Cachez ce keffieh que je ne saurais… Par Valérie Abecassis

Tsibi Geva | Keffiyeh (1988 – 1998)MutualArt

Avant le 7 octobre, on aurait regardé ce tableau en se disant qu’il appartenait à l’histoire tragique des Juifs. Mais Kurt Gerron nous regarde aujourd’hui.

Le musée d’art moderne de Tel Aviv a inauguré deux expos exceptionnelles cette semaine. L’une, prévue depuis trois ans, sur le peintre Siegfried Shalom Sheba 1897/1975 Berlin. L’autre titrée « Shmini Atzeret », montée assez vite après le 7 octobre. 

En traversant la place des otages pour se rendre au Musée, on pense à la représentation: Qu’est ce que l’art va bien pouvoir faire de ce réel-là, de ce que l’on traverse pour entrer au TAMA, ces otages, ces visages, ces affiches, ce piano, les fleurs, les installations, le barnum, la grande table, les couverts vides… On a perdu la capacité à comprendre, le noir a recouvert nos yeux, les retrouverons-nous ?

Et puis, on entre, parce que la vie est ainsi. A l’intérieur du TAMA, c’est le monde d’avant. L’entrée graphique de béton, les deux gigantesques escalators, la blancheur des salles, tout est beau, propre et virginal. On avait oublié. Oublié qu’avant, on avait droit aux œuvres et au silence.  

Musée d'art moderne de Tel Aviv
Kurt Gerron par Shalom Sheba Musée d’art moderne de Tel Aviv

L’expo sur Shalom Sheba est magnifique, allez-y ! Voilà un peintre né à Berlin, passé par l’expressionnisme allemand, quasi-élève du célèbre Max Beckmann, qui a fui son pays au bon moment (en 1933) et qui, après la Shoah et la WW2, s’est longtemps demandé ce que pourrait faire l’art allemand. Il a pérégriné puis s’est installé en Israël; la vie lui a montré qu’on pouvait encore peindre, ce qu’il a fait, puis il est retourné à Berlin et y est mort.

A l’entrée, il y a le splendide portrait qu’il a réalisé de Kurt Gerron. Un grand tableau, un gros bonhomme allemand, riche, replet, cigare, haut de forme, succès et boutonnière blanche. Elle attire l’oeil cette boutonnière blanche, on ne peut pas s’empêcher d’y voir une étoile jaune. Et de fait, dans cette Allemagne en furie, Kurt Gerron acteur, producteur, réalisateur a été embarqué à Theresienstadt, obligé de réaliser un pseudo document sur le camp en 1943, puis envoyé tout simplement à Auschwitz pour y être, lui et sa femme, assassinés en 44. Kurt Gerron est mort parce que Juif. 

Avant le 7 octobre on aurait regardé ce tableau magnifique, comme le reste d’ailleurs, en se disant qu’il appartenait à l’histoire tragique du peuple juif, l’histoire qu’on a documentée dans les livres, les docs, les films, les arts, une histoire derrière nous, pas chez nous, qui ne peut se reproduire puisqu’on est précisément chez nous. Mais Kurt Gerron nous regarde aujourd’hui et nous avons été massacrés, tout vacille. 

A l’étage du dessous c’est pire. « Shmini Atzeret » est une exposition constituée de 31 tableaux, tous été faits avant le 7 octobre par les artistes israéliens les plus emblématiques du pays. Or, chaque tableau porte en lui les symboles de ce que vit Israël. 

Stupeur, malédiction, vertige, on ne peut plus voir un tableau normalement

Le diptyque de « Deux jeunes garçons alanguis » ? Ce sont les 138 soldats dont les visages nous hantent chaque jour. « La femme qui pleure » d’Elena Rotenberg ? C’est tout le peuple d’Israël en larmes. La « série photo » de Hadas Statt ? C’est Iron Dome. Le tableau du kibboutznik qui lève son enfant en l’air de Yohanan Simon ? C’est le petit Kfir Bibas. « L’enterrement » d’Elie Shamir, ce sont nos 1200 morts. Et que dire de « L’otage » de Deganit Berest, ou du paysage agricole signé Moshe Gershuni (dont on apprend que le père a été tué par des arabes en 1939)… Beeri, Nir Oz, Reim, Kfar Aza. 

Musée d'art moderne de Tel Aviv
Tableau de Yohanan SimonMusée d’art moderne de Tel Aviv

Stupeur, malédiction, vertige, on ne peut plus voir un tableau normalement. Et puis, au fond de l’expo, il y a l’énorme tableau « Keffieh » de Tsibi Geva. On le connaît bien ce peintre, on l’a reçu en Culture, son « Keffieh » date de 1990. Tsibi, comme la plupart des acteurs de la scène culturelle israélienne, est à gauche : la solution, la parole, l’autre, blabla…

Yiftah Yavetz, 25 ans, fils d’un des responsables du musée, est mort au tout début de la guerre. L’une des responsables du TAMA a son garçon de 23 ans soldat dans Gaza. Tous ces tableaux nous regardent. Dans l’article du Monde sur la guerre Hamas-Israël qui déchire le monde de l’art, on avait pu lire ceci à propos de Philippe Cohen, grand collectionneur:  “Le trouble de cet amateur d’art contemporain, qui avait exposé ses œuvres en 2013 au Passage de Retz, à Paris, est loin d’être un cas isolé. En quelques jours, l’attaque terroriste du Hamas et l’offensive meurtrière de l’armée israélienne qui l’a suivie ont ébranlé, en profondeur, l’écosystème des artistes, des marchands et des collectionneurs.” Est-ce qu’on peut voir ce « Keffieh » là ? Pas maintenant. 

© Valérie Abecassis

https://www.i24news.tv/fr/actu/analyses/1703239879-cachez-ce-keffieh-que-je-ne-saurais

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