Israël: l’utopie de l’État binational. Par Charles Jaigu

Shlomo Sand. Sebastien Calvet / Sebastien Calvet / Mediapart

CHRONIQUE – L’historien et polémiste Shlomo Sand réveille l’utopie de l’État binational, encore moins probable que l’improbable solution à deux États.
Shlomo Sand est un provocateur aguerri. L’historien israélien – qui a « cessé d’être juif », titre d’un de ses livres – publie en traduction française un essai qui plaide pour un État binational en Palestine.

Il dessine sur son tableau noir le rêve d’une nation judéo-arabe où chacun des deux peuples aurait accès aux mêmes droits politiques et vivrait dans une entente minimale. Il cite la Suisse, qui, jusqu’en 1848, connut une guerre civile violente entre germanophones et francophones, puis inventa une confédération qui existe encore. Il cite l’Irlande du Nord en paix depuis les accords du Vendredi saint (3500 morts au total entre 1969 et 1998). Il en cite quelques autres, dont l’Afrique du Sud.

Aujourd’hui, le conflit israélo-arabe a tué près de 30.000 Juifs depuis la fin du XIXe siècle, et sans doute plus de 100.000 Arabes palestiniens – en incluant les 25.000 annoncés par le ministère de la Santé du Hamas. Est-ce assez ? Faut-il, pour passer de la guerre à la paix, aller plus loin encore et frôler le stade ultime de la destruction mutuelle ? L’Europe a connu ça entre 1914 et 1945. Et puis, en quelques années, la paix.

En 1954, un projet de défense européenne était sur le point d’aboutir. Est-ce à dire qu’un tel retournement est possible au Proche-Orient ? « Il faut être utopiste. Herzl et les premiers sionistes le furent en imaginant une nouvelle nation qui paraissait impossible. Et ils ont eu raison. Aujourd’hui, un État binational paraît impossible, mais il sera peut-être accepté après encore de nouvelles catastrophes qui feront comprendre à Israël aussi bien qu’au Hamas qu’il n’y a pas d’autre solution », nous dit Shlomo Sand, de passage à Paris.

Sand récapitule les grandes figures sionistes qui ont imaginé différentes variantes d’une cohabitation avec les Arabes de Palestine. Ils s’appellent Abad Haam, Yitzhak Epstein, Hans Kohn, Martin Buber, etc. Ils ont tous en commun de ne pas sous-estimer le peuple d’en face. Par altruisme, sans doute. Mais, le plus souvent, par réalisme. Dès les années 1900, ils observent chez ces « indigènes » de Palestine le même « dur désir de durer » que celui, légendaire, du peuple juif. Ils annoncent que jamais les Arabes palestiniens ne renonceront à réclamer leur terre. « Ne faisons pas confiance à la cendre qui couvre la braise : une étincelle va jaillir et déclencher un incendie qu’on ne pourra pas éteindre », écrit Yitzhak Epstein… en 1905.

Une gestion confédérale

Les Israéliens l’ont-ils compris ? Voient-ils que cela ne s’arrêtera jamais ? Ou bien le désaccord est-il si grand entre ceux qui l’ont compris et ceux qui refuseront toujours de l’admettre qu’une guerre civile se prépare entre les réalistes et les tenants du « Grand Israël », entre Tel-Aviv et Jérusalem ?

Une série israélienne intitulée « Autonomies » se pose justement cette question. Elle imagine un pays scindé en deux. D’un côté le territoire autonome de Jérusalem dirigé par un groupe religieux ultraorthodoxe, de l’autre un État laïque avec Tel-Aviv pour capitale (lire le compte rendu dans K-larevue.com ).

Le choc du 7 octobre débouchera-t-il sur la recherche d’un nouveau compromis politique? Mais lequel ? Sand argumente que depuis la guerre de 1967 et l’annexion de la Cisjordanie peuplée de Palestiniens, Israël a détruit tout espoir de créer une séparation nette entre le peuple juif et le peuple palestinien, et donc tout espoir d’une « solution à deux États ».
Il ne voit pas comment l’État hébreu réussirait à arracher les colons à leurs implantations. Depuis 1967, jamais l’armée israélienne n’a osé les déloger, même si elle a agi ponctuellement dans d’autres zones. « Elle a démantelé les colonies dans le Sinaï en 1978, après la signature de l’accord de paix avec l’Égypte, mais ils étaient peu nombreux ; elle l’a fait en 2005 à Gaza, et elle en a accepté le principe pour le plateau du Golan », nuance-t-il. Mais pas en Cisjordanie. Le processus d’Oslo devait pourtant déboucher sur un tel retrait, au moins partiel, en échange du renoncement à la violence politique annoncé unilatéralement par Yasser Arafat. En 1994, l’assassinat par Baruch Goldstein de 29 fidèles musulmans en Cisjordanie aurait pu offrir à Yitzhak Rabin l’occasion en or d’expulser les colons de Hébron pour envoyer un signe fort à son partenaire palestinien.


« Nous n’avons pas osé », a confié le directeur de cabinet d’Yitzhak Rabin à l’époque, rapporte Sand. « Ce qui ne fut pas possible à l’époque, quand il n’y avait que 134.000 colons, l’est donc encore moins aujourd’hui, avec 800.000 », dit Sand. Cela semble en effet hautement improbable.

L’autre utopie, défendue par Sand, est celle d’une gestion confédérale du même territoire. Elle est démographiquement et territorialement juste, mais elle percute le fondement du sionisme. Il est illusoire de bâtir un abri exclusif pour les Juifs de la diaspora, dans le cadre d’un État binational.

C’est la raison pour laquelle l’idée même a toujours été écartée par les fondateurs du sionisme politique. Israël est un projet ethnocentré qui dit son nom – quand les grandes nations libérales prétendent assimiler d’autres groupes ethniques, mais sur la base d’une population souche largement dominante. On comprend que le refus du principe « un homme, une voix » soit une ligne rouge : il mettrait à égalité 7,5 millions de Juifs et 7,5 millions d’Arabes (en additionnant Arabes israéliens, de Cisjordanie, de Gaza).

Le projet Sand relève donc d’une forme de suicide sioniste. Ce qui ne le dérange pas puisqu’il ne croit pas dans l’exception juive, mais ce qui supposerait une révolution du pacte social israélien. Inutile d’y croire. Il n’y aura jamais d’Israëlstine ou de Palesraël.

«Montrer de l’honnêteté»

Mais Sand ne lâche pas le fil. Il est ravi de nous révéler que même Menahem Begin, l’ancien chef des milices d’extrême droite sionistes, devenu le premier premier ministre du Likoud en 1977, souhaitait une relation plus équilibrée entre des populations de plus en plus imbriquée. « Les habitants de Judée-Samarie (Cisjordanie, NDLR) et de la bande de Gaza qui opteront, par libre choix, pour la citoyenneté israélienne, auront le droit de voter et d’être éligibles à la Knesset. (…) Pourquoi ? Nous n’avons jamais voulu être comme la Rhodésie (État dominé par une minorité blanche à l’époque), c’est le moyen de montrer de l’honnêteté à ceux qui sont de bonne volonté », écrivait Begin en 1978 à propos d’un projet de loi qui bien sûr est resté lettre morte.

Sans surprise, ses successeurs n’ont pas donné suite, espérant à chaque fois trouver le moyen de garder le contrôle des populations arabes de Palestine. L’objectif réel étant soit l’expulsion des Arabes palestiniens, soit « la création involontaire d’un régime d’apartheid ». La politique de la force a donc de beaux jours devant elle. En attendant la prochaine catastrophe.

© Charles Jaigu

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/charles-j

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