Le mantra « Les otages maintenant » est à la fois incontestable et irréaliste. Parce que leur retour nécessitera du temps
Shalom Archav (La Paix maintenant) ; Bring them home now (Ramenez-les à la maison maintenant !) Deux guerres: au Liban en 1982, à Gaza en 2023, mais un même mot au cœur de l’injonction: « Maintenant ». Le mot hébreu « archav » (« maintenant ») reste un concept politique avec des résonances différentes d’une guerre à l’autre. Le changement d’acceptation renseigne sur l’évolution de la société israélienne et constitue certainement un premier indice sur « l’Israël d’après », un sujet au cœur des discussions entre Israéliens.
En 1982, le mouvement La Paix Maintenant faisait intervenir, tous les samedis soirs, des réservistes au Liban qui dénonçaient l’opération de l’armée israélienne embourbée dans les luttes entre les factions libanaises. « Sortir du Liban, faire la paix avec les Palestiniens maintenant ! », clamaient les manifestants. Ils revendiquaient un clivage et assumaient une opposition politique.
La guerre contre le Hamas entre dans son quatrième mois. Chaque samedi soir, Place des otages à Tel Aviv, des soldats blessés, des réservistes en permission, défilent à la tribune en revendiquant le bien-fondé de la guerre contre le Hamas et lancent une injonction sous les fenêtres du cabinet de guerre : « Faites revenir les otages, maintenant ! ». Autant « Peace Now » était tourné vers l’enjeu d’une solution pour la situation aux frontières d’Israël, autant « Bring them Home Now » se concentre sur la société israélienne et son unité en cette période, la plus douloureuse depuis la création de l’Etat d’Israël.
Contournant les critiques sur une instrumentalisation par la gauche israélienne de la situation des otages (les kibboutz martyrs à la frontière avec Gaza sont affiliés aux partis de gauche), le mouvement pour le retour des otages met en avant un nouveau slogan: « C’est notre guerre à tous », et insiste dans ses prises de positions sur l’effacement des clivages et des clans : face à la tragédie des otages, il n’y a plus de différences entre religieux, laïcs, électeurs de droite ou de gauche, ouvrier ou cadre. « Appelez cela comme vous voulez, Dieu, le sort, le destin, mais nous, les familles enfermées dans la nuit des otages et du deuil, avons été désignées pour porter cette parole devant le peuple d’Israël et crier : nous gagnerons cette guerre parce que nous sommes unis par une seule exigence, le retour de nos otages maintenant. Je m’adresse aux décideurs politiques : ne vous occupez de rien d’autre ! », s’époumone au micro le père d’un soldat tombé à Gaza. Portant la kippa tricotée des religieux sionistes, miné par le chagrin, ému de prendre la parole devant un public nombreux (en grande majorité non religieux), le père parle de son fils disparu : « Il portait une longue barbe, des papillotes, il était plus un rêveur qu’un guerrier mais il n’a pas hésité lorsqu’il s’est agi d’aller défendre le peuple d’Israël attaqué et emprisonné ». Le public applaudit longuement et scande: « Maintenant ! Maintenant ! »
« Archav ! »
Cette injonction de temporalité définit la société israélienne, soumise à la tyrannie du Kairos – agir en identifiant le moment idoine- depuis sa création en 1948. C’est maintenant ou jamais qu’il faut saisir l’instant pour vivre, poser des rapports de forces, créer. À l’université Ben Gourion, des dizaines de blocs d’intervention d’urgence utilisent des mannequins intelligents pour permettre aux étudiants en médecine de simuler les gestes en situation réelle, comme s’il fallait intervenir « maintenant », et non pas après ses études.
Israël vit avec le sentiment d’une urgence existentielle, les intérêts essentiels – la vie, la mort – étant toujours liés. Même les écrivains des premières années du pays privilégiaient le genre de la nouvelle, plus immédiat, plus rapide à publier que la longue et solitaire ascèse du roman, par manque de temps. Cependant, le paradoxe de cette société pressée est de toujours prendre des options sur l’avenir, au risque de demander, avant le temps, ce qui ne peut être obtenu qu’avec du temps. C’est pourquoi le mantra « Les otages maintenant » est à la fois incontestable et irréaliste. Parce que leur retour nécessitera du temps. Il faut noter au passage que les incantations, forgés avec la lucidité israélienne, ne disent jamais : « Que les otages reviennent en bonne santé ». Mais « Qu’ils reviennent, quel que soit leur état ». À la tribune du rassemblement, un officier tankiste a décrit « la triste joie » d’avoir pu récupérer des corps d’otages et d’avoir pu les rapatrier en Israël.
Place des otages, sur l’esplanade du Musée de Tel Aviv, les animateurs pour le retour « Maintenant ! » concentrent leurs flèches sur le pouvoir politique de manière subreptice. Le public vit une expérience de politique émotionnelle d’une intensité rarement atteinte. En arrêt face à cette longue table de Shabbat dressée pour les otages, devant les tentes de chaque kibboutz meurtri, ou encore devant le ballet des portraits des absents qui se produit toutes les vingt minutes, l’émotion submerge, on est plongé dans cette nuit de bientôt cent jours depuis le 7 octobre… Le retour des otages est ici un projet impérieux, prioritaire. Appelé à se rassembler devant une tribune encadrée de deux écrans géants, le public afflue sur le boulevard fermé à la circulation. Chaque discours interpelle le pouvoir politique, sans jamais prononcer le nom d’un seul dirigeant. « Comment vais-je pouvoir vivre dans un état qui ne ramène pas ceux avec lesquels j’ai grandi”, s’exclame une habitant du Kibboutz Beeri. « Maintenant ! », scande le public en réponse.
Enfermé dans sa tragédie, cette partie de la société israélienne n’a que faire des critiques internationales, entend de loin les stratégies militaires et politiques sur le jour d’après. « Bring them Home Now » représente un groupe de pression qui jouera un rôle non négligeable par la suite. La tragédie des otages est le réceptacle d’une immense colère contenue avec de plus en plus de difficulté.
Dans le même temps, les autorités militaires préparent les dirigeants et le pays à une guerre longue. Tout en scandant « Les otages, maintenant! », les jeunes Israéliens écoutent en boucle le duo des chanteurs Omer Cohen et Jasmine Moalem: « Le chemin est encore long, la lumière surgira des ténèbres, à la fin, tout ira bien ».
© Michaël Darmon
Michaël Darmon est Editorialiste à i24NEWS
Source: i24News
https://www.i24news.tv/fr/actu/analyses/1704658454-israel-le-syndrome-de-maintenant
Émouvant! Bravo Michael DARMON ! Ce texte est un reportage et rien ne surpasse les « Choses vues » et chacun peut dévider le fil et tirer sa conclusion . C’est du très bon journalisme .