Sur la place des otages, à Tel-Aviv, une horloge impassible égrène, rouges sur fond noir, les minutes, les heures et les journées perdues depuis l’attaque terroriste du 7 octobre. Ce jour-là, 257 personnes ont été prises en otages et emmenées de force dans la bande de Gaza. Depuis, Israël s’est engagé dans la guerre la plus longue de son histoire pour les libérer et détruire le Hamas. Une trêve négociée fin novembre a permis la libération de 121 captifs. Il en reste 136 dans la bande de Gaza et, dimanche, l’horloge de la place des otages a marqué leur centième jour d’enfermement. Le temps qui passe n’atténue pas la peine des Israéliens: chacun, qu’il connaisse ou non un otage, se sent personnellement concerné. Mais à la douleur de ne rien savoir du sort de ces personnes âgées, de ces jeunes femmes, de ces bébés, s’ajoute, de plus en plus insistant, un sentiment d’urgence.
Immédiate et massive, la mobilisation de la société israélienne ne faiblit pas. Le temps de la guerre, les Israéliens ont oublié leurs querelles et leurs divisions: ils font bloc, face à l’adversité, pour leurs otages. Mercredi, des milliers de juifs religieux se sont retrouvés à Jérusalem, au pied du Mur des lamentations, où ils ont prié pour la libération de ces personnes dont les visages, placardés partout, sont devenus familiers de tous. Dans les rues, les affiches vieillies par la pluie et le vent sont remplacées par de nouvelles, collées par les bénévoles du «Forum des otages et des disparus»: ils sont des milliers à travers le pays. Le ruban jaune est devenu leur symbole. Ou bien c’est un médaillon militaire porté autour du cou. Sur les façades des immeubles sont accrochées des banderoles avec cette question: «Où dormiront-ils cette nuit?» ou encore ce slogan, en anglais: «Bring them home now» («Ramenez-les à la maison maintenant»). On le retrouve partout: sur les ponts, au bord des routes, sur les tee-shirts, les boîtes d’œufs, les tickets de caisse, les vitrines.
Il y a quelque chose de pathétique et de dérisoire dans les manifestations organisées par le «Forum des otages». Vendredi, ils étaient sur les lieux du carnage de la rave party – 364 tués, 40 kidnappés – pour crier les noms des otages. Un rallye à vélo a été organisé. Une série de marches ont été annulées à cause du mauvais temps de ces derniers jours. Sur la «place des Otages», à Tel-Aviv, règne une ambiance de kermesse triste. Les kibboutz martyrs du 7 octobre ont installé des tentes où sont épinglées les photos des otages tués, de ceux qui ont été libérés, de ceux qui sont encore là-bas. Les enfants font des dessins. Une table de banquet traverse la place: les sièges sont des parpaings, les assiettes contiennent un bout de pita et du riz – l’ordinaire des otages.
Une poupée devant une bougie
Pistolet à la ceinture, un jeune homme improvise au piano un air mélancolique. C’est un militaire en permission. Dimanche, il devait retourner combattre dans la bande de Gaza. Devant lui on peut lire: «Alon, tu n’es pas tout seul.» Alon Ohel, 22 ans, a été pris en otage lors de la rave party, il est toujours dans la bande de Gaza. Près du piano, une poupée est assise devant une bougie: elle figure le petit Kfir Bibas, qui a fêté son premier anniversaire il y a quelques jours. Lui aussi est otage, de même que son frère Ariel, 4 ans, sa mère Shiri, 32 ans, et son père Yarden, 34 ans. Un fac-similé de tunnel du Hamas vient d’être installé un peu plus loin. Les visiteurs sont invités à l’emprunter et à y marquer des mots de soutien. «On vous attend à la maison», peut-on lire, ou encore «Tous ensemble, nous gagnerons».
«C’est le seul clivage qu’on s’autorise», reconnaît Denis Charbit. Professeur de science politique à l’Université ouverte d’Israël, c’est un fin connaisseur de la société israélienne. «D’une part, il y a ceux pour qui sauver les otages est un impératif supérieur à la poursuite de la guerre ; d’autre part, ceux pour qui la raison d’État doit primer. C’est-à-dire qu’il y a d’un côté ceux pour qui prime l’individu et d’autre part ceux pour qui la communauté passe d’abord. C’était, au fond, le clivage qui structurait les manifestations pour ou contre la réforme judiciaire. Il demeure, mais tous les Israéliens se rejoignent dans la compassion.»
« Tant qu’il ne sera pas de retour, lui et tous les autres, nous ne pourrons pas penser au futur »
Courant décembre, trois otages ont été abattus par des tirs de l’armée israélienne alors qu’ils avaient réussi à fuir leurs geôliers. «Ça a cassé le moral des Israéliens, dit Denis Charbit. Mais on ne peut pas faire à nos ennemis le cadeau de sombrer dans le désespoir. Il nous faut être fidèles à notre capacité à rebondir: la victoire ne sera pas que militaire, elle sera aussi dans la démonstration de notre résilience.» Habitant du kibboutz Beeri, Yuval Haram est un survivant. Sa mère, sa sœur, ses deux neveux de 3 et 8 ans ont été relâchés pendant la trêve. Mais le Hamas détient encore son beau-frère, Tal Shoham. «Tant qu’il ne sera pas de retour, lui et tous les autres, nous ne pourrons pas penser au futur», lâche Yuval Haram. Évacué le 7 octobre avec tous les membres de sa communauté, il n’a plus de maison. Il ne sait pas s’il retournera un jour au kibboutz Beeri.
Téléphone géolocalisé dans la bande de Gaza
Les témoignages de vies bouleversées se succèdent à la tribune. Elena Trufanov, une ex-otage, prend la parole. «Parfois, je regrette d’être sortie, parce qu’en captivité j’avais au moins de l’espoir», reconnaît-elle. À sa libération, elle a appris la mort de son mari, tué le 7 octobre. «Nous sommes avec vous!», lance Moran Stela Yanai, ex-otage elle aussi. «Accrochez-vous! Trouvez la force de tenir un jour de plus, je sais à quel point c’est dur, mais ne perdez pas l’espoir ni la foi. Croyez en nous: nous ne vous laisserons pas tomber, nous n’arrêterons pas tant que vous ne serez pas tous rentrés.»
Quelques pâtés de maisons plus loin, le «Forum des otages» occupe deux étages d’un immeuble de bureaux typique des start-up israéliennes. C’est là que Meirav Leshem-Gonen passe l’essentiel de ses journées depuis que sa fille, Romi, 23 ans, a été enlevée. Avant le 7 octobre, Meirav Leshem-Gonen vivait tranquillement, avec ses cinq enfants, à Kfar Vradim, dans le nord d’Israël. Maintenant, elle a quitté son travail, elle dort sous une tente installée «place des Otages», elle emploie tout son temps à sa fille pour cette cause. Elle ne prend plus jamais l’ascenseur, explique-t-elle en grimpant l’escalier qui monte au cinquième – «Je me dis qu’en montant à pied, ma fille rentrera plus vite».
Assise sur un canapé, elle raconte, une fois de plus, cette matinée cauchemardesque, quand sa fille, bouleversée, l’a appelée depuis le site de la rave party bombardé par les roquettes du Hamas. «Il était 6 h 35. Je lui ai dit de trouver un endroit à l’abri mais il n’y avait nulle part où aller, et, soudain, elle a vu ces hommes arriver du ciel, avec leurs parachutes, et se mettre à mitrailler tout le monde. Elle s’est cachée dans les buissons. Un de ses amis est venu la chercher en voiture mais ils se sont fait tirer dessus. Elle m’a dit: “Maman, je saigne, je vais mourir.” Elle a été blessée au bras droit. Son amie Gaya, avec qui elle était allée à la fête, a été tuée: son corps a été retrouvé quatre jours plus tard. Puis j’ai entendu parler en arabe, et ma fille est devenue très silencieuse. J’ai compris que je ne pouvais rien faire pour l’aider, alors j’ai essayé de la réconforter, je lui ai dit que je l’aimais, je lui ai raconté ce qu’on ferait ensemble quand elle reviendrait.» Pendant vingt minutes, elle entend des bruits, des conversations, «et finalement, quelqu’un a éteint son téléphone». Quelques jours plus tard, il a été géolocalisé dans la bande de Gaza. «Je me suis sentie si impuissante de la savoir blessée, peut-être morte. Peut-être que quelqu’un la touchait? Oh! Je suis désolée», lâche Meirav Leshem-Gonen, en s’essuyant les yeux. «Je croyais réussir à raconter tout ça sans pleurer mais je n’y arrive toujours pas.»
Impressionnante machine
Deux jours après le 7 octobre, des proches de disparus et d’otages organisent une conférence de presse. C’est l’embryon de l’impressionnante machine qu’est devenu le «Forum des otages». Meirav Leshem-Gone ne l’a pas quitté depuis. «Vous savez, avant, je m’en fichais, de la politique. Je ne connaissais le nom d’aucun député, à peine celui des ministres.» Elle passe désormais son temps dans les allées du pouvoir, pour maintenir la pression sur les élus. «Je me suis rendu compte que nous, le peuple, avons beaucoup de pouvoir tant que nous sommes unis.» Elle s’efforce de ne pas faire oublier les otages. «Je sais que les gens, en Occident, voudraient passer à autre chose. Ce n’est pas agréable de savoir que, dans le monde moderne, il y a des habitants d’une démocratie qui ont été pris en otages par un peuple que je ne sais pas comment qualifier. Je sais que ce serait plus facile de l’oublier, de faire des choses agréables plutôt que de penser à eux. Mais nous ne devons pas regarder ailleurs: si nous ne les voyons plus, nous, Occidentaux, sommes destinés à vivre un autre 7 octobre. Cette guerre, ce n’est pas Israël contre la Palestine, c’est le bien contre le mal.»
Des médicaments bientôt livrés aux otages
Le dernier jour de la trêve, sa fille devait être libérée. Il n’en a pas été ainsi. Le corps d’Ofer Tserfati, son ami venu la chercher en voiture, a été retrouvé dans un hôpital de Gaza. «Je pense à ma fille, j’essaye de la garder à l’abri dans mon cœur. Il nous faut un accord maintenant, pas dans un an.» Des négociations ont toujours lieu avec la médiation du Qatar. Vendredi, le bureau du premier ministre, Benyamin Netanyahou, a annoncé que des médicaments destinés aux otages allaient bientôt être livrés, avec l’aide de la Croix-Rouge.
Pour les bénévoles du «Forum des otages», trouver la force de continuer à se battre est presque une obligation éthique. «Hier matin, j’étais fatiguée, déprimée, je n’avais pas le courage de recommencer une journée, confie Liat Bell, la porte-parole de l’organisation. Puis j’ai pensé aux gens dans les tunnels. Je me suis dit: “Je ne peux pas avoir le privilège de rester dans mon lit”, alors je me suis levée et, le cœur brisé, j’ai continué.» Cette mère de famille a tout abandonné, depuis le 8 octobre, pour consacrer son temps aux otages. «Je mange mes économies, reconnaît-elle. Mais c’est mon devoir: faire entendre la parole des otages et de leurs proches est plus important que de gagner de l’argent.» Elle regrette que le cabinet de guerre israélien ne communique plus avec les familles. Chaque seconde passée les plonge un peu plus dans l’incertitude.
Correspondant à Jérusalem
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