« Juif ». Robert Badinter avait signé avec ce mot une tribune dans Le Monde le 15 juin 1979 : « Pour le jugement des crimes contre l’humanité ».
« Juif ». Par ce mot, Robert Badinter se désigna alors publiquement dans cette identité qui le rattachait à la Shoah, lui qui avait perdu son père et une grande partie de sa famille dans la « solution finale ». C’est donc en tant que « juif » qu’il s’engagea dans une controverse qui l’indignait : les propos négationnistes de Louis Darquier de Pellepoix, ancien commissaire général aux questions juives, de 1942 à 1944, dans L’Express en octobre 1978, puis ceux de Robert Faurisson (1929-2018) dans Le Monde le 29 décembre 1978.
Pour le jugement des crimes contre l’humanité
« Depuis quelques mois, nous assistons à une singulière entreprise. Des écrivains et des journalistes de qualité critiquent ou dénoncent tout ce qui est susceptible de rappeler aux Français le génocide juif pendant la seconde guerre mondiale. Que des protestations s’élèvent de toute part contre les déclarations de Darquier de Pellepoix ; et nos auteurs d’ironiser aussitôt sur ces transports d’indignation à l’égard d’un vieillard impuissant. Qu’Holocauste soit diffusé sur les écrans de télévision ; et nos auteurs de craindre que de telles émissions ne fassent renaître l’antisémitisme des cendres, des crématoires. Que des poursuites judiciaires soient annoncées à rencontre de fonctionnaires de la police de Vichy ; et nos auteurs de s’alarmer des passions qui pourraient agiter l’opinion à cette occasion ; et de conclure à la nécessaire prescription des crimes contre l’humanité, c’est-à-dire, en termes moins juridiques, au droit à l’oubli des auteurs ou des complices du génocide juif.
À cet égard, il faut d’abord préciser les limites et la signification des poursuites judiciaires que réclament les victimes de l’holocauste. Le temps écoulé interdit, en fait, toute condamnation sévère. Entre les crimes évoqués et les hommes âgés qui, près de quarante années plus tard, en répondraient devant la cour d’assises, il n’y a pas d’identification possible. Inévitablement, on aurait l’impression de juger d’autres hommes que ceux qui avaient commis les crimes. Et cette discordance seule suffirait à arrêter toute passion répressive.
Ce ne sont donc pas les châtiments qui importent dans de telles entreprises judiciaires. Mais la satisfaction de cette exigence de justice : que le coupable soit identifié et condamné comme tel, que ses crimes ne demeurent pas des crimes anonymes commis par des criminels inconnus, presque mythiques. Le seul jugement qui importe désormais est celui de l’histoire. Notre justice doit y contribuer, en établissant aussi clairement que possible, dans le respect absolu des droits de la défense, la responsabilité de chacun des complices français du génocide juif. L’exigence de vérité, se confond ici avec l’exigence de justice. Et elle est d’autant plus forte que des faussaires de l’histoire s’appliquent aujourd’hui à dénier la réalité ou à réduire l’étendue du génocide.
Or, c’est bien à la recherche de l’oubli du génocide juif que sont nos auteurs. Et c’est là le trait le plus révélateur de leur démarche. Laissons de côté l’argument sans cesse ressassé qu’il serait trop facile de dénoncer le massacre des juifs pendant la dernière guerre, alors que tant d’autres crimes contre l’humanité sont ensevelis dans les ténèbres de l’histoire ou le silence complice des puissances. Il est vrai que la litanie des crimes contre l’humanité s’égrène au long des temps et sur tous les continents. La publication est souhaitable d’une encyclopédie des massacres des innocents, où seraient analysés et inventoriés tous les martyres que les hommes ont infligés à leurs semblables, afin que l’humanité y découvre son plus cruel visage. Mais s’il faut sans cesse dénoncer tous ces crimes où qu’ils se commettent et quel que soit la nation ou le régime qui les pratique, en quoi l’indifférence trop commune devrait-elle impliquer le silence à l’égard du génocide juif ? Alors que ce dernier relève plus qu’aucun autre de notre particulière histoire !
Car le génocide juif présente ce trait particulier : c’est en Europe occidentale, dans notre temps, qu’a été décidée et entreprise la liquidation systématique, organisée, de millions d’êtres humains, enfants et vieillards compris, simplement parce qu’ils relevaient, estimait- on, d’une race qui devait disparaître de l’humanité.
Sans doute, l’histoire est souillée, avant et même depuis le génocide juif, de massacres de peuples vaincus. Mais c’est dans le cadre de conflits où un peuple en affrontait un autre, et succombait dans la lutte. Rien de tel dans le génocide juif. Des hommes nés au sein d’une communauté se voyaient dénier par cette communauté même le droit à la vie, tout simplement parce qu’ils étaient nés juifs.
Sans doute aussi, l’histoire est chargée de persécutions sanglantes de minorités religieuses. Mais, qu’il s’agisse des cathares, des protestants ou des juifs d’autrefois, le choix leur était toujours donné entre la mort et le reniement de leur foi. S’ils mouraient, c’était par un acte de résistance, un refus de céder à un ordre religieux totalitaire. Ces martyrs payaient ainsi de leur vie une ultime liberté qui leur restituait leur dignité d’homme.
Rien de tel pour les juifs sous le régime nazi. L’abjuration même ne pouvait les sauver. Ils étaient voués à la mort, simplement parce que, étant nés de parents juifs, ils étaient porteurs du mal absolu. Ils devaient disparaître, voilà tout !
En cela, le génocide juif se distingue des autres crimes racistes que l’Europe occidentale a commis, et sur lesquels en effet nos sociétés, que ces crimes ont enrichies, se montrent bien discrètes. Car il est vrai que les Européens ont déporté aux Amériques des centaines de milliers de Noirs, qui y sont morts en esclavage. Comme il est virai que des centaines de milliers d’Indiens asservis par les Européens sont morts dans les mines du continent américain.
Même pas des sous-hommes…
Mais ce qui demeure spécifique du génocide juif, c’est que les juifs sont morts, non parce qu’ils étaient des esclaves, mais parce qu’ils devaient mourir. Les travaux forcés dans les camps n’étaient pour les juifs qu’une technique d’extermination parmi d’autres, comme la chambre à gaz ou la fusillade. Ce refus même de la condition d’esclave aux juifs, parce qu’elle leur aurait laissé, jusque dans la plus atroce misère, une sorte d’espérance de survie, est révélateur. Les juifs, pour les nazis, n’étaient même pas des sous-hommes. Ils n’étaient plus hommes du tout. C’est la négation totale de la qualité d’homme à des êtres humains qu’exprime ainsi le génocide juif.
Par là, ce génocide demeure le plus significatif dans l’histoire des crimes racistes contre l’humanité.
Or à ce crime-là, il se trouve qu’une partie de la droite française est historiquement liée. Sans doute, l’immense majorité des hommes de droite n’a découvert l’holocauste qu’en 1945, lors de l’effondrement de l’Allemagne nazie. Et la prise de conscience de ce qui s’était passé, l’horreur ressentie devant les fours et les charniers, ont libéré la droite française des passions antisémites qui trop souvent l’agitaient.
Mais il demeure que, historiquement, l’antisémitisme a été, pour une partie de la droite française, à la fois tradition et inspiration. Le slogan » Mort aux juifs » si souvent clamé dans les réunions, inscrit sur les murs de nos villes avant la guerre, n’était rien d’autre que l’expression d’un souhait qu’Hitler allait, lui, traduire en actes. Et à ces actes, l’appareil de l’État français devait, pendant l’occupation, prêter son concours actif à chaque fois qu’il en a été requis. Sans doute, les fonctionnaires français ignoraient la portée finale de leur petite participation à l’entreprise immense de mort poursuivie contre les juifs. Mais rien ne peut changer cette tragique vérité : l’État français a été antisémite et collaborateur. Et la collaboration dans le domaine de l’antisémitisme s’est traduite par une assistance effective au génocide juif.
On comprend mieux dès lors pourquoi certains, au sein de la nouvelle droite française, s’appliquent, avec intelligence et talent, à donner aux Français – et même aux juifs français, – le goût de l’oubli des crimes passés. La vérité est simple : à juger Leguay ou Bousquet, on jugerait en même temps un système politique avec lequel, à un moment donné de son histoire, une partie de la droite française s’est trop identifiée. Et pour les hérauts de cette nouvelle droite, qui s’affirme résolument démocratique et anti-raciste – et pourquoi douterons-nous de leur sincérité ?, – l’évocation publique et la condamnation symbolique des crimes contre l’humanité commis par des hommes de droite, dans le cadre d’un appareil d’État de droite, est une perspective désolante.
Nous comprenons cette attitude. Jeter le manteau de Noé sur les fautes, des pères est un geste légitime. Mais nous n’avons pas à l’imiter ni à nous taire. Pourquoi les victimes du plus atroce crime contre l’humanité seraient-elles vouées à l’oubli ? Le temps écoulé met les criminels à l’abri des peines. N’y ajoutons pas le bénéfice du silence. Que la justice des hommes marque Caïn au front du signe sanglant, pour que les hommes se souviennent du crime, et s’en détournent avec horreur dans les temps à venir. C’est la seule réparation que méritent les victimes du génocide.
(*) Juif.
ROBERT BADINTER (*)
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