« Je n’ai jamais cessé de réfléchir à l’idée d’une relation étroite entre la perspective historique propre au christianisme et l’attitude ambivalente de ce dernier à l’égard du judaïsme »
Les travaux historiques de Carlo Ginzburg ont permis d’éclairer de manière novatrice la condition juive, en la donnant à penser dans sa dimension minoritaire, marginale, aux côtés des sorcières et lépreux persécutés par l’Inquisition. Dans cet entretien, le célèbre historien revient sur les déterminations subjectives qui l’ont poussé à aborder l’histoire de la persécution depuis le point de vue des victimes, et sur la manière dont cet angle d’approche vient interroger la pratique et la position de l’historien.
Avishag Zafrani: Dans votre préface à la nouvelle édition des Bataillesnocturnes[1]vous revenez sur un épisode biographique que vous avez d’abord refoulé et dont l’importance vous est apparue tardivement. La scène se passe pendant la guerre, vous étiez obligé de vous cacher, et votre grand-mère vous a dit de prendre un nom non-juif. Vous écrivez : « à ce moment-là je suis devenu juif », soit au moment de devoir le cacher. Cet épisode de votre vie a-t-il joué un rôle dans les motifs de vos recherches ?
Carlo Ginzburg : Lorsque j’ai dit qu’à mon avis, à ce moment-là de ma vie – j’avais alors cinq ans –, je suis devenu juif, il s’agissait évidemment d’une considération rétrospective. Mais je pense certainement que ce sentiment, celui d’être juif, a agi en profondeur. Je suis même convaincu que le fait qu’il y ait eu ce refoulement surprenant a fait partie d’une stratégie inconsciente. Je crois en outre que ce refoulement a renforcé la liaison entre mon expérience personnelle et mon orientation de chercheur. De sorte que, oui, les sujets liés à l’histoire juive sont devenus très importants dans mon travail.
Dans le dernier livre que j’ai publié, qui s’appelle La Lettre tue – le titre fait référence au mot de Paul de Tarse selon lequel « la lettre tue, c’est l’esprit qui vivifie » – j’ai voulu ajouter une glose : « la lettre tue ceux qui l’ignorent »[2]. J’ai détourné le mot de Paul dans une direction tout à fait opposée pour montrer que l’esprit ne vivifie pas seulement mais peut, lui aussi, « tuer », dans son versant fondamentaliste. Autrement dit, le dépassement spirituel du christianisme (la loi du cœur) du matérialisme judaïque (la loi gravée) de type paulinien, s’approprie l’ancien testament, le dépossédant de sa propre vérité.
En fait, je n’ai jamais cessé de réfléchir à l’idée suivante, qui est à mon avis la seule idée vraiment originale que j’ai jamais eue : celle d’une relation étroite entre la perspective historique propre au christianisme et l’attitude ambivalente de ce dernier à l’égard du judaïsme. J’ai beaucoup réfléchi et écrit plusieurs fois à propos de cette relation : par exemple, dans un essai sur la lecture de la Bible par Augustin que j’ai inclus dans La lettre tue. En général, on souligne la lecture allégorique qu’Augustin fait de la Bible ; or, j’ai été surpris en remarquant qu’il produit aussi souvent une lecture littérale. Quand il s’interroge sur la polygamie des patriarches, il dit qu’il faut essayer de comprendre cette coutume en tant que telle, et donc pas de manière allégorique, comme appartenant à un « monde différent » – nous dirions aujourd’hui une société différente. À travers cette remarque, il faut à mon avis entendre le professeur de rhétorique qu’était Augustin et sa familiarité avec l’idée que l’orateur doit adapter son discours à son public. Je pense que ce type d’argumentation a produit des effets sur la longue durée. Elle promeut l’idée selon laquelle il y a des critères de valeurs qui diffèrent dans l’histoire et selon les sociétés. C’est une idée qu’Aristote, par exemple, n’aurait jamais émise ou pensée. Et je crois que c’est justement la lecture de la Bible, et la distance générée par l’attitude ambivalente du christianisme envers le judaïsme qui a pu engendrer la possibilité de penser une différenciation historique – puisqu’il fallait distinguer le christianisme du judaïsme, et qu’il fallait donc contextualiser ce dernier. Seulement la différence est ici pensée dans le sens d’un dépassement. Dans cet article, que j’ai publié il y a longtemps, je disais qu’il y a là une attitude qui chemine jusqu’à Hegel et sa lecture sécularisée d’Augustin. Il s’agissait d’une hypothèse. Mais dans un autre article que j’ai aussi publié dans La Lettre tue – « Svelare la rivelazione », « Dévoiler la révélation » –, j’ai cité des textes de Hegel qui montrent qu’il était bien conscient que l’idée même de dialectique de l’histoire avait son origine dans l’attitude ambivalente du christianisme à l’égard du judaïsme[3]. C’est quelque chose qui m’a beaucoup troublé. Cette ambivalence implique que notre idée de perspective historique, issu du christianisme, est liée à une attitude qui, à travers l’anti-judaïsme chrétien, a contribué aux persécutions des Juifs pendant des siècles.
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