Pierre-André Taguieff revient pour Thomas Mahler sur Les Protocoles des Sages de Sion : un best-seller et un long-seller antijuif

Taguieff : « L’influence des ‘Protocoles des Sages de Sion’ sur le Hamas est déterminante »

De la Russie de Nicolas II jusqu’à la charte du Hamas en passant par Hitler, Henry Ford ou l’Egyptien Gamal Abdel Nasser : publié en 1903, Les Protocoles des sages de Sion est le faux antisémite le plus diffusé depuis un siècle. Dans « Les Protocoles des sages de Sion. Des origines à nos jours » (Hermann), l’historien Pierre-André Taguieff revient sur le succès et la réception d’un texte prétendant révéler la conspiration de « chefs de l’internationale juive » en vue d’une domination totale du monde. Pour le directeur de recherche au CNRS, Les Protocoles demeurent aujourd’hui « le principal véhicule du mythe moderne du « complot juif mondial ». Entretien.


L’EXPRESS : Comment expliquer l’incroyable longévité des « Protocoles des Sages de Sion », le faux antisémite le plus diffusé depuis le début du XXe siècle ?

PAT. On connaît de multiples faux antijuifs qui ont eu une durée de vie limitée. Il n’en va pas de même pour les Protocoles. Parmi les faux à visée antijuive, ils restent au premier rang des best-sellers et des long-sellers. Cent vingt-six ans après leur publication en Russie, ils continuent d’être lus et pris au sérieux dans le monde, alors même qu’on sait depuis l’été 1921, grâce au journaliste du Times de Londres Philip Graves, que ce texte est en grande partie le produit d’un plagiat du pamphlet anti-bonapartiste de l’avocat républicain d’extrême gauche Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ou la politique de Machiavel au XIXe siècle, publié anonymement à Bruxelles en 1864. Censés théoriser la « politique de la force » (opposée à la « politique du droit » défendue par Montesquieu), les propos de Machiavel-Napoléon III, dans les Protocoles, sont attribués par le faussaire au mystérieux « Sage de Sion » s’adressant à ses pairs. 

      L’une des caractéristiques les plus remarquables du faux, qui explique en partie ses usages politiques persistants, est, en raison de la généralité et du degré d’abstraction des thèses qu’il contient, sa haute compatibilité avec des contextes historiques très différents. Le message central du document, à savoir le dévoilement d’un programme de domination du monde par les Juifs, est largement décontextualisé au point d’être perçu comme intemporel, ce qui lui confère une grande capacité d’adaptation et de contextualisation. Le document supposé révélateur s’adresse en effet à l’auditoire universel, moins les Juifs. Dans les contextes les plus divers, le document joue le rôle d’un mode d’explication vraisemblable de la marche des événements – surtout si elle est inquiétante – en même temps qu’il constitue indirectement un appel à la haine et à la violence contre les Juifs, diabolisés en tant que causes cachées des malheurs du genre humain. D’où les successifs recyclages du document, requérant des commentaires d’accompagnement qui l’adaptent aux événements et lui font jouer le rôle d’une clé de l’Histoire. Les « Sages de Sion » incarnent la causalité diabolique.   

C’est surtout le biais de confirmation d’hypothèse qui permet de comprendre pourquoi les Protocoles ont continué d’exercer leur force de séduction sur divers publics, en dépit de la démonstration qu’ils constituaient un faux. Pour les diffuseurs du document comme pour ses lecteurs ordinaires et naïfs (mais hostiles aux Juifs), ce texte paraît être la « preuve » irréfutable de l’existence du « complot juif mondial ». Si le document est si convaincant, c’est parce qu’il confirme une croyance préalable, qu’il la renforce et la justifie. Il procure ainsi une satisfaction cognitive. Lire les Protocoles, c’est savoir d’où vient le Mal et pouvoir désigner ceux qu’il faut combattre : les Juifs, sous tous leurs déguisements supposés (franc-maçonnerie, capitalisme, bolchevisme, sionisme, mondialisme, etc.), et avec la multitude de leurs alliés invisibles. C’est donc savoir se défendre contre la menace. 

-Dans quel contexte historique paraît ce texte, en 1903 ?

PAT. Le contexte social, culturel et politique en Russie, au cours des années 1900, est marqué par la menace d’une révolution et le sentiment de la venue des temps apocalyptiques. L’imaginaire apocalyptique dominant est centré sur l’idée d’une  fin du monde, en tout cas du monde chrétien, et, pour les esprits religieux, par l’attente, mêlée d’effroi, de la venue imminente de l’Antéchrist. Connaître l’existence du complot juif mondial, c’était voir au-delà des apparences, passer dans les « coulisses de l’Histoire », devenir en quelque sorte un initié.

      La première publication des Protocoles en Russie, fin août 1903, par Pavel A. Krouchevan, l’organisateur du pogrom de Kichinev (21 avril 1903), suivait de peu l’ouverture, le 23 août de la même année, du 6e Congrès sioniste, tenu à Bâle, comme le premier (29-31 août 1897). On peut bien sûr considérer qu’il ne s’est agi là que d’une coïncidence, et non d’une relation de cause à effet, mais ce serait pêcher par naïveté, en négligeant notamment de considérer l’imaginaire conspirationniste qui orientait alors l’interprétation de tout événement à valeur symbolique concernant les Juifs. Publié dans une version courte dans le journal Znamia (« Le Drapeau ») sous le titre Programme de la conquête du monde par les Juifs, le document, structuré en 22 séances, est présenté par le « traducteur » comme étant les « Protocoles des séances de l’Union [ou de l’Alliance] mondiale des francs-maçons et des Sages de Sion ». Il s’agissait de laisser entendre que le document provenait de la direction du mouvement sioniste, thèse qui, dans le contexte antijuif de l’époque, pouvait paraître fondée.  

      Dans l’histoire russe du faux, le second moment se produit en 1905, dans un contexte marqué par l’agitation révolutionnaire, où le tsar antijuif qu’était Nicolas II était disposé à croire à la réalité d’un complot juif contre la « Sainte Russie ». Le mystique orthodoxe Sergueï Alexandrovitch Nilus publie fin décembre 1905, en annexe de la deuxième édition de son livre intitulé Le Grand dans le petit(chap. XII : « L’Antéchrist en tant que possibilité politique imminente »), la version des Protocoles qui deviendra canonique (en 24 séances). Le tirage du livre est faible : moins de deux mille exemplaires.Reprenant à son compte le mythe des « supérieurs inconnus » de la « judéo-maçonnerie », l’écrivain religieux qu’est Nilus y ajoute une dimension apocalyptique. Il avait été fortement marqué par la lecture du « Court récit sur l’Antéchrist » (1900) de Vladimir Soloviev, comme en témoigne son commentaire des Protocoles, où la figure de l’Antéchrist occupe une place centrale, expression de la vision du monde apocalyptique du mystique orthodoxe. À la fin de l’Épilogue de son livre contenant les Protocoles en annexe, Le Grand dans le Petit, il adapte la légende de l’Antéchrist à la vision de la conspiration juive mondiale véhiculée par le faux 

« De nos jours, tous les gouvernements du monde entier sont consciemment ou inconsciemment soumis aux ordres de ce grand super-gouvernement de Sion, parce que toutes les valeurs sont entre ses mains, car tous les pays sont débiteurs des Juifs pour des sommes qu’ils ne pourront jamais payer. (…) Aucun doute n’est permis. Avec toute la puissance et terreur de Satan, le règne triomphal du Roi d’Israël s’approche de notre monde dépravé ; le Roi issu du sang de Sion – l’Antéchrist – est près de monter sur le trône de l’Empire universel ».

-Quelle a été sa réception initiale en Russie ?

PAT. La publication du document par Nilus en 1905 passe presque totalement inaperçue, d’autant que le ministre de l’Intérieur Piotr Arkadievitch Stolypine, qu’on ne pouvait soupçonner de philosémitisme, fait savoir, au début de 1906, qu’il s’agit selon lui d’un faux, et finit par lancer : « On peut ne pas aimer les Juifs, mais ce n’est pas une raison pour être imbécile ! » Alors que les dirigeants de l’Union du Peuple russe – organisation nationaliste et tsariste issu des Centuries noires qui ne reculaient pas devant l’usage de la violence –, les antisémites fanatiques Nikolaï Evgenievitch Markov (dit Markov II) et Alexeï Chmakov lui demandent la permission et les moyens de diffuser massivement les Protocoles, Stolypine charge deux policiers politiques de haut rang, Martinov et Vassiliev, de faire une enquête secrète sur les origines du « document » : la conclusion des enquêteurs est qu’il s’agit d’un faux. Il est vraisemblable que le jugement personnel du tsar, dans un premier temps enthousiasmé par les « révélations » des Protocoles, puis convaincu de l’inauthenticité du texte après qu’on lui eut communiqué les résultats de l’enquête ordonnée par Stolypine, a brisé la carrière russe du faux.

     En 1911-1912 paraissent de nouvelles éditions du livre de Nilus contenant les Protocoles, également à tirage très faible, et qui ne seront toujours pas épuisées quelques années plus tard. Nilus s’en plaint amèrement, comme le montrent ces propos datant de 1913 : 

« Je n’arrive pas à faire prendre les Protocoles au sérieux par le public, avec toute l’attention qu’ils méritent. Ils sont lus, critiqués, et souvent tournés en ridicule, mais peu nombreux sont ceux qui y attachent de l’importance, et aperçoivent en eux une véritable menace pour la chrétienté, un programme pour la destruction de l’ordre chrétien et pour la conquête du monde entier par les Juifs.  À cela, personne ne croit ».  

-Comment expliquer que le faux connaisse une diffusion mondiale à partir de 1920 ? 

PAT. La légende d’une origine sioniste des Protocoles va être reprise et largement diffusée en Europe, aux États-Unis et au Moyen-Orient après la déclaration Balfour du 2 novembre 1917, qui annonçait « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Dans la préface de la première édition polonaise des Protocoles (traduits d’après la version de Nilus), datée de décembre 1919, on lit par exemple : 

« D’après des personnes dignes de foi, la copie de ces “Procès-verbaux” fut volée dans l’appartement occupé à Vienne par Herzl, l’organisateur du premier Congrès sioniste tenu à Bâle, en août 1897. Ce Herzl, affirme Sergueï Nilus, est “exilarche”, c’est-à-dire “Prince des Exilés” et dès lors chef d’Israël. À ce Congrès de Bâle, il exposa à l’Assemblée des Anciens un plan stratégique de conquête de l’univers. Les “Procès-verbaux” renferment précisément ce plan ».  

      Le « sionisme » est ainsi décrypté et dénoncé comme le masque trompeur d’une entreprise occulte de domination du monde. Le stéréotype du « sionisme mondial » était déjà inscrit dans les textes d’accompagnement des premières éditions russes des Protocoles, avant d’être repris par les multiples traductions du faux à partir de la fin de l’année 1919. La carrière internationale des Protocolescommence dans les premiers mois de 1920, lorsqu’il est traduit en allemand, en anglais, en français, en polonais, en suédois, en hongrois, etc., avant de l’être en italien et en serbe (1921), en portugais (1923), en japonais (1924), en arabe (1925), en espagnol (1927) et en grec (1928).     

-Quelle a été l’influence des « Protocoles » sur Hitler et le nazisme ? 

PAT. Le Germano-Balte Alfred Rosenberg, théoricien du « péril judéo-bolchevique », puis Hitler, ont cru trouver dans les Protocoles une justification de leur vision du Juif comme ennemi absolu. À la mi-janvier 1920 paraît une tradition allemande des Protocoles à l’initiative de l’agitateur antisémite Ludwig Müller (alias Gottfried zur Beek), sous le titre Die Geheimnisse der Weisen von Zion (« Les secrets des Sages de Sion »). Rosenberg mentionne pour la première fois les Protocoles en 1920, dans son pamphlet antisémite Die Spur der Juden im Wandel der Zeiten (« La trace du Juif à travers les âges ») et dans un article paru le 22 avril 1920 dans le Völkischer Beobachter, sous le titre « Die Geheimnisse der Weisen von Zion » (« Les secrets des Sages de Sion »), accompagné d’extraits de la traduction allemande du document signée Gottfried zur Beek. Il y recommande vivement la lecture des Protocoles : « Aucun livre n’exprime autant l’esprit de la juiverie. » L’idéologue nazi publie en 1923 Die Protokolle der Weisen von Zion und die jüdische Weltpolitik (« Les Protocoles des Sages de Sion et la politique juive mondiale »).  

      Dans le premier tome (1925) de Mein Kampf, Hitler consacre dix-huit lignes aux Protocoles, partant de l’axiome selon lequel les Protocoles constituent une révélation de « l’esprit juif » : « Il est indifférent de savoir quel cerveau juif a conçu ces révélations [Enthüllungen] ; ce qui est décisif, c’est qu’elles mettent au jour, avec une exactitude qui fait frissonner, le caractère et l’activité du peuple juif et, avec toutes leurs ramifications internes, les buts derniers auxquels il tend. » Pour Hitler, lire les Protocoles, c’est donc connaître les Juifs, accéder à leurs secrets, comprendre les buts qu’ils poursuivent ainsi que leurs stratégies et leurs tactiques, fondées sur l’usage du mensonge. C’est comprendre qu’il y a une « conspiration juive mondiale » dont l’objectif est la conquête du monde et l’asservissement des non-Juifs. Les lire, c’est donc aussi se protéger contre « le Juif », qu’il caractérise dans Mein Kampf comme « le parasite-type [typische Parasit], l’écornifleur [Schmarotzer], qui, tel un bacille nuisible, s’étend toujours plus loin, sitôt qu’un sol nourricier favorable l’y invite. » C’est, enfin, commencer à gagner le combat contre « le Juif », en se montrant capable de démonter ses mensonges et de déjouer ses manœuvres. 

      Le 27 janvier 1921, dans un discours prononcé à Munich, Hitler réaffirme ce qui est devenu dans son programme antisémite la première tâche à accomplir : « Dévoiler les desseins impérialistes juifs quant à l’hégémonie mondiale et les exposer devant les couches les plus larges de la population de notre nation », afin d’immuniser les masses contre le « poison judéo-marxiste » de l’internationalisme et de la lutte des classes. Hitler ne mentionne pour la première fois les Protocoles – et allusivement : « Weisen von Zion » – que dans les notes préparatoires de son intervention lors d’une réunion tenue à Munich le 12 août 1921, dans laquelle il dénonce la « juiverie mondiale » et le bolchevisme : « La famine au service de la juiverie / Sages de Sion. » Le 20 avril 1923, à Munich, il prononce un discours particulièrement violent sur le thème « Politique et race : pourquoi sommes-nous antisémites ? ». À la question : « Quelles sont les visées spécifiquement juives ? », il répond, s’inspirant à l’évidence des Protocoles : « Étendre leur État invisible aux dimensions d’une tyrannie suprême s’exerçant sur tous les autres États du monde. » Dans Mein Kampf, Hitler voit dans le document supposé révélateur une arme idéologique décisive contre les Juifs : « Le jour où il sera devenu le livre de chevet d’un peuple, le péril juif [jüdische Gefahr] pourra être considéré comme conjuré. » 

      Dans son discours au 7e congrès du NSDAP organisé à Nuremberg en septembre 1935, « Le bolchevisme comme action d’une race étrangère », Rosenberg s’inspire clairement de la vision antijuive dérivée des Protocoles : « Le sionisme et le bolchevisme mondial (…) sont deux moyens de pression entre les mains d’une politique à direction panjuive, destinés à mettre en œuvre les objectifs juifs au moyen de méthodes capitalistes dans l’Occident démocratique, par la terreur bolcheviste à l’Est. »

                         Quant à Joseph Goebbels, il écrit dans son Journal le 13 mai 1943, en pleine guerre : « J’étudie encore une fois à fond les Protocoles sionistes. (…) Les Protocoles sionistes sont aujourd’hui aussi actuels que le jour où ils ont été publiés pour la première fois. Il est stupéfiant de voir l’extraordinaire cohérence qui caractérise les menées des Juifs en vue de la domination du monde. »  Et d’ajouter : « J’en ai parlé à midi au Führer. Il estime que les Protocoles sionistes peuvent être considérés comme absolument authentiques. Personne ne pourrait avoir une aussi extraordinaire aptitude à décrire les menées juives en vue de la domination mondiale, telles que les Juifs eux-mêmes les perçoivent. Le Führer pense que les Juifs ne travaillent pas du tout en fonction d’un programme bien établi ; ils travaillent selon leur instinct de race. » Goebbels peut conclure son développement sur le « péril juif » par un appel au judéocide : « Les peuples modernes n’ont donc pas d’autre solution que d’exterminer les Juifs [die Juden auszurotten]. »

-À quel moment « Les Protocoles » deviennent-il un best-seller dans le monde arabo-musulman ? Ce faux a-t-il été lu par des hauts responsables arabes ? 

PAT. C’est là un effet de la propagande antisioniste qui s’empare progressivement  des Protocoles. Dans la longue préface de sa traduction arabe du faux, publiée au Caire en 1951, l’intellectuel musulman Muhammad Khalîfa al-Tunsî reprend à son compte la légende de l’origine sioniste des Protocoles. Il réaffirme que la « finalité commune » de tous les congrès sionistes depuis 1897 a été « d’étudier les mesures susceptibles d’assurer l’instauration du royaume mondial de Sion », et conclut que les Arabes doivent se préparer au combat final contre l’État d’Israël, en vue de le détruire. Toujours au Caire, le 13 avril 1957, paraît une édition officielle du faux, dans la série des « livres politiques » que publient les services d’information de la République arabe unie. Les Protocoles sont présentés dans l’introduction, signée par le « Comité des livres politiques », comme le « document sioniste secret le plus important », dévoilant les véritables objectifs du « sionisme mondial », dont l’« impérialisme israélien » serait la face visible.

      Après la défaite de la coalition arabe début juin 1967, au terme de la guerre des Six-Jours, on observe une intensification des usages politiques des Protocoles et des textes complotistes dérivés. Il fallait expliquer la défaite des armées arabes par le petit État d’Israël sans mettre en doute la bravoure des combattants ni la compétence de leurs chefs. Le mythe du grand « complot sioniste », impliquant l’intervention d’une prétendue super-puissance « sioniste », permettait de sauver l’honneur des « fiers Arabes ». Les Protocoles ont donc été utilisés dans le cadre de la lutte contre Israël et le « sionisme mondial », expression polémique désignant l’entité chimérique qui, dans la mythologie « antisioniste », a pris la suite du « judaïsme mondial » ou de la « juiverie internationale » que dénonçaient naguère les idéologues catholiques ou protestants traditionalistes autant que les propagandistes nazis, tous adeptes de la vision conspirationniste de l’Histoire.

      La lecture des Protocoles est alors publiquement recommandée par des leaders de premier plan du monde arabo-musulman, tels que les présidents Gamal Abdel Nasser et Abdul Rahman Arif (Irak), le roi Fayçal d’Arabie Saoudite ou, plus tard, le colonel Kadhafi. Convaincu de l’authenticité et de l’utilité des Protocoles par les collaborateurs nazis de ses services de propagande, et supposant qu’ils révèlent les « secrets » du sionisme ou de la puissance juive mondiale, Nasser n’hésite pas à recommander publiquement la lecture du document, incitant par ce geste diverses personnalités en vue du régime à en faire de même, et encourageant la publication de pamphlets « antisionistes » s’inspirant de la thématique des Protocoles

      Les Protocoles sont donc redevenus un best-seller au Proche-Orient après la guerre des Six-Jours. Les Presses islamiques, à Beyrouth, rééditent en novembre 1967 une version française des Protocoles, ainsi présentée : « La vérité sur Israël, ses plans, ses visées, révélée par un document israélite. » Dans sa préface, le journaliste et publiciste syrien Faëz Ajjaz (el-Ajjaz) interprète le combat des Arabes et des musulmans contre Israël comme la légitime résistance des peuples agressés contre les « fils de Sion » poursuivant le rêve de domination mondiale de leurs ancêtres (« les Sages de Sion »), tout en voyant dans la guerre des Six-Jours une preuve irrécusable de l’authenticité des Protocoles

     En 1968, le frère du président Nasser, Shauqi Abd al-Nasser, édite au Caire un ouvrage qui s’adresse à un large public, titré Les Protocoles des Sages de Sion et les préceptes du Talmud. Dans sa préface à cette réédition populaire des Protocoles, il s’adresse ainsi à son lecteur : 

« Tu te dois, ô compatriote, de répandre ce livre parmi le plus grand nombre possible de tes frères et de tes amis. Tu te dois, ô compatriote, de lire le livre une fois, puis plusieurs fois, puis de l’analyser, jusqu’à ce que nous connaissions son programme satanique et ses méthodes de serpent, car la connaissance de l’ennemi est une partie de notre ligne d’action jusqu’à la victoire ». 

      Le recours aux Protocoles permet d’expliquer les échecs politiques,  économiques ou militaires des pays arabes, dus à l’incompétence ou à la corruption de leurs dirigeants, en rejetant la faute sur les Juifs ou les « sionistes ».

-Quel rôle les Iraniens ont-ils joué dans sa diffusion après la révolution islamique de 1979 ? 

PAT. Avec l’arrivée au pouvoir en Iran de l’ayatollah Ruhollah Khomeyni – connu pour sa haine « théologique » des Juifs –, la diabolisation du sionisme et d’Israël, élargie à celle des Juifs désignés comme ennemis de l’islam, a occupé une place centrale dans la propagande islamiste, qui mettait en avant la question palestinienne et appelait au jihad contre les Juifs. « Incarnation du mal », les Juifs sont décrits par Khomeyni comme un « groupe fourbe et ingénieux » qui lutte pour une « domination juive » sur les musulmans et « voient la destruction de l’islam comme une étape essentielle dans l’atteinte de leurs objectifs ». 

      En 1985, dans l’Iran de Khomeyni, l’Organisation pour la Propagande islamique publie à Téhéran une réimpression de l’édition libanaise de novembre 1967, sous le même titre : « Protocols » des Sages de Sion. Texte complet conforme à l’original adopté par le Congrès sioniste à Bâle (Suisse) en 1897. La première page de couverture porte en sur-titre : La vérité sur les plans d’Israël révélée par un document israélite. L’introduction de l’éditeur expose les objectifs de guerre idéologique que remplit la diffusion des Protocoles aux yeux des islamistes chiites iraniens :

« L’occupation et l’expansion avides, conformément à la logique “du Nil à l’Euphrate”, sont propres à ces criminels professionnels de l’histoire qui, depuis 35 ans, avec la coopération des superpuissances, s’approchent progressivement, pas à pas, à [sic] leur satanique objectif. (…) L’apparition de la Révolution islamique de l’Iran, dans la région, représente, aujourd’hui et demain, le plus grand danger pour Israël. (…) L’Imam Khomeiny, guide de la Révolution iranienne, n’a cessé de rappeler le danger que représente cet ennemi destructeur. La phrase :“Si chaque musulman tenait à la main un seau plein d’eau et en faisait couler le contenu vers Israël, ces criminels seraient balayés”, est l’une des plus anciennes et des plus significatives du grand fondateur de la République islamique ». 

      Mais il ne s’agit pas seulement de l’État d’Israël. Dans tous les textes qui, s’inspirant des Protocoles, dénoncent le « complot sioniste mondial », ce dernier a un objectif final : la domination du monde par les Juifs. Autrement dit, « Juifs » et « sionistes » fonctionnent comme des synonymes. Le « complot juif international » et le « complot sioniste mondial » ont la même référence. C’est là le cœur de la nouvelle propagande antijuive mondialisée.  

-L’article 32 de la charte du Hamas cite explicitement « Les Protocoles ». Quelle est l’influence de ce texte sur ce mouvement islamiste ? 

PAT. Elle est déterminante en ce que, tout d’abord, le document paraît justifier les peurs et les haines que les islamistes palestiniens éprouvent à l’égard des Israéliens et plus largement à l’égard des Juifs. Ensuite, parce qu’il donne une légitimité à la posture défensive adoptée par le mouvement islamiste face à « l’ennemi sioniste ».  Rappelons la prophétie menaçante du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna, qu’on trouve citée dans le préambule de la la « Charte d’Allah », plate-forme du Mouvement de la résistance islamique (le Hamas), rendue publique le 18 août 1988 : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’Islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs. » La prophétie est régulièrement répétée par les prédicateurs musulmans participant à la propagande palestinienne. 

      La « Grand Mufti » de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, qu’on peut considérer comme le premier grand leader islamo-nationaliste palestinien, s’était réfugié à Berlin en novembre 1941. Il y rencontra Hitler le 28 du même mois. À la question que lui pose en mars 1942 un journaliste allemand : « Son Excellence croit-elle que les ambitions juives dépassent la Palestine et que les autres pays arabes voisins sont compris dans les buts et les visées des Juifs ? », al-Husseini répond :  

                « Les ambitions des Juifs ne connaissent pas de limites. Les Juifs utilisent la Palestine comme base de leurs visées diaboliques sur les pays arabes restants : l’Égypte, la Syrie, la Transjordanie et l’Irak. Les Juifs pourraient effectivement étendre leur domination sur tout le Proche-Orient. (…) Les Juifs veulent la Palestine comme un “destroyer” [Zerstörer], une voie d’accès aux pays arabes voisins et aussi à d’autres pays ». 

       Dans l’article 32 de la charte du Hamas, où sont mentionnés les Protocoles en tant que preuve du criminel « projet » de conquête des « sionistes », définis comme des « Juifs bellicistes », on retrouve la vision horrifiée qu’avait al-Husseini des « ambitions » juives illimitées :  

                « La conspiration sioniste [ou le « plan sioniste »] n’a pas de limites. Après la Palestine, les sionistes veulent accaparer la terre, du Nil à l’Euphrate. Quand ils auront digéré la région conquise, ils aspireront à d’autres conquêtes. Leur plan a été énoncé dans les Protocoles des Sages de Sion, et leur conduite actuelle en est la meilleure preuve. Sortir du cercle de la lutte contre le sionisme est une haute trahison. Maudits soient ceux qui agissent de la sorte. […] Nous n’avons d’autre choix que de mobiliser toutes nos forces et nos énergies afin de combattre cette vicieuse invasion nazie-tartare [ou « nazie et tatare », sic]. […] Au sein du cercle du combat contre le sionisme mondial, le Hamas se considère comme le fer de lance et l’avant-garde. […] Tous les groupes islamiques du monde devraient faire de même, car ces derniers sont mieux équipés pour combattre les Juifs bellicistes ». 

      C’est principalement en référence à cet antisionisme islamiste exterminateur qu’on peut définir l’antisionisme radical non seulement comme la principale figure contemporaine de la haine totale des Juifs, que j’appelle « judéomisie », mais aussi comme une forme contemporaine de racisme à cible juive, particulièrement perverse et subtile puisqu’elle se réclame de l’antiracisme et de l’anticolonialisme. C’est pourquoi elle séduit tant les jeunes militants naïfs engagés à gauche et à l’extrême gauche. L’antisionisme radical peut dès lors être défini comme un pseudo-antiracisme racialiste, dont l’objectif est la totale délégitimation d’Israël, préalable à sa destruction. L’israélicide est la vérité de la propagande antisioniste.    

-Comment, dans le monde occidental, la complosphère numérique a-t-elle relancé la carrière des « Protocoles » ? 

PAT. Les Protocoles y restent cités comme un document de référence, mais ils sont partout présents à travers des thèmes ou des récits dérivés, qui tous prétendent répondre à la question « Qui sont les maîtres du monde ? », par des révélations et des dénonciations. Depuis le début des années 1990, la nouvelle rhétorique complotiste s’est développée sur la base de deux thèmes fondamentaux. Le premier thème relève de l’antimondialisme, à travers la dénonciation du « Nouvel Ordre mondial » dont les Protocoles constitueraient le « schéma directeur », et le second de la vision antisioniste généralisée dont l’ennemi désigné est le « Gouvernement d’Occupation sioniste » (ZOG : acronyme de « Zionist Occupation Government »). Le modèle interprétatif hérité des Protocoles trouve sa principale adaptation dans ce nouveau grand récit, où l’antimondialisme est jumelé avec un antisionisme radical et un anti-américanisme paranoïaque. La diabolisation des « financiers cosmopolites » ou des « banquiers internationaux », censés être juifs ou « enjuivés » pour la plupart d’entre eux, fait partie du tableau. Ils sont autant de réincarnations des « Sages de Sion ». C’est ainsi que les présentent des auteurs ésotérico-complotistes intarissables comme Jan van Helsing, Fritz Springmeier, David Icke ou Henry Makow.   

      Au début du XXIe siècle, les Protocoles demeurent le principal véhicule du mythe moderne du « complot juif mondial » et de ses variantes rhétoriques (« complot sioniste mondial », « complot américano-sioniste », « alliance judéo-croisée », etc.). Le faux a été massivement réédité et diffusé sur Internet dans les années qui ont suivi le 11-Septembre, comme pour répondre à la demande des adeptes de la « théorie du complot » sur les attentats anti-américains. Parallèlement, les Protocoles continuent d’alimenter la nouvelle culture populaire globalisée, à base de visions complotistes agrémentées d’un ésotérisme ou d’un occultisme de bazar faisant référence aux Illuminati et de motifs négationnistes, sur fond de dénonciation du « mondialisme » ou du « gouvernement mondial » secret. Les interprétations complotistes et antijuives du thème de « l’État profond » vont dans le même sens. L’avenir du plus célèbre des faux antijuifs et de ses rejetons semble assuré.

Interview menée par Thomas Mahler, publiée (avec quelques coupes) le 3 mars 2024 sur le site de L’Express. Lien ci-dessous:

https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/taguieff-linfluence-des-protocoles-des-sages-de-sion-sur-le-hamas-est-determinante-74WSDH5QYJFL7G6WK7U6K543EA/

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