Affaire Sylvain Tesson, suite: quand l’un des auteurs publié par le Printemps des poètes prend la défense de l’écrivain

Sylvain Tesson en 2021. VALERY HACHE / AFP

FIGAROVOX/TRIBUNE – Quentin Dallorme, un des poètes publiés dans l’anthologie 2024 du Printemps des poètes, rend hommage à la poésie de Sylvain Tesson. Voyageur à travers le temps et l’espace, celui-ci nous fait retrouver par ses mots l’unité perdue du ciel et de la terre, explique-t-il.

Quentin Dallorme est poète, lauréat du Prix Apollinaire Découverte 2022 (Plein sud, éditions de l’Aire), publié dans l’anthologie 2024 du Printemps des Poètes (Ces instants de grâce dans l’éternité, 116 poètes d’aujourd’hui, Le Castor Astral).


Le verbe politique contemporain est favorable aux artistes. Il est si plat que la poésie seule dispose d’assez de puissance pour l’emboutir. Cependant, nos poètes, du moins certains, festonnent, distribuent des labels, les voilà sur le point de distinguer le bien du mal. Quel symbole : en visant Sylvain Tesson, maître promeneur, ils menacent du même coup l’itinérance. Celle de l’esprit.

À ses heures perdues, Erri de Luca, plutôt populaire du côté gauche de l’échiquier, traduit les textes bibliques. Il fait des trouvailles. L’une d’elles s’attache à la multiplicité des sens qu’un mot de l’Ancien Testament peut exprimer. Un mot des temps premiers en vaut dix d’aujourd’hui. Pourquoi ? L’écrivain transalpin nous guide. Selon lui, l’homme a progressivement séparé, fragmenté le langage pour l’adapter à ses activités. Agriculture, travail, vie quotidienne : plus nous progressons dans l’histoire, plus les mots formulent le monde qui nous entoure et moins la référence au spirituel s’y établit. À la langue nous avons arraché sa mystique. Un alphabet débarrassé de son ombre. La terre séparée du ciel. C’est ici je crois, que la poésie tient une place essentielle. Elle rafraîchit et repose le langage, lui rappelle ses racines, nos racines. Entre autres : l’émerveillement. Ce contact d’avec l’unité première.

Sylvain Tesson : que nous a-t-il ramené dans son sac à dos ? Le monde. Et avec lui, cette précieuse capacité de s’émerveiller toujours. Ses silences palpitent, ses chemins chuchotent. Pendant ce temps, l’univers se déploie. Le Renaudot a derrière ses basques des générations ébaubies de montagnes, fouettées par l’espace, elles en redemandent, et j’en suis ! Coincée entre la fin de l’histoire, le transhumanisme et la montée des périls, notre société avait bien besoin d’une lampée d’horizons, de quoi se dégourdir, respirer à plein poumons. Plus il marche, plus Sylvain Tesson nous fait croître. C’en était trop.

Ils chérissent ce qui était et le prolongent dans ce qui est. Voilà leur faute, entretenir ce réservoir à sublime qu’est le passé en le plongeant dans la langue.Quentin Dallorme

On nous aurait trompés. Voyez donc : de guide, Tesson devient gourou. La fascination bohème que nous procurent ses écrits n’est pas bonne pour nous. Des bataillons de fascistes y campent, plume au poing. Leur encre n’est pas diversitaire mais constellée de références douteuses. Raspail ! Il aurait donc préfacé Raspail ! Autre coureur du monde, raseur des sommets, toujours aussi crotté de glaciers, de savanes. Il empeste l’océan. Surtout : il aime l’histoire. Rien de plus réactionnaire que de courir le temps comme l’espace. Chez eux, aucun mouvement n’est impossible. Être à ses aises dans le monde semble une provocation pour ceux qui stagnent.

Justement, une part de la poésie est dans le marais. Imbibée de politique, elle étouffe la diversité que beaucoup prétendent défendre. On y surprend des feux mal éteints, des feux follets. Cela n’est pas étonnant, bien des textes pétaradent, bourrés de gaz. Pour s’éventer, on tourne les pages un peu plus vite.

Tesson aime Raspail comme Raspail aimait la tradition. Ce sont des conservateurs. Ils chérissent ce qui était et le prolongent dans ce qui est. Voilà leur faute, entretenir ce réservoir à sublime qu’est le passé en le plongeant dans la langue. Fous que nous sommes. La tradition n’est pas la longue chaîne de nos abominations et de nos erreurs, c’est le berceau de toute création. Raspail a aimé des communautés éteintes. Pour elles, plus de traditions, plus de langue, plus de peuple. Pour d’aucuns, ce serait un programme politique idéal. Lorsque les chars allemands firent craquer la France, le néant au bout du canon, ce n’est pas avec les gesticulations dadaïstes qu’Aragon s’adressa au pays. Il porta sa lèvre à l’eau vive des siècles. Et la rime et rage, celle de clamer sa terre, se réfugièrent dans sa bouche. La Diane française enflammait l’imaginaire autant qu’elle l’enracinait.

Les signataires de la tribune – elle n’embrasse pas l’entièreté de la poésie française, disons-le – s’indignent des orientations philosophiques qu’ils coutumiers du fait qu’ils n’imaginent pas voir un auteur avancer sans l’idéologie pour moteur. Ces geôliers en devenir donnent tout leur sens aux voyages de Tesson. Là où l’on réduit, il entrouvre. Là où l’on restreint, il élargit. Surtout, il oppose à la montée du vide une limite : où il y a un paysage, il y a une âme. Sur ses traces, nous retrouvons cette unité perdue du ciel et de la terre. Le rôle de la poésie n’est en aucun cas de contraindre la parole mais de repousser le néant qui nous oppresserait sans elle. Dire le monde, c’est l’habiter. Où nous feront-ils vivre ?

À chaque époque ses libertés. Les nôtres sont précaires. D’ordinaire, le printemps nous soulage des contractures et rigorismes de l’hiver. Il laisse toute fécondité se déployer. Que le prochain soit fructueux, éclatant d’ouvertures. Sans couperet, quelle que soit la langue.

© Quentin Dallorme

https://www.lefigaro.fr/vox/culture/affaire-sylvain-tesson-quand-l-un-des-auteurs-publie-par-le-printemps-des-poetes-prend-la-defense-de-l-ecrivain-20240130


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