La guerre est entrée dans ma tête volant aux autres mots leur sens, écrasant de sa toute violence, tout espoir, le moindre espoir – même celui de pouvoir un jour à nouveau espérer. Me laissant hagarde, effarée. Elle est entrée accompagnée de sa complice la mort, l’ignoble, dont l’ombre plane, menaçante, pour frapper au hasard. Toujours injustement. Elle sème la peur et la peine.
Sourde aux prières. Indifférente. Elle a ses raisons, la guerre. Que le cœur ne veut pas connaître. Elle avance. Envahit. Détruit. Elle s’immisce dans chaque instant, se fait maîtresse de notre temps. Plus rien n’existe qu’elle. Au présent, il ne reste que l’attente d’un futur qu’on n’ose pas imaginer. Chacun s’active pour oublier, loin de soi, étranger. Mais à chaque pas, un uniforme, une arme en bandoulière, une photo d’otage, un simple regard dans le vague nous rappelle cette nouvelle frontière entre aujourd’hui et le passé, cette journée du 7 octobre, ce coup qu’elle nous a assené, cette dernière guerre qui nul n’en doute ne sera pas la dernière.
Des semaines qu’elle m’habite, la guerre, qu’elle a tué en moi l’envie même de penser. Le deuil n’a pas encore sa place dans cette réalité. Il arrivera après. S’il y a un après. Après quoi d’ailleurs ? La victoire ? Peut-on gagner une guerre ? Pour moi, nous l’avons perdue au premier corps profané. Tant de promesses se sont éteintes. En quelques instants de terreur. Ne laissant que le souvenir de ces visages rayonnants, souriants à l’avenir, de ces corps souples dansant, de ces bras battant l’air au rythme de la musique. De ces êtres magnifiques, si sûrs d’eux-mêmes, d’avoir le temps. La jeunesse est vigoureuse, vaillante, victorieuse. Elle sait les impossibles à portée de sa main, elle a foi en la vie, en son éternité. La jeunesse est belle, toute puissante. C’est elle, ses rires, sa joie, qu’ont visé les démons. C’est elle qu’ils ont défaite.
Les mots ont-ils encore un sens ? Quels mots ont encore un sens ?
Je me perds à tourner autour de mes pensées figées dans la nouvelle routine de ces noms qu’on entend pour la première fois suivis de la formule « que sa mémoire soit bénie ». De ces frères et ces sœurs dont on apprend l’existence après qu’elle a cessé. Que déjà on regrette, à peine les a-t-on rencontrés, à travers quelques phrases d’hommage. De cette liste d’absents qui s’allonge inlassablement. Leurs noms, on les oubliera. Mais pas leur visage. Non. Ni leur regard. Ni leur fraîcheur. Ni leur passion. Ni leur courage. Pas plus que leur sacrifice.
L’heure, non, n’est pas au deuil. Elle est encore au choc. Celui des premières heures. Celles où le sang a jailli, pas le mien, mais le leur, pourtant indissociables. Celui de chacun de nous. Celui de notre peuple. Ces heures où tout a changé. À jamais.
Demain, après et par la suite, nous devrons nous réinventer, sans complaisance, sans préjugés, nous devrons devenir meilleurs pour faire honneur à ceux qui ont perdu le plus précieux pour que les leurs, les miens, moi ayons le droit de vivre libres. En peuple souverain. Pour que nous puissions un jour recommencer à rire.
Et voilà que maintenant, les larmes baignent mes yeux. Elles ne débordent pas. Je les retiens de couler. De peur de m’y noyer.
© Judith Bat-Or
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