Le Hamas contre Israël, ce n’est pas David contre Goliath! 

La guerre à Gaza, analysée par Edward Luttwak

Par Jeremy Stubbs 

Le géopolitologue et expert militaire Edward Luttwak, interviewé par le journal japonais, « Yomiuri Shimbun », à Tokyo, le 11 octobre 2018 © Jo Iwasa/AP/SIPA

Selon de nombreux commentateurs occidentaux, Israël, dans sa campagne contre le Hamas, a déclenché une violence cataclysmique sans que les moyens « disproportionnés » qu’il mettrait en œuvre lui garantissent la victoire sur les forces paramilitaires en face. Selon Edward Luttwak, un des plus grands spécialistes de stratégie militaire, les promoteurs de cette analyse n’ont rien compris, ni à l’approche israélienne, ni à la façon dont la guerre est en train d’évoluer.


Depuis le début du présent conflit entre Israël et le Hamas, un récit s’est imposé dans la plupart des médias occidentaux, surtout ceux de gauche. Ce récit dépeint l’organisation terroriste palestinienne en David et les forces armées israéliennes en Goliath. Selon le narratif en question, ces dernières disposeraient du dernier cri en matière d’armements sophistiqués, seraient constamment ravitaillées par les stocks quasi inépuisables des États-Unis et déploieraient une puissance de feu massive pour annihiler toute opposition, en sacrifiant allègrement d’innombrables vies de civils palestiniens. Pour autant, elles n’arriveraient pas à vaincre la résistance apparemment courageuse des combattants du Hamas tapis dans les ruines laissées par des bombardements supposément incessants de l’aviation et de l’artillerie israéliennes. Cette vision manichéenne de la situation est combattue par un petit nombre d’experts, dont Edward Luttwak, historien militaire chevronné et spécialiste du concept anglo-saxon de « grande stratégie », à savoir la poursuite cohérente par une nation de ses intérêts à long terme en tenant compte des moyens à la fois militaires et non-militaires. Né en Roumanie en 1942, ayant étudié en Sicile et en Angleterre, il devient citoyen américain dans les années 1970, après avoir entamé une série de best-sellers sur la géopolitique et l’art de la guerre – dont il a aussi une expérience de combattant. Il vient de publier un article dans The Tabletpour expliquer, comme le dit son titre, « Pourquoi Israël est en train de gagner à Gaza ».

Israël : de David à Goliath ?

Pendant longtemps, Israël avait la réputation d’être un David, c’est-à-dire une petite nation combattive entourée de tous les côtés par des ennemis ayant juré sa perte. Aujourd’hui, cette vision est renversée. Le récit transformant Israël en Goliath brutal voué à une défaite ultime s’est mis en place au cours des trois premiers mois du conflit. Par exemple, dans une série d’articles publiés dans le quotidien britannique de gauche, The Guardian, Paul Rogers, professeur émérite de « Peace Studies » (études de la paix) à l’université de Bradford et membre honoraire du Joint Services Command and Staff College (académie militaire supérieure au Royaume Uni), affirme qu’Israël ne ferait autre qu’appliquer la « Doctrine Dahiya ». Selon cette dernière, formulée en 2008 par le général Gadi Eizenkot qui cherchait à tirer les leçons du conflit israélo-libanais de 2006, Israël doit riposter à toute action hostile de la part de ses adversaires au Liban ou à Gaza par une démonstration de force massive et disproportionnée, seule capable de produire un effet de dissuasion apte à décourager toute attaque future. Avant Noël, le même Paul Rogers annonce que, loin de gagner sa guerre contre le Hamas, Israël est en train de la perdre, à cause de cette stratégie. Une analyse similaire se trouve dans le texte, « Israël perd cette guerre », publié dans la revue américaine de gauche, The Nation, le 8 décembre, et traduit en français par la revue communiste, Contretemps. Selon les auteurs, Tony Karon, rédacteur de AJ+, la branche numérique d’Al Jazeera, et Daniel Levy, ancien conseiller du gouvernement israélien et président de l’ONG US/Middle East Project (USMEP), il ne serait plus absurde « de suggérer qu’un groupe d’irréguliers armés, comptant quelques dizaines de milliers de personnes, assiégé et n’ayant qu’un accès limité à des armes de pointe, puisse faire le poids face à l’une des armées les plus puissantes du monde, soutenue et armée par les États-Unis ». Il n’est pas besoin d’être d’extrême gauche pour prendre au sérieux l’idée que la stratégie apparente d’Israël pourrait conduire à sa défaite. Le 7 novembre, Jon B. Alterman, du Center for Strategic and International Studies, think tank basé à Washington, envisage l’échec de l’approche israélienne si cette dernière « motive des générations futures de Palestiniens qui célébreront même de petites victoires remportées malgré des défis apparemment insurmontables ». Récemment, l’inénarrable Jeremy Bowen, reporter de guerre vétéran et rédacteur international de la BBC, dans un article au sous-titre qui dit tout sur sa perspective personnelle, « La mort et la quête de la « victoire totale » par Israël », conclut qu’« Israël a infligé des pertes considérables au Hamas, mais n’a pas brisé sa capacité de se battre ». Il est évident que la stratégie israélienne est toujours en train de suivre son cours, mais le message invariable de ces médias est qu’Israël a déjà sacrifié tout respect pour les règles de la guerre ou les normes humanitaires sans même arriver à assurer une victoire sur son ennemi. Quand de nombreuses publications proclament que sa campagne militaire à Gaza est une des plus destructrices de l’histoire, l’impression donnée est que la disparité des forces en place, entre Tsahal-Goliath et le Hamas-David, mitige ou compense la barbarie de l’attaque du 7 octobre qui a déclenché cette guerre.

Soldat israélien à la frontière avec Gaza, 24 novembre 2023 © Tsafrir Abayov/AP/SIPA

Concours de débrouillardise

Certes, le budget militaire d’Israël est sans comparaison avec celui du Hamas. En 2022, il a dépensé 23,4 milliards sur ses forces armées, et les horreurs du 7 octobre l’ont obligé à augmenter son budget. Mais cet argent est consacré à la défense de tout un pays qui est constamment menacé par des attaques en provenance du nord, du sud et du ciel, attaques financées en partie par un autre État, l’Iran. En face, les finances du Hamas sont loin d’être celles de quelque guérilla paysanne. Le budget de l’organisation terroriste s’élevait à un milliard de dollars en 2014. Depuis, avec ses confères du Jihad islamique palestinien, elle aurait levé plus de 130 millions de dollars rien qu’à travers les cryptomonnaies. Les grands chefs du Hamas valent ensemble 11 milliards de dollars. Et à quoi le Hamas consacre-t-il ses dépenses militaires ? A part l’achat et la production des roquettes par lesquelles il fait régner la peur sur la population israélienne, ses fonds sont alloués à la construction et à l’entretien du vaste réseau de tunnels qui s’étend sous les villes, les hôpitaux et les bâtiments publics de la bande de Gaza. Ces souterrains sont destinés à la protection exclusive des dirigeants et des combattants de l’organisation. Aucun abri n’a été construit pour la protection des populations civiles qui, elles, sont abandonnées à la surface afin de servir de boucliers humains et de sacrifices sur l’autel de l’opinion publique mondiale. Se confiant à Actualité juive en janvier, l’ingénieur et ancien officier Yehuda Kfir souligne le fait que le réseau de tunnels découvert par les forces israéliennes est non seulement plus étendu qu’on ne prévoyait, mais aussi plus profond et plus sophistiqué en termes des techniques de forage et de construction utilisées – et par conséquent plus coûteux en termes de l’argent investi.[1] Le monde vient d’apprendre que le Hamas a même réussi à construire un centre de données sous le QG de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), sans que les dirigeants de cet organisme onusien soient au courant.


On peut en conclure que les dirigeants du Hamas sont aussi débrouillards qu’ils sont indifférents au sort de leurs civils. Mais de son côté Israël ne s’est jamais fié uniquement au soutien de ses alliés, les États-Unis en tête, qui au début de l’existence de l’État juif lui ont fourni très peu d’armes. Israël ne s’est jamais contenté non plus d’allouer de vastes sommes au budget recherche et développement de ses militaires. C’est la conclusion d’une analyse historique très détaillée conduite par Edward Luttwak avec son collègue Eitan Shamir, professeur à l’université Bar-Ilan et un ancien haut fonctionnaire au ministère des Affaires stratégiques. Ils ont publié leurs conclusions dans un livre The Art of Military Innovation: Lessons from the Israel Defense Forces (L’art de l’innovation militaire: leçons des forces de défense israéliennes), sorti en octobre aux presses universitaires de Harvard. Luttwak et Shamir partent du constat que, pendant longtemps, Israël n’avait pas les moyens financiers des grands États occidentaux et que, tout au long de son existence, il a été obligé très fréquemment de faire la guerre, tandis que ses forces armées sont restées dans un état d’alerte presque permanent. Dans cette situation, le pays a dû sa survie en grande partie à sa capacité à innover rapidement et avec peu de ressources, en termes d’armements comme en termes des tactiques nécessaires à leur exploitation. Dans le monde de l’entreprise, on parle d’« innovation frugale » pour désigner la capacité à répondre à un besoin de manière efficace avec le minimum de moyens et à bas coût. Selon le slogan à la mode, il s’agit de « faire mieux avec moins ». Telle est depuis toujours l’approche d’Israël en termes militaires. Tandis que les grandes puissances ont tendance à créer des armements ultrasophistiqués, dotés de gadgets perfectionnés, dont le développement est très long mais qui se révèlent en pratique très vite dépassés, Israël se débrouille en bricolant des solutions à partir d’armements existants ou en improvisant des solutions nouvelles adaptées aux circonstances.

Una armée adaptée aux défis

C’est en exploitant sa familiarité avec les armements israéliens que, dans son nouvel article publié le 9 février, Edward Luttwak explique pourquoi Israël est en train de gagner, malgré la difficulté de sa tâche. Les soldats israéliens doivent avancer dans des zones urbaines densément peuplées où leurs adversaires restent cachés et transforment les civils en boucliers vivants. Le triple objectif  des forces de Tsahal consiste à repérer et neutraliser les combattants du Hamas, à protéger les vies de ses propres soldats et à épargner le plus possible celles des populations civiles. Pour relever ce défi complexe, elles possèdent des moyens mieux adaptés que ceux de toute autre armée.

D’abord, les Israéliens ont renoncé à l’usage de certains armements qui leur auraient donné un avantage mais qui auraient infligé une destruction trop systématique aux Gazaouis. Ils n’ont pas exploité leurs mortiers lourds de 160 mm, qui sont plus petits et moins chers que la plupart des obusiers des armées occidentales mais qui sont capables d’emporter une charge explosive de 30 kilos sur de courtes distances. Ces mortiers auraient été très efficaces dans un environnement urbain, mais trop destructeurs. En outre, les Israéliens ont eu recours à seulement une fraction de leur puissance aérienne. En revanche, ils ont pu exploité des atouts uniques. D’abord, le Yahalom, l’unité d’élite de leur  génie militaire, formée pour faire face à des situations complexes telles que la guerre dans les tunnels. Le Yahalom (« diamant » en hébreux) possède tout un équipement adapté à son activité : capteurs radars à basse fréquence, engins de terrassement, robots, mini-drones, bombes intelligentes… Leur travail de pointe épargne la vie des soldats, tout en évitant la nécessité d’une campagne de destruction massive. Le char israélien, le Merkava, s’est révélé plus performant à Gaza que le Léopard allemand en Ukraine. Plus lourd, muni d’un blindage très épais, il est équipé du système de protection active « Trophy », capable de lancer un projectile contre un missile anti-char pour le détruire avant qu’il n’atteigne le tank. Le Namer, véhicule blindé et chenillé de transport de troupes, est le véhicule le plus blindé de tous les temps. Le conducteur et son équipage ne sont pas exposés aux tirs ennemis, car ils ont une vue panoramique à 360° grâce à des micro-caméras enchâssées dans le blindage. L’infanterie est guidée par des caméras dans des mini-drones qui la préviennent de la présence de snipers et d’ennemis se tenant en embuscade. En effet, les drones sont une spécialité israélienne : aujourd’hui, certains sont aussi minuscules que des insectes. Finalement, Tsahal utilise une méthode d’entraînement intensif hérité des Britanniques et n’envoie pas des recrues sans formation au front, comme c’est trop souvent le cas dans la guerre ukrainienne.


Tous ces atouts favorisent la victoire sans nécessiter la « violence cataclysmique » évoquée par certains commentateurs. Et la victoire semble au rendez-vous. Le 11 février, le nombre des morts des forces israéliennes s’élevait à 564. Ce chiffre comprend 312 soldats et policiers tombés le 7 octobre, ce qui veut dire que seuls 252 militaires ont perdu la vie depuis le début de l’opération actuelle. En même temps, Israël prétend avoir tué ou mis hors de combat quelque 10 000 combattants du Hamas. Selon Luttwak, ce « kill ratio » ou ratio pertes adversaires/pertes amies de 50 à 1 est exceptionnel, « sensationnel », et s’explique pas des armements et des techniques qui sont uniques à l’armée israélienne.

Comparaison sans raison

Peut-on dire, comme le font certains experts, que c’est la campagne la plus mortifère de l’histoire récente ? Selon les sources palestiniennes, le nombre des morts de Gazaouis civils serait près de 28 000. Selon les Israéliens, ce chiffre comprend les 9 000 combattants du Hamas qu’ils ont tués. Si le total reste élevé, cela s’explique par la manière dont le Hamas utilise les civils pour se camoufler et se protéger. La comparaison est souvent faite avec la bataille de la ville de Mossoulen Iraq. Là, il y avait 2 millions d’habitants répartis sur une superficie comparable à celle de Gaza. Entre octobre 2016 et mars 2017, 10 000 civils ont perdu la vie. Pourtant, les forces de la coalition combattant l’État islamique ont pu permettre aux résidents de quitter la ville, tandis que les Israéliens sont contraints d’inviter les Gazaouis à se déplacer à l’intérieur de la bande. Les forces de l’État islamique, assiégées dans la ville, avaient moins de tunnels à leur disposition et étaient moins adeptes de l’exploitation des civils comme boucliers. La situation est donc similaire mais sans être vraiment comparable. D’ailleurs, dans un article dans Newsweek le 12 février, John Spencer qui, après une carrière dans l’infanterie américaine, détient la chaire de combat urbain à l’Institut de la guerre moderne à West Point, nous enjoint d’arrêter de chercher des précédents historiques pour la situation à Gaza qui est vraiment sui generis. Il nous rappelle que le siège de la ville ukrainienne de Marioupol par les Russes en 2022 a provoqué jusqu’à 25 000 pertes civiles; que 300 000 civils sont morts en Syrie ; et que, entre 1994 et 2009, les deux guerres de Tchétchénie ont plus que décimé la population tchétchène. Le bombardement de Dresde en 1945 a fait 25 000 morts en trois nuits, et une seule nuit de bombardement américain à Tokyo a fait autour de 100 000 morts.

Revenons à l’accusation portée par Paul Rogers dans The Guardian. Israël est-il toujours en train d’appliquer simplement et systématiquement la Doctrine Dahiya formulée en 2008 et consistant à détruire toute l’infrastructure de l’adversaire ? Selon une étude publiée en 2017 par la Rand Corporation, célèbre think tankaméricain consacré aux questions de stratégie et de R&D, les forces israéliennes auraient constamment changé de tactiques entre 2009 et 2014 pour s’adapter à un ennemi hybride dans un terrain urbain complexe. Cette évolution constante infirme la notion qu’Israël serait resté fixé sur une seule approche rudimentaire. D’ailleurs, ses tactiques ont déjà changé sensiblement au mois de janvier, en évoluant vers un affrontement de moindre intensité. La pression de ses alliés, les États-Unis en tête, y joue un rôle.

Enfin, pourquoi supposer que tout ce qui se passe à Gaza est la seule faute d’Israël ? Si le Hamas veut épargner les civils, il n’a qu’à se rendre ou du moins commencer à négocier sérieusement. Mais il ne le fait pas. L’histoire de David et de Goliath est citée dans le Coran, dont le texte ajoute cette explication profonde : « Et si Allah ne neutralisait pas une partie des hommes par une autre, la terre serait certainement corrompue ». Mais qui est véritablement David dans la situation actuelle ? Qui fait le plus d’efforts pour épargner des vies humaines ?

© Jeremy Stubbs 


[1] Actualité juive, n° 1721, 25 janvier 2024, pp. 6-7.


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