personnes à Katowice: « Cela se fait dans l’intérêt de vieux spéculateurs politiques qui agissent sans scrupule ». Gierek énuméra ensuite une liste de noms juifs bien connus, « ces Zambrowskis, Staszewskis, Słonimskis », tous au pluriel pour bien pointer le fait qu’ils ne sont pas des êtres humains individuels mais des représentants d’une organisation clandestine. Le « sionisme » est au pouvoir politique trouble ce que « les Rothschild » sont au cartel juif mondial : le nom d’une idée purement paranoïaque.
L’un des slogans les plus importants de la campagne était la lutte contre le «sionisme international». Cet oxymore exprime la fonction idéologique de la conspiration sioniste dans sa forme la plus condensée. L’antisémite imagine la conspiration juive comme non liée et omniprésente, c’est-à-dire comme « internationale ». Mais il cherche également à l’identifier, à la saisir et à l’anéantir. Dans la représentation déformée du sionisme, il donne à la conspiration un discours et un nom, fusionnant ainsi deux éléments antisémites contradictoires, l’omniprésence de l’objet détesté et le désir de concrétisation.
La concrétisation de la sphère économique n’est pas en contradiction avec la concrétisation du pouvoir politique. L’antisémitisme s’applique aussi bien aux Rothschild et aux «Zambrowskis, Staszewskis, Słonimskis». Le profiteur téméraire de l’antisémitisme traditionnel et les «spéculateurs politiques» de Gierek sont deux formes, deux déclinaisons de la même obsession antisémite visant à ce que le monde soit en accord avec l’un de ses fantasmes. L’article de Żołnierz Wolności en est un exemple. Son auteur clôt sa tirade contre les traîtres sionistes avec la synthèse de l’ancien et du nouvel antisémitisme : «Leur objectif était de servir les intérêts étrangers, de servir l’impérialisme et la subversion anti-polonaise et anti-socialiste. Leur patrie est le dollar américain, qu’ils le reçoivent de Tel-Aviv, de Bonn ou de Washington. ‘ Pour les antisémites, les Juifs ont toujours eu le contrôle du pouvoir économique et ils les ont détestés et enviés pour ce lien délirant avec l’argent. Dans l’anti-sionisme, la haine antisémite des juifs s’est donc consolidée dans le royaume du politique.
En Pologne, la purge des sionistes de l’armée, du parti, de l’administration et des institutions publiques fut la purge des juifs de la sphère politique. Tel est le sens du « sionisme » dans l’antisionisme: le Juif en tant qu’être politique, en tant que citoyen. Puisque la campagne antisémite de 1968 a placé ses objets dans la sphère politique, elle devait presque nécessairement apparaître comme un antisémitisme antisioniste.
Le 15 mars, un article du journal du parti Trybuna Ludu révéla comment le sionisme entretenait son caractère paradoxal : «[Les dirigeants sionistes] obligent le reste de la communauté juive, dispersée dans le monde entier – en suscitant des sentiments de nationalisme et de fanatisme religieux. – à apporter un soutien total à Israël. […] L’aide que les dirigeants sionistes demandent est donc une aide pour l’expansionnisme israélien, derrière laquelle se trouvent les forces de l’impérialisme, en particulier de l’impérialisme ouest-allemand et américain. ‘ Tout au long de la campagne, la connexion du sionisme à l’Allemagne de l’Ouest et aux États-Unis a été un thème récurrent, bien que les pamphlétaires n’aient pas pu se mettre d’accord sur qui manipulait secrètement qui. La fusion du complot économique et du complot politique est illustrée dans un article paru dans Glos Pracy du 18 mars : «Le sionisme a travaillé avec des capitaux français et britanniques et est même né sous l’influence de ce capital. Récemment… [avec] l’impérialisme américain et ouest-allemand.
PAR-DELÀ LA POLOGNE DE 1968
La vigueur odieuse des antisémites est souvent liée à la cohérence de leur délire. Les antisémites veulent que leurs objets soient facilement identifiables et prêts à être utilisés. Le démon sioniste qui fut conjuré en mars 1968 a atteint cet objectif. Dans la cinquième colonne sioniste, le délire de domination mondiale juive s’est manifesté dans la sphère politique. Le cas polonais nous aide à comprendre la fonction idéologique de l’antisionisme dans l’antisémitisme : l’antisionisme donne une place à un conspirationnisme jusqu’ici politiquement indéterminé.
Et le sort tragique des 15 000 Juifs polonais qui ont été forcés d’émigrer nous rappelle manière poignante que la cible de l’antisémitisme antisioniste n’est pas seulement l’État juif mais le peuple pour la protection duquel il a été fondé.”
© Simon Gansinger
Il y a même eu des Juifs rescapés des camps qui sont retournés en Pologne et qui sont morts victimes de perspécutions …