Rarement sortie d’un livre n’a connu pareil succès. La semaine dernière, au Buddha Bar, Raphaël Enthoven a présenté son dernier livre (1), en présence d’une foule énorme – personnalités, vedettes, amis – qui se pressait autour de lui pour dédicacer leur livre et profiter d’un buffet arrosé de vodka. Raphaël Enthoven a reçu un concert de louanges bien mérités. Car le sujet du livre – L’Intelligence Artificielle (IA) – n’était pas un sujet facile.
D’autant que le sujet est encore plus compliqué sous un angle original, inattendu et surtout provocateur ! Raphaël Enthoven affirme, en effet, que l’IA est inapte à l’exercice de penser. Ou de philosopher. Et encore plus de rivaliser avec la philosophie.
Bref, que la machine ne pourra jamais être philosophe !
Toujours ? « Oui, même dans trois mille ans ! précise-t-il. En vérité, la l’IA et la philosophie ne prennent pas du tout la même direction ; l’IA apprend par ingestion de données, dont l’assimilation lui permet de devancer ce qu’elle ne connaît pas encore. Pour le dire simplement : son but est de reconnaître ce qu’elle n’a pas encore vu. En philosophie, c’est l’inverse : on s’étonne de ce qu’on a l’habitude de voir. Autrement dit, l’AI conjure la nouveauté de ce qu’elle ne connaît pas encore; la philosophie voit du nouveau au sein même de l’ordinateur et du familier »(2).
Bref, Raphaël Enthoven, agrégé de philosophie, affirme que si performante soit-elle, l’IA est inapte à l’exercice de penser. L’IA peut aligner indifféremment la totalité des théories sur un sujet, tout en restant aussi loin que possible de la compréhension du sujet lui-même. Les facultés d’adaptation de l’IA ne lui permettent pas de concevoir une problématique. Car la confection d’une problématique relève d’un travail du corps autant que de l’esprit. Et le goût de penser naît d’une peur, la peur de mourir, que la machine ne sait pas éprouver.
Comment Raphaël Enthoven est-il arrivé à cette conclusion ? Tenez-vous bien ! Par des travaux pratiques ! Le 14 juin 2023, il a affronté , oui affronté, le logiciel d’IA ChatGPT, dans un « match » organisé par une école de commerce consistant à disserter sur le sujet de philosophie du baccalauréat. Et qui est sorti gagnant ? Evidemment Raphaël Enthoven ! Il a obtenu 20/20 et ChatGPT… 11/20 ! Incroyable !
Des notes bidon ! Non pas du tout ! Ces notes ont été attribuées conjointement par une agrégée de philosophie, Eliette Abécassis et un professeur de lycée Lev Fraenckel alias Serial Thinker. Et pour quelles raisons ?
Voici les commentaires des correcteurs : « Dans la copie de ChatGPT, il n’y a même pas de problématique. C’est souvent des très longues phrases assez creuses finalement, où il n’y a même pas de contenu, où on ne comprend pas les arguments. Il y a des citations pour essayer de briller. Ce n’est pas du tout ça la philosophie, ce n’est pas enchaîner de belles phrases. De plus, dans la référence aux auteurs, c’est très faible, parce qu’il y a des erreurs » (3).
L’IA peut aligner indifféremment la totalité des théories sur un sujet, tout en restant aussi loin que possible de la compréhension du sujet lui-même. Les facultés d’adaptation de l’IA ne lui permettent absolument pas de concevoir une problématique. « La confection d’une problématique relève d’un travail du corps autant que de l’esprit », explique-t-il. « Et le goût de penser naît d’une peur, la peur de mourir, que la machine ne sait pas éprouver ».
Pour lui, quand une IA est dite générative, elle ne produit pas de réflexion. « Lorsque j’ai affronté ChatGPT le jour du bac sur le sujet ‘Le bonheur est-il affaire de raison ?’, la machine est allée chercher l’ensemble des théories sur le bonheur, conformément aux indications qu’on lui avait fabriquées. Elle les a résumées, non pas opportunément, mais de manière à les faire tenir dans des parties de tailles égales, et a affectué tout ce travail en quarante-cinq secondes. Elle aurait pu y passer quarante-cinq secondes, le résultat eut été tout aussi médiocre. Parce qu’il manquait ce pas de côté qui consiste à trouver la problématique : c’est parce que le bonheur relève du sentiment, et qu’à priori on n’associe pas le sentiment à la raison, que le sujet contient un problème. Or, ce petit pas de côté qui fonde la dissertation, l’IA est incapable de la faire (4). En définitive, la singularité de l’homme face à la machine ne réside pas dans le fait d’avoir une chair, mais dans la différence entre l’organisation et la fabrication ou, comme le dit Spinoza, ‘entre la nature naturante et la nature naturée’. La nature naturée , ce sont les traces que nous laissons une fois que les événements ont eu lieu. La nature naturante, c’est le mouvement lui-même. Bref, la nature humaine n’a rien à voir avec un disque dur ! »
Raphaël Enthoven a mis la barre très haut pour vérifier si vraiment il a raison. En tout cas, en attendant, il nous a convaincu pour la philosophie !
© Alain Chouffan
(1) Raphaël Enthoven, « L’esprit artificiel, Une machine ne sera jamais philosophe ». L’Observatoire, 19 euros.
(2) « Le Point ». 25 janvier 2024
(3) « La Croix ». 15 juin 2023.
(4) « Journal du Dimanche ». 4 février 2024.
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