TRIBUNE – Alors que l’Afrique du Sud a saisi la Cour internationale de justice estimant qu’Israël violait la convention de l’ONU sur le génocide, l’universitaire Bernard Bruneteau explique en quoi une telle accusation est fallacieuse eu égard à la définition juridique du génocide et des précédents historiques.
Bernard Bruneteau est professeur émérite de science politique à l’université Rennes 1.
Lors du procès des Einsatzgruppen, qui se déroula de septembre 1947 à avril 1948, le général SS Otto Ohlendorf relativisa les crimes qu’il avait commis dans le sud de l’Ukraine, soit l’extermination de 90.000 Juifs, dont de nombreux enfants, en les mettant en perspective avec les milliers d’enfants allemands tués lors du bombardement de Dresde. S’insurgeant contre une telle comparaison morale, l’un des juges américains répondit qu’un bombardement relevait d’une tactique militaire dont le corollaire inévitable était la mort de civils qui n’avaient pas été individualisés.
Il était clair que le meurtre intentionnel de civils pour ce qu’ils étaient (des Juifs) ne pouvait se comparer aux pertes involontaires de vies civiles lors d’une action de combat. Soixante-dix-sept ans après, la « défense de Dresde » fonctionne toujours dans le dossier d’accusation porté par l’Afrique du Sud devant la Cour européenne de justice et soutenu par toute une galaxie « antisioniste ».
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Elle est le signe d’un dévoiement préjudiciable du concept de génocide créé en 1944 par Raphael Lemkin et inscrit dans le droit international par la Convention du 9 décembre 1948. Pour le juriste judéo-polonais (dont toute la famille a disparu au cours de la Shoah) et les rédacteurs qu’il a inspirés, l’article 2, qui définit le génocide, renvoyait à des événements aussi précis que proches. L’intention de détruire un groupe humain, élément cardinal de la qualification, faisait référence à la continuité obsessionnelle du discours hitlérien en la matière (de Mein Kampf à la « prophétie » du 30 janvier 1939) ainsi qu’aux actes administratifs (exclusion, spoliation, concentration) qui, avant le meurtre, révélait son intention évidente.
Le sang de l’histoire
Les trois principaux actes énumérés par cet article avaient de même un contenu très présent dans les mémoires, et dans celle de Lemkin en particulier. Le « meurtre » évoquait la fusillade de masse (la « Shoah par balle ») et le gazage. L' »atteinte grave à l’intégrité physique et mentale » comme la « soumission intentionnelle à des conditions d’existence devant entraîner une destruction totale ou partielle » se rapportaient aux morts de faim et de maladie résultant de la mise en ghettos à partir de 1940 (plus de 750.000 victimes), mais aussi aux millions de victimes de la famine d’Ukraine, dont Lemkin, procureur à Tarnopol en 1933, avait eu des témoignages directs (il écrira en 1953 un article classant cet événement comme génocide).
Quant à la destruction, « en totalité ou en partie », son sens était aussi évident. L’extermination in toto faisait écho aux taux de destruction réalisés dans les territoires où toutes les conditions du meurtre étaient réunies, comme en Galicie orientale, où 95% des juifs disparurent. La destruction partielle renvoyait, pour Lemkin, qui était aussi un patriote polonais, au processus d’annihilation politique de la nation polonaise par l’élimination de ses élites, assassinées (les 22.000 officiers, à Katyn et ailleurs…) ou déportées (1 million et demi de personnes dont seulement 613.000 revinrent).
La destruction non intentionnelle de 1% de la population palestinienne de Gaza (civils et militaires, et en se fiant au chiffrage du Hamas) peut-elle entrer dans la même catégorie que les massacres de masse intentionnels des Juifs polonais (90%), des Tutsis du Rwanda (80%), des Arméniens ottomans (60%), des musulmans de Srebrenica (30%) ?
C’est au regard de cette vérité première du génocide, un concept juridique et analytique né du sang de l’histoire, que l’accusation de « génocide à Gaza » apparaît sidérante. La destruction non intentionnelle de 1 % de la population palestinienne de Gaza (civils et militaires, et en se fiant au chiffrage du Hamas) peut-elle entrer dans la même catégorie que les massacres de masse intentionnels des juifs polonais (90 %), des Tutsis du Rwanda (80 %), des Arméniens ottomans (60 %), des musulmans de Srebrenica (30 %) ? Quant à la supposée intentionnalité exterminatrice, qui devrait se déduire de comportements annonciateurs, elle apparaît difficilement dans la distribution par Israël, dès le 13 octobre, de 1 million et demi de brochures en arabe et de milliers d’appels téléphoniques appelant à évacuer les zones qui allaient être soumises à des bombardements (et d’où sont parties 9000 roquettes depuis le 7 octobre…).
La mise en contexte, qui est la vertu de l’historien et qui devrait être aussi celle du juriste, impose de séparer nettement l’action de la réaction. Sans l’attaque barbare du 7 octobre, qui, elle, relève d’une intention de nature génocidaire (tuer des personnes civiles pour ce qu’elles sont et s’en réjouir), nul avion n’aurait bombardé Gaza Ville, et des milliers de Gazaouis n’auraient pas trouvé la mort. La « défense de Dresde » est tout simplement inaudible.
Défaite de la pensée
Comment comprendre alors un usage aussi dévoyé de l’accusation de génocide ? Du côté des antisionistes compulsifs qui peuplent les rangs de l’extrême gauche radicale, cette accusation n’est que l’une des facettes de la nazification d’Israël et donc des Juifs. Si ceux-ci commettent un génocide, c’est qu’ils se comportent en nazis racistes et impérialistes, ce qui permet de se libérer de l’encombrante mémoire de la Shoah. Ce n’est là que le point d’aboutissement de la conférence contre le racisme de Durban de septembre 2001, où une phraséologie relativisant la Shoah et stigmatisant Israël avait tant pesé.
Du côté du gouvernement sud-africain, qui porte l’accusation devant la CIJ, il s’agit d’un cas d’opportunisme stratégique. La posture « humanitaire » est pour l’ANC au pouvoir une façon de rester fidèle à son histoire en soutenant des « dominés » et de complaire à une minorité musulmane électoralement précieuse. Elle est aussi l’expression d’une idéologie antioccidentale où il s’agit de retourner contre Israël et les États-Unis un concept souvent considéré par les puissances émergentes du « Sud » comme une norme « occidentale » destinée à asseoir l’ordre humanitaire mondial. Si une accusation de génocide à Gaza devait toutefois être retenue, ce serait une défaite de la pensée que Lemkin nous a laissée en héritage. Celle d’un concept surgi sous le cône d’ombre de l’Holodomor et de la Shoah sur ces « terres de sang » est-européennes entre 1933 et 1945.
© Bernard Bruneteau
Professeur d’histoire contemporaine à l’université Pierre-Mendès-France – Grenoble II ainsi qu’à l’Institut d’études politiques de Grenoble, iBernard Bruneteau enseigne désormais à l’Institut d’études politiques de Rennes ainsi qu’au sein de la filière de science politique de l’Université de Rennes I.
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