La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt
L’antisémitisme, l’antisionisme, la haine des Juifs, d’après Robert Badinter qui vient de nous quitter
« Le socle était déchiré, le masque arraché. Ce qui s’exprimait à nouveau à Paris dans ces manifestations, c’était au-delà de l’antisionisme, l’antisémitisme, la ” haine des Juifs”. »
Robert Badinter[1], 26 juillet 2014.
Robert Badinter a toujours pris soin de se présenter comme un humaniste héritier de la culture des Lumières, avec une dilection éthique ne souffrant d’aucune compromission politique ou religieuse pour défendre la vie humaine. Son combat contre la peine de mort en témoigne. En réussissant à faire voter l’abolition de la peine de mort, puis à présider le Conseil Constitutionnel (1986-1995) avec l’autorité sereine qui sied à une fonction d’exception, l’ancien Garde des Sceaux (1981-1986) de François Mitterrand est entré vivant au Panthéon républicain des idées et des valeurs.
Les manifestations antisémites des cortèges pro-palestiniens qui déambulèrent à Paris et partout ailleurs dans l’Hexagone courant juillet 2014, lors de la guerre entre le Hamas et Israël, vont provoquer chez l’homme de loi et du devoir assumé une douloureuse prise de conscience et une saillie identitaire à la mesure des affres de l’histoire passée et présente : « Français juif ou juif français, comme on voudra, ces deux qualités étant indissociablement liées en moi, j’assiste avec stupeur et colère à la renaissance d’un antisémitisme proclamé en France[2]. » On imagine l’immense déception, voire la désillusion teintée d’une sourde colère, de ce « fils de déporté » qui consacra sa vie à la défense de ses compatriotes les plus humbles et aussi les plus malchanceux (condamnés à mort), devant cet antisémitisme qui fait retour.
Le « Français juif » se confond alors au « Juif français », un glissement sémantique qui n’est pas anodin pour ce républicain sourcilleux et scrupuleusement dévoué à un patriotisme exigeant, pour s’offusquer « des voyous masqués [qui] se dirigent vers les synagogues, mus par le désir de frapper, de casser, de brûler[3] ». Robert Badinter, qui connaît ses classiques, depuis une enfance meurtrie dans la France de l’Occupation et des sordides magouilles politiques de Vichy, met en correspondance histoire et mémoire pour préciser : « Les agressions contre les synagogues jalonnent l’histoire de l’antisémitisme », « mais les cris de “mort aux juifs”, c’est à Paris qu’ils résonnent, et aux Juifs de France qu’ils s’adressent[4]. »
Robert Badinter, récemment décédé, aurait pu exprimer le même sentiment d’indignation face au déferlement des manifestations antisémites partout en Europe qui suivirent la Shoah orientale du 7 octobre et la guerre conduite à Gaza par Tsahal. Avec une spécificité française ignoble : un parti captif d’un électorat français musulman, La France Insoumise (LFI), sous la conduite de son chef Jean-Luc Mélenchon, allait faire des Juifs et d’Israël les cibles et les parias à ostraciser et à exclure de la communauté nationale et d’une planète régénérée par un progressisme ravageur.
Ces propos sans ambiguïté viennent nous rappeler que le retour de la flamme antisémite s’appuie sur des marqueurs historiques aussi signifiants qu’effroyables : la Kristallnachtdéclenchée par les nazis le 9 novembre 1938 à Berlin et dans les villes allemandes commença par la destruction des synagogues avant le saccage des commerces juifs ; la vindicte violente des manifestants parisiens avait pour adresse explicite les Juifs de France ès qualités, même si implicitement était visée leur pseudo-appartenance sioniste ou une sympathie supposée pour Israël. Par ailleurs, Israël en tant qu’État était stigmatisé comme « assassin » et à mettre au ban des nations.
La progression de l’antisémitisme en France, souvent déguisé dans les habits de l’antisionisme, n’a cessé de croître depuis la fin des années 1960. Il est « porté » à la fois par une frange minoritaire de l’extrême droite nostalgique du fascisme – présente historiquement au Front national, sans que la conduite personnelle de Marine Le Pen[5] et le programme du Rassemblement National ne puissent être aujourd’hui incriminés –, l’extrême gauche anticapitaliste (NPA & Co) et lambertiste et des négationnistes de tous bords (Dieudonné, Alain Soral, etc.). Il est relayé massivement depuis les années 2000 par le « pro-palestinisme » de la France des banlieues qui regroupe pour l’essentiel des minorités originaires du Maghreb, de religion musulmane ainsi que quelques convertis récents à l’islam. Il a son parti politique de prédilection, LFI, et qui a l’aune de son chef sont obsédés par les Juifs et Israël jusqu’à les poursuivre de leur courroux « progressiste » au sein de tribunaux populaires et d’opportunité. Sans incriminer directement le laxisme des gouvernements français gaulliste et post-gaullistes, droite et gauche incluses, on peut dire que la politique arabe de la France s’est accompagnée bien souvent d’un parti-pris pro-palestinien qui servit de fer de lance à la démagogie antisioniste et à l’antisémitisme qui polluèrent les banlieues d’un vent mauvais et de violences racistes.
Les habitants des périphéries urbaines sont confrontés à la « perversion fanatique » et violente d’adolescents issus de l’immigration, une population qui selon la sombre prévision de l’imam de Drancy, Hassan Chalghoumi, comptabiliserait plusieurs milliers de jeunes partis faire le djihad en Syrie[6]. Les assassinats criminels de Juifs en France et en Belgique furent perpétrés dans un passé récent par ces terroristes désœuvrés et ultra-fanatisés, bien souvent à leur retour de djihad. L’antisémitisme à visage contemporain français n’émane donc pas indistinctement de l’ensemble des classes sociales ou de l’arc-en-ciel politique, même s’il est entretenu de toujours par les extrémistes de tous bords, et ce serait une erreur d’en faire porter la responsabilité à l’ensemble des Français. « La France n’est pas devenue ou redevenue antijuive, mais il y a une nouvelle France antijuive », discerne avec perspicacité Pierre-André Taguieff[7]. Qu’est-ce à dire ? « La haine des Juifs est portée par l’antisionisme radical ou absolu, mélange d’hostilité systématique à l’égard d’Israël, quelle que soit la politique du gouvernement en place, et de compassion exclusive pour les Palestiniens, quoi qu’ils puissent faire, actions terroristes comprises. Le pro-palestinisme inconditionnel est désormais le principal vecteur de la haine des juifs dans le monde[8]. » L’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme a longtemps fait débat, particulièrement au sein de la gauche française qui a cherché à dissocier les deux phénomènes pour des raisons à la fois électoralistes – s’attirer à l’instar de la France insoumise (LFI) le vote des minorités de confession musulmane – et comme alma mater (mère nourricière) anticoloniale d’une idéologie socialiste en déliquescence après la présidence de François Hollande (2012-2017).
Une partie de la droite n’est pas en reste dans cette myopie politique, plus par opportunisme électoral que pour des raisons idéologiques.
Une fraction des responsables de l’ancien parti socialiste, notamment l’ancien Premier ministre Manuel Valls, échappe à cette instrumentalisation idéologique pour privilégier une analyse clairvoyante de la dérive haineuse et antisémite des bandes violentes de banlieues. C’est également la position de dirigeants socialistes comme Bernard Cazeneuve et François Hollande et de l’actuel Président Emmanuel Macron, nonobstant quelque ambiguïté de langage au sein de la classe politique qui a laissé croire que la politique israélienne pouvait susciter des débordements violents dans ces désormais fameux « territoires perdus de la République », et d’où la graine islamiste allait faire des ravages anti-républicains et sanglants (assassinats de Samuel Paty ,père Hamel ,Dominique Bernard). Aujourd’hui, Robert Badinter exprime le sentiment général en faisant observer que « la haine des Juifs n’a pas disparu. Je la revois à l’œuvre chez ces jeunes gens, masqués, l’invective à la bouche et la pierre à la main, animés par les mêmes passions antisémites que leurs prédécesseurs des temps passés pourtant si différents[9]». La menace se retrouve « présente dans les cris et les violences qui ont accompagné certains défilés organisés par les associations de soutien au peuple palestinien et hostiles à Israël[10] ». En somme, « les clameurs antisémites qui n’avaient pas retenti depuis l’occupation nazie[11] » résonnent à nouveau dans les défilés palestiniens au son de « mort aux Juifs », « les Juifsdehors », « Israël assassin » et font réminiscence des pages sombres de l’histoire de France. « Au soir de ma vie, se remémore Robert Badinter, les mêmes mots que je voyais enfant, inscrits à la craie sur les murs de mon lycée parisien, avant la guerre : “mort aux Juifs” avec alors l’adjonction de “mort à Blum”[12]. »
L’antisémitisme, l’antisionisme, la haine des Juifs, d’après Robert Badi… Émile H. Malet. « Le socle était déchiré, le masque arraché. Ce qui s’exprimait à nouveau à Paris dans ces manifestations, c’éta… |
Ce phénomène n’est malheureusement pas spécifique à la France, l’extrême droite allemande nostalgique du nazisme a fait alliance avec les défilés pro-palestiniens des minorités musulmanes outre-Rhin pour clamer « les Juifs dehors » et « Israël assassin ». Angela Merkel et l’ancien président allemand Joachim Gauck s’en sont offusqués, tout comme le chancelier Olaf Scholz d’une parfaite intégrité politique, mais le mal refait surface malgré une pédagogie antiraciste de tous les instants.
L’axe franco-allemand des années 2020, Emmanuel Macron et Olaf Scholz, pourrait œuvrer en ce sens au sein de l’Union européenne, à la fois pour lutter contre la renaissance de l’antisémitisme et enrayer la montée des populismes et des nationalismes. Un même combat en fait et qui ne cesse de nous incommoder en tant qu’Européens, car au sein de l’Union européenne et notamment au cœur de l’Europe centrale et orientale un racisme ordinaire et un néo-fascisme se déclinent sans gêne et sans retenue.
La sauvagerie criminelle des têtes brûlées de l’islamisme opère sans distinction à Londres, Paris, Berlin ou Vienne comme s’il s’était agi de réveiller une guerre des religions pour abattre les valeurs démocratiques et républicaines et affaiblir les régimes qui s’en réfèrent.
Retour de la haine
La convocation d’un passé trouble et d’un présent obscur vient en réminiscence de la face cachée nationaliste de l’Europe qui, sous la houlette nazie du IIIe Reich, programma la mise en œuvre de l’anéantissement des Juifs européens. Comme Robert Badinter, égrainant des souvenirs tumultueux, Franz Kafka se souvient d’un pogrome qui eut lieu à Prague le 16 novembre 1920 : « On y baigne dans la haine antisémite. Je viens d’y entendre traiter les Juifs de race de galeux. N’est-il pas naturel qu’on parte d’un endroit où l’on vous hait tant ? (Nul besoin pour cela de sionisme ou de racisme)[13]. » Dans leur for intérieur, l’ancien garde des Sceaux français et l’auteur tchèque du Procèséprouvent à un siècle d’intervalle une blessure profonde et troublante à bien des égards, car elle montre la permanence en Europe d’un sentiment xénophobe nauséabond à l’égard des Juifs, qui prend dans certaines circonstances des accents de haine et attise des passions antijuives. La déferlante antisémite se remet en marche lors de chaque instrumentalisation d’un événement politique, voire sociétal, comme on a pu l’observer lorsque des néonazis défilèrent – aux côtés des manifestants pro-palestiniens – à Paris en février 2014 « en criant “les Juifs dehors” dans une indifférence générale[14] », ou lors de manifestations propalestiniennes de l’hiver 2023 proposant d’effacer d’Israël de la carte proche-orientale en scandant à gorge véhémente : « from the river to the sea » la création d’un Etat palestinien juden-frei. Chacun sent bien que le conflit israélo-palestinien n’est qu’un prétexte pour le « palestinisme» militant, sinon comment comprendre que les centaines de milliers de morts du conflit syrien et pas plus la tyrannie sanglante de l’État islamique en Irak n’aient engendré quasiment aucune réprobation chez ces hordes banlieusardes étiquetées avec condescendance de « génération #Gaza[15] » par une presse bien-pensante. À la vérité, comme le poivre et le sel font toute la saveur de l’alimentation de base, le Juif et Israël constituent les ingrédients de cette « haine intercontinentale[16] » qui donne mauvaise conscience à l’Europe et au monde. Et qui pousse des foules enfiévrées, nourrissant des sentiments de juste compassion pour les victimes palestiniennes (mais écartant de cette compassion les victimes juives ou israéliennes), à s’aligner sur l’obscurantisme barbare et terroriste du Hamas.
Peu importe que ce mouvement terroriste – si l’on se réfère à son référencement par l’Union européenne ou les États-Unis – consacre presque tous ses subsides financiers à l’achat de missiles et de roquettes, à édifier des tunnels pour enfouir cet armement et planquer ses chefs et à disperser son arsenal de terreur dans les écoles, les mosquées et dans les labyrinthes souterrains de Gaza. Désormais, Juif et Israël, Israël et Juif, les deux termes sont interchangeables pour les belles consciences pro-palestiniennes en vue de « diaboliser Israël comme État criminel » et de manifester « la haine des Juifs et de la République[17] ». Alain Finkielkraut pointe ce « retournement du devoir de mémoire[18] »qui vise à confondre Gaza et Sarajevo. Tout s’équivaut dans cette manipulation idéologique, « l’esprit du djihad contre l’esprit critique[19] ». Alain Finkielkraut, membre de l’Académie française et essayiste avisé des bas-fonds de la pensée antisémite, connaît bien toutes les perversités du dictionnaire de la haine et les exploitations identitaires en découlant. En ce qui concerne la diplomatie française, le président Emmanuel Macron, à l’instar de ses homologues allemand et britannique, a fait montre de sympathie pour la population israélienne martyrisée par les massacres du 7 octobre et assurer Israël de son soutien à se défendre en se débarassant du Hamas. Sous la pression de la fraction pro-arabe du Quai d’Orsay, une poignée d’ambassadeurs pour la plupart à la retraite, la France devait renouer avec sa traditionnelle politique proche-orientale.
Le nouveau catéchisme bien-pensant antisémite est une resucée de la langue antisémite des années 1930, actualisée à l’écho de la haine des juifs résonnant dans la France des banlieues. La conjugaison de Brasillach et du Hamas se retrouve dans les caractéristiques négatives attribuées aux Juifs ou aux sionistes : « Ils sont dominateurs en Occident, ils sont “racistes”, ils se comportent “comme des nazis” avec les Palestiniens, ils exercent une puissante influence occulte et complotent partout dans le monde[20]. » Cette judéophobie maladive et militante, analysée avec profondeur par Pierre-André Taguieff, trouve son pic éruptif avec le conflit israélo-palestinien, mais ses racines sémantiques empruntent à des sources politiques et culturelles les plus diversifiées : du multiculturalisme des minorités antimondialistes aux propagandistes « orientalistes » de la politique arabe de la France, des derniers adeptes du crépuscule tiers-mondiste à l’islamisme radical qui a éclos avec Ben Laden et les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. La cible juive et israélienne était toute désignée pour cette logorrhée raciste planétaire émanant d’un brouillage de l’histoire et de la confusion des idées. Dès lors, antisémitisme et antisionisme se nourrissent à la même source politique et socioculturelle qui voue le signifiant «Juif » à rejoindre l’opprobre universelle et sa mise à l’index comme un rebut de civilisation dans le discours « droit-de-l’hommiste » et bien-pensant.
© Émile H. Malet
https://www.lemonde.fr/idees/article/2014/0
Notes
[1] Tribune de Robert Badinter, journal Le Monde, 26 juillet 2014.
[2] Robert Badinter, Tribune de Robert Badinter, journal Le Monde, 26 juillet 2014.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Gilbert Collard, avocat et ancien député du Front national, a déclaré sur itélé, le 5 août 2014 : « La pérennité de l’État d’Israël est l’un des fondements de la défense de notre civilisation. ». C’est un propos authentiquement philosémite, mais qui ne dédouane pas l’antisémitisme de l’extrême droite.
[6] Hassen Chalghoumi, entretien avec l’auteur, juin 2014.
[7] Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS, Journal du Dimanche, 27 juillet 2014.
[8] Ibid.
[9] Robert Badinter, Tribune de Robert Badinter, journal Le Monde, 26 juillet 2014.
[10]. Robert Badinter, Tribune de Robert Badinter, journal Le Monde, 26 juillet 2014.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Franz Kafka, Lettres à Milena, citée par Louis Begley, Franz Kafka, Le Monde prodigieux que j’ai dans la tête, Odile Jacob, p. 69.
[14] Robert Badinter, ibid.
[15] Une nouvelle génération #Gaza nait dans les rues de France. Par Ariane Chemin et Faïza Zerouala, Le Monde, 26 juillet 2014.
[16] Alain Finkielkraut, Le Figaro, 26/27 juillet 2014.
[17] Ibid.
[18] Alain Finkielkraut, Le Figaro, 26/27 juillet 2014.
[19] Ibid.
[20] Pierre-André Taguieff, J.D.D, 27 juillet 2014.
Journaliste, Émile H. Malet est directeur de la Revue « Passages » et de l’Association « ADAPes », animateur de l’émission « Ces idées qui gouvernent le monde » sur LCP, Président de « Le Pont des Idées«
Je me permets d’exprimer mon respect pour cet homme. Les comparaisons en la matière ne servent à rien, mais j’ai toujours plus admiré Simone Veil pour son réalisme. L’idéalisme de Robert Badinter (l’idéalisme républicain) m’a souvent semblé hors-sol. Le Portugal n’a pas eu de Robert Badinter mais ce petit pays en coin de l’Europe a officiellement aboli la peine de mort en 1867, soit plus d’un siècle avant la France.