Ce peuple est intense. Rarement un tel défi d’exigence lors d’une préparation d’un documentaire. Faut suivre. Chaque intervenant m’entraîne dans son Israël, singulier, unique, contradictoire. Ma vision initiale se fissure, crame au fil des nouvelles rencontres. En fin de journée, après avoir encaissé quelques G, mes neurones ressemblent à ces bulles multicolores dans lesquelles se jettent avec délice les enfants. Mais aujourd’hui, les couleurs virent au rouge sang.
Au programme, deux personnages, dont je ne retiendrai, ici, que le point d’alarme le plus inquiétant de leurs interviews.
Le premier, on l’appellera Adam, la soixantaine finissante, est un pilote de l’armée de l’air. Aux avant postes des manifestations sur la réforme judiciaire, il fut l’un des premiers le 7/10, avec Ahim la Nechek (frères d’armes), à mobiliser les pilotes de réserve et à organiser les actions de solidarité. Représentatif d’une gauche très laïque, famille de pionniers arrivés de Russie en 1913, élevé au kibboutz et vivant à Yaffo, partisan de toujours d’une solution à deux États, extrêmement remonté contre Netanyahou, Adam essaie pendant l’entretien de maîtriser son scepticisme. Jusqu’à n’en plus pouvoir et me lâcher, en réponse à une question de prospective “un truc qui va te choquer” et qui va me hanter pour un temps je le crains: “Si j’étais palestinien aujourd’hui, je refuserais tout accord de paix. J’attendrais. Et d’un point de vue rationnel, il aurait raison car tout indique que dans 50 ans Israël ne sera plus”. Pour poursuivre en disant: “Bien sûr, parce que c’est dans mon ADN, je vais me battre pour les 10% de probabilité qui me donneraient tort, mais je n’y crois pas”.
Ma deuxième rencontre du jour, un arabe israélien musulman, on l’appellera Youssef, 26 ans. Né en Galilée dans un village arabe, dans une famille très pratiquante, Youssef a passé son enfance sans jamais voir de Juifs, ne parlait pas l’hébreu, et fréquentait les mouvements de jeunesse islamiques. À 16 ans, pour gagner son argent de poche, il travaille dans un hôtel de Tel Aviv. Il découvre alors la société israélienne, apprend l’hébreu et l’anglais, entreprend des études dans le domaine de l’éducation, décide de tout faire pour s’intégrer et s’engage dans Tsahal en tant que combattant, suscitant ainsi la colère de tout son village. Appelé au lendemain du 7/10, il a été démobilisé il y a quelques jours.
Nous ne parlerons pas trop de la guerre mais plutôt de ses projets. Youssef est en couple avec une jeune femme juive depuis 3 ans. Autant sa propre famille a accueilli chaleureusement sa compagne, autant celle de son amie l’a sévèrement rejeté. Youssef, qui ira la rejoindre en mai à New York où il finira ses études, est très sceptique sur son retour, plus tard, en Israël: “D’un côté, je suis accusé de traîtrise par mes amis, en danger dans mon propre village et victime de harcèlement sur les réseaux sociaux. De l’autre côté, je sais que je n’appartiendrai jamais totalement à la société israélienne parce que je suis musulman. Je dois pouvoir vivre ma vie, et ce sera loin d’ici”.
Trainant dans les ruelles du quartier yéménite de Tel Aviv, à la recherche d’un peu de cohérence dans ces deux témoignages, mon regard s’arrête sur la façade d’une maison habillée par son histoire. Ces deux mannequins nus égarés sur le toit derrière des barbelés, gardiens ou prisonniers? Au temps pour m’aider à retrouver mes billes et essayer d’y mettre de l’ordre.
© Georges Benayoun
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