ENTRETIEN – Selon la docteur en anthropologie, nous devons comprendre « l’importance de la géographie mentale frériste » de cette guerre si on veut la résoudre.
LE FIGARO. – Pourquoi suivez-vous si attentivement, depuis le 7 octobre, jour de l’attaque du Hamas en Israël, les prises de parole de la Grande Mosquée de Paris?
Florence BERGEAUD-BLACKLE. – Je travaille depuis de nombreuses années sur l’islam en France. La Mosquée de Paris a toujours été un interlocuteur de la République et du bureau des cultes. En l’absence de clergé musulman, elle fait figure de représentant modéré de l’islam de France et, à ce titre, participe à des rencontres interreligieuses pour la paix, des cérémonies routinières depuis plusieurs années pour montrer que tout va bien malgré les tensions autour de l’islam.
Mais, dans cette séquence d’après le 7 octobre, force est de constater que le recteur Chems-Eddine Hafiz a fait preuve de retenue dans son soutien à la communauté juive. D’une part, il a expliqué sur BFM TV devant le rabbin Korsia qu’on ne pouvait être musulman et antisémite et, d’autre part, il a adressé à sa communauté une lettre très hostile à Israël, qualifiant sa riposte de génocide. Ensuite, il a refusé de participer à la grande manifestation contre l’antisémitisme, le 12 novembre.
L’imam de la Mosquée de Paris, Abdelali Mamoun, n’a pas trouvé mieux que de jeter le doute sur la montée spectaculaire des faits antisémites rapportés par le ministère de l’Intérieur. D’autres institutions de l’islam de France, le Forif, le CFCM, l’Institut pour l’islam de France, n’ont pas fait mieux, mais la présence médiatique de la Mosquée de Paris produit un effet boomerang sur l’institution historique qui a perdu beaucoup de sa crédibilité. Le rabbin Korsia a préféré s’afficher avec l’imam Chalghoumi qui, lui, n’a jamais été ambigu.
Est-ce une question personnelle, celle d’un recteur, ou bien institutionnelle, celle de la Grande Mosquée de Paris?
Chems-Eddine Hafiz est plus difficile à suivre que ne l’était Dalil Boubakeur, son prédécesseur, lequel je pense n’aurait pas risqué d’entretenir des relations trop rapprochées avec les Frères musulmans de France. Il faut dire que ces derniers ont réduit à presque rien le rayonnement de la mosquée historique. Le recteur sait que pour éviter les coups portés contre lui sur les réseaux sociaux il doit jouer le jeu des Frères, notamment pour compter sur le marché halal et en retirer les bénéfices symboliques et financiers.
Pourquoi la Mosquée de Paris, à deux reprises depuis le 7 octobre, a-t-elle eu besoin de réaffirmer son alliance avec les Frères musulmans, en l’occurrence Musulmans de France, l’ex-UOIF? N’est-ce pas cette mouvance isolée qui aurait besoin de la Mosquée de Paris?
La Mosquée de Paris a beaucoup plus besoin des Frères musulmans qu’ils n’ont besoin d’elle, ne serait-ce que pour exister car, pour la base de la communauté des musulmans – et je connais bien ce milieu -, elle n’a pas de légitimité particulière. La Mosquée de Paris est un instrument d’Alger pour peser sur la diplomatie française à l’égard de l’Algérie. Sans doute parce que nos dirigeants croient à tort que la Mosquée de Paris a une influence déterminante sur les Algériens de France. C’est cette croyance qui maintient les relations privilégiées entre l’État et la Grande Mosquée.
Pourquoi cette alliance ancienne avec l’ex-UOIF a-t-elle été réaffirmée, à grand renfort de publicité depuis l’attaque du Hamas contre Israël?
Il faut comprendre que l’islam algérien n’a pas de réalité propre. Il est traversé comme dans d’autres pays musulmans par deux courants fondamentalistes, en gros les frèristes et les salafistes. Certes, il y a quelques recadrages nationaux, mais ce sont ces deux courants qui mènent la danse. La Mosquée de Paris a été satellisée par les Frères musulmans de France parce que ces derniers se sont donné pour mission de rassembler toutes les composantes de l’islam sous leur égide, pour l’accomplissement de leur projet califal, ainsi que je le montre dans mon livre. Il suffisait de se promener au Bourget lors du grand rassemblement annuel de Musulmans de France, presque tous les courants de l’islam étaient là. Seuls les Frères ont réussi cette prouesse de rassembler sur un même lieu les chapelles d’une communauté connue pour ses divisions internes.
La raison est que les Frères ne forment pas une chapelle, mais le moteur d’un mouvement missionnaire, le «mouvement islamique» comme disait feu al-Qaradawi, le premier de leurs mentors. La Mosquée de Paris est intéressante, mais non vitale pour les Frères, car elle entretient de bonnes relations avec le ministre de l’Intérieur et avec les médias. Les Frères agissent ainsi, ils se servent des compétences de ceux qu’ils satellisent, qu’il s’agisse de religieux ou d’influenceurs à l’égocentrisme prononcé, sensibles aux flatteries, comme Médine, Benzema, ou d’autres.
La Mosquée de Paris ne pratique pas un islam soft. Elle était, par exemple, partie civile en faveur du foulard islamique à Creil en 1989. Son discours rigoureux sur le plan religieux pourrait donc se passer des Frères musulmans?
La Mosquée de Paris s’est positionnée contre les islamistes algériens, contre le FIS, car elle faisait partie du dispositif de Charles Pasqua pour lutter contre l’intégrisme islamique. Historiquement, elle affirmait que manger halal n’était pas obligatoire, la viande des «gens du Livre» étant licite, ou que le foulard était acceptable mais pas obligatoire. Les Frères ont renversé la table, notamment grâce à des figures d’influence, comme Tariq Ramadan, qui avait une formation frériste. Elle lui venait entre autres de son environnement familial, notamment de son père Saïd Ramadan.
Tout le champ religieux islamique a été obligé de s’aligner sur les Frères, car ceux-ci ont réussi à imposer, à travers leur maillage d’écoles coraniques et de mosquées sur le territoire, l’idée que plus la pratique islamique est stricte, plus Dieu l’approuve. Cela a produit des «surmusulmans», pour reprendre l’expression de Fethi Benslama. La Mosquée de Paris se trouve désormais prise dans cette surenchère du licite. Et elle y contribue en diffusant la norme halal en France et en Algérie, pays traditionnellement musulman qui ne connaissait pas le halal puisque tout y était licite. Depuis le 1er janvier 2023, la Grande Mosquée de Paris dispose d’un mandat exclusif, délivré par les autorités algériennes, pour certifier la licéité halal des produits consommables et non consommables exportés vers l’Algérie. Et son but est de s’européaniser.
Pourquoi Emmanuel Macron, après avoir sciemment détruit le CFCM en s’appuyant sur le recteur de la Mosquée de Paris, a choisi cette dernière comme la vitrine de l’islam en France et son interlocutrice de choix?
Est-ce un choix? Une opportunité par défaut? Je ne crois pas que le président ait fait un choix. La Mosquée de Paris est utilisée pour mettre en scène, symboliser, l’entente entre l’État et la communauté musulmane de France, c’est une sorte de rituel. Il ne fera plus illusion si le recteur de la Mosquée de Paris continue à tenir aux uns et aux autres des discours différents.
Cela gêne tout le monde, mais, en même temps, il est heureux que les masques tombent enfin et que ce simulacre cesse. Cela pourrait même mettre de l’ordre dans les relations franco-algériennes en entérinant un divorce total, en mettant un point final à la relation post-coloniale.
Autre affaire, un imam de la Grande Mosquée de Paris, Abdelali Mamoun, a mis en cause, le 14 novembre, la vérité des chiffres de l’antisémitisme en France. Il a été désavoué par le recteur, s’est excusé mais est maintenu dans sa fonction. En quoi cet incident est-il révélateur?
L’État a d’abord immédiatement répondu par la voix de Gérald Darmanin en publiant les chiffres des faits antisémites. Le recteur a désavoué l’imam Mamoun, lequel est proche des Frères musulmans depuis plusieurs années, et il a aussitôt crié à l’islamophobie alors que ce n’était clairement pas le problème. Les Frères musulmans ont un ADN antisémite. Ils veulent établir un califat et il faut pour cela que les musulmans reprennent les terres de l’«entité sioniste», Israël, qu’ils ne veulent même pas nommer.
Cet antisémitisme religieux est difficile à combattre surtout quand les autorités religieuses nient elles-mêmes son existence. On ne peut pas résoudre un problème qu’on refuse de voir. Autre difficulté: certains versets coraniques et certains hadiths attribués au prophète Mahomet sont antisémites – on les retrouve dans la charte du Hamas. Peut-on interdire la prononciation de textes religieux? C’est difficile.
En revanche, on peut intervenir sur les discours de haine qui sont tenus au moment où ces versets sont prononcés. La «loi séparatisme» de 2021 a quand même une efficacité de ce point de vue. On le voit par rapport à l’Angleterre, par exemple, où l’on entend des appels très explicites à tuer les Juifs, quand en France c’est plus rare. On se trompe quand on parle de la «rue arabe», ce n’est pas la «rue arabe» qui crie, c’est l’Oumma, la communauté musulmane. En Angleterre ce ne sont pas les Arabes qui sont dehors, ce sont les Indos-Pakistanais, très virulents, comme on l’a vu lors des manifestations contre Salman Rushdie. Ce qui montre que le défi, avant d’être territorial et régional, est profondément religieux et mondialisé.
Nous entrons dans une nouvelle ère qui est celle de la mondialisation du conflit israélo-arabe. Et nous voyons sous nos yeux cette «oummatisation» du conflit, dans lequel la terre palestinienne est avant tout le poste avancé des gardiens des lieux saints. Tant qu’on ne comprend pas l’importance de la géographie mentale religieuse, et en particulier frériste, du conflit, on aura peu de chances de le résoudre. Dès le départ, al-Qaradaoui, la référence des Frères musulmans, a encouragé les musulmans d’Occident, riches et cultivés, à soutenir les Palestiniens, il en a fait un devoir religieux pour tout musulman sur terre.
Il a assez bien réussi, cela passe par la guerre de communication, la guerre commerciale avec BDS… Les Palestiniens sont désormais le fantasme et l’otage d’une communauté imaginaire mondiale.
Entretien mené par Jean-Marie Guénois pour Le Figaro
Florence Bergeaud-Blackler est docteur en anthropologie, chargée de recherche au CNRS (HDR) au groupe « sociétés, religions, laïcité » à l’École pratique des hautes études (EPHE). Elle est l’auteur de « Le Frérisme et ses réseaux: l’enquête » , Odile Jacob, 2023.
Poster un Commentaire