ENTRETIEN. L’écrivain et cinéaste israélien répondait aux questions du « Point » depuis Tel-Aviv, où il dit « vivre en sursis depuis l’attaque du Hamas sur Israël ».
Né à Tel-Aviv où il vit, Etgar Keret, publié d’abord par Actes Sud en France puis par les Éditions de l’Olivier, est l’auteur de nombre de recueils de nouvelles, dont Sept Années de bonheur, qui témoignent du quotidien en Israël avec recul et ironie : « Si une roquette peut nous tomber dessus à tout moment, à quoi bon faire la vaisselle ? » Scénariste, réalisateur, Keret travaille pour la télévision, produit des courts-métrages, écrit des bandes dessinées, il est l’un des écrivains les plus populaires en Israël et ses œuvres sont traduites dans plus de 25 langues. Le film Les Méduses réalisé avec son épouse, Shira Geffen, a obtenu la Caméra d’or au Festival de Cannes en 2007. Il a aussi coécrit le scénario du film d’animation Le Sens de la vie pour 9.99$, inspiré de ses nouvelles. Il est aussi professeur à l’université. Depuis le 7 octobre et l’attaque du Hamas sur Israël, l’écrivain dit vivre « une situation de guerre existentielle ».
Le Point : Quand avez-vous compris la gravité de l’attaque de ce samedi 7 octobre ?
Edgar Keret : Comme chaque citoyen de ce pays, j’ai été réveillé par un missile vers 6 heures ou 6 h 30. Je pensais à une attaque que je ne qualifierais pas de standard, mais quelque chose qui m’est arrivé trente fois dans ma vie. Ensuite, on a compris qu’il s’agissait d’une attaque contre un ou deux kibboutz, c’était déjà différent. Mais je connais aussi depuis mon enfance ce genre d’attaques terroristes meurtrières qui vise à détruire un kibboutz ou une ville. Puis les nouvelles sont devenues de plus en plus horribles. Petit à petit, nous avons compris que de vraies personnes étaient attaquées par des terroristes, tout en appelant à l’aide sur la télévision nationale, en l’absence de secours de l’armée et des autorités, en disant : « S’il vous plaît, j’ai deux bébés, venez et sauvez-moi. » C’était terrible.
Est-ce la première fois que vous vivez une situation d’une telle ampleur dans l’horreur ?
J’ai 56 ans et j’ai vécu pas mal de conflits, mais, cette fois, il s’agit de post-traumatisme national au sens le plus profond. Toutes ces personnes ont une famille, des amis, des proches qui les cherchent. Et tout le monde connaît quelqu’un qui a un proche, un membre de sa famille touché. Par exemple, j’ai appris que le fils d’un de mes étudiants a été assassiné ou qu’une de mes étudiantes a perdu son fils dans sa maison…
Comment nommer ce qui s’est passé et ce qui se passe encore, avec quels mots ?
Ce n’est pas une guerre ou une occupation, mais un génocide. Le peuple juif connaît ce phénomène. Toutes les descriptions correspondent à des descriptions de pogroms, mais, en plus, aujourd’hui, ces tortures sont diffusées sur YouTube. Une femme âgée a été assassinée et son image postée sur sa page Facebook. On est au-delà de l’idéologie politique. Il y a beaucoup de conclusions à tirer sur ce qui s’est passé, et si jamais elles sont tirées, elles ne le seront probablement pas maintenant. Mais ce qui est sûr, c’est que les personnes responsables de la situation que nous vivons sont aussi les personnes au gouvernement.
Quel genre de responsabilité imputez-vous au gouvernement ?
Un exemple : lorsque l’attaque dans la bande de Gaza est survenue, il y avait peu de soldats sur place parce que les deux tiers des soldats étaient en Judée et en Samarie (en Cisjordanie), gardant les colons qui célébraient les fêtes. Le gouvernement a négligé la protection des kibboutz. Lorsque le chef d’état-major et le ministre de la Défense ont déclaré que la réforme de la justice risquait de mettre en péril le bon fonctionnement de l’armée, Benyamin Netanyahou a voulu renvoyer son ministre de la Défense et ne l’a maintenu au pouvoir que sous la pression des Américains. L’armée et le gouvernement sont tous deux responsables de ce que nous vivons aujourd’hui en Israël, mais il serait vain d’imaginer que ce gouvernement acceptera une quelconque forme de responsabilité.
Dans quelle mesure la politique de ce gouvernement se démarque-t-elle des précédents ?
Je dois admettre que des dirigeants comme Begin et Sharon, avec lesquels je n’étais pas d’accord, pensaient en permanence à l’intérêt du peuple. Benyamin Netanyahou, lui, est un mauvais dirigeant et particulièrement dans un moment aussi difficile et existentiel. Bien sûr, le Hamas voulait nous détruire avant ce gouvernement.
Je ne pouvais même pas imaginer un tel niveau de cruauté et d’inhumanité organisées.
Mais ceux qui nous gouvernent sont sans cesse dans la surenchère. Or, ils ont échoué à empêcher les massacres du 7 octobre. Et maintenant, les moindres voix qui s’élèvent pour leur demander des comptes, ils les considèrent comme des contestataires. Comme s’il s’agissait de traîtres à Israël.
Comment jugez-vous la réaction du gouvernement face à cette situation ?
Le 7 octobre, des Israéliens ont été assassinés à partir de 6 h 30 du matin, mais il a fallu plus de 12 heures à Netanyahou pour déclarer que nous étions en guerre.
Il faut savoir que, actuellement, en Israël, nous nous battons contre un gouvernement qui veut interdire les transports le samedi. Pour des raisons religieuses. Après l’attaque du 7 octobre, on a demandé aux réservistes de prendre le train pour rejoindre leurs bases. Mais comme c’était férié, ils ont dû attendre 17 heures pour pouvoir effectivement prendre un train ! Et pendant ce temps, le Hamas assassinait et brûlait les gens. Les ultraorthodoxes nous envoient mourir pendant qu’ils prient. Quand on voit ce qu’il se passe aujourd’hui en Israël, on se dit qu’ils n’ont pas assez prié…
Comment expliquez-vous qu’un tel massacre ait pu survenir ?
Je ne pouvais pas l’imaginer. Il faut être honnête. Je ne pouvais même pas imaginer un tel niveau de cruauté et d’inhumanité organisées. Je ne pouvais pas non plus imaginer l’échec du système. Historiquement, le Hamas ressemble beaucoup à Al-Qaïda. Or, la doctrine de Benyamin Netanyahou était qu’il ne fallait pas détruire le Hamas parce qu’il constituait un contrepoids à l’Autorité palestinienne.
Cette doctrine des vingt dernières années – qui a consisté à passer des accords avec le Hamas, à conclure des traités avec le Hamas – a échoué et les responsables sont pour la plupart au pouvoir : maintenant que vous voyez ces gens assassiner, torturer des bébés et des personnes âgées, vous comprenez qu’il est impossible de faire des accords avec le diable. On ne peut pas contenir le Hamas. On ne peut pas contenir des gens qui sont contrôlés par l’Iran. Les personnes qu’ils haïssent mourront. Et je répète que la personne responsable est Benyamin Netanyahou.
Vous sentez-vous objet de haine ? En tant que juif ? Israélien ?
Eh bien, vous savez, je suis un fils de survivants de l’Holocauste et un écrivain qui voyage beaucoup. Mais la haine dont je fais l’objet vient surtout de la droite israélienne pour mes opinions de gauche. Mais ce à quoi l’on assiste depuis le 7 octobre, c’est à l’inhumanité. Cela dit, je suis de gauche mais je ne suis pas un progressiste américain : on ne peut accepter qu’il soit dit comme je l’entends que la situation de Gaza a créé des meurtriers de sang-froid, a créé des gens pour tuer des femmes et des bébés. Ce niveau d’inhumanité et de mal absolu n’a rien à voir.
En tant que romancier, pouvez-vous imaginer ce conflit, son évolution et la relation entre Israéliens et Palestiniens à partir de maintenant ?
Je connais beaucoup de Palestiniens, beaucoup d’Israéliens, et le gouvernement des uns comme des autres est un miroir déformant de chacun de ces peuples. Je ne crois pas que chaque Palestinien représente le Hamas, pas plus que chaque Israélien représente Benyamin Netanyahou. Et si on parle du futur, d’être gouvernés en guerre par ces incompétents, je ne sais pas ce que ça va donner… Ils ne savent pas ce qu’ils font, et je suis inquiet.
Avez-vous une idée de la manière dont Israël va riposter ?
Si vous me demandez aujourd’hui s’ils vont détruire toute la bande de Gaza en envoyant l’infanterie… je réponds que je ne sais pas. Et je ne suis pas sûr que Benyamin Netanyahou le sache davantage. Il agit au doigt mouillé pour voir d’où vient le vent, et c’est ça qui est le plus inquiétant. Je suis dans l’opposition depuis des années je n’étais pas d’accord avec les idées de Benyamin Netanyahou, mais je pensais au moins que ce qu’il faisait était ce qu’il pensait être le meilleur pour le pays. Je ne le crois plus désormais.
Aujourd’hui, on assiste à une sorte de guerre des images. Pour celui qui fait métier d’écrire, à quoi servent les mots ?
Les gens continuent à me demander de réagir, mais je ne suis pas dans une situation émotionnelle qui me le permet. Je suis dans l’urgence, trop occupé pour écrire. Je viens de faire une lecture aux enfants qui ont été évacués d’un kibboutz. Et je fais des choses, parce qu’en ce moment, la capacité d’écrire ou même de s’asseoir et de réfléchir à ce qui ne va pas semble être un luxe. Dans une situation aussi extrême que celle-ci quand ton pays se bat pour sa survie, la fonction de l’art est au frigidaire. C’est triste.
Je devais finir mon prochain livre, mais je ne peux même plus regarder ce texte. Il semble si décalé, déconnecté. Être en vie ces jours-ci, c’est voir votre vie éclatée et avoir accès seulement à quelques éclats du miroir, mais plus à l’ensemble. Et pourtant, j’ai toujours écrit, c’est mon mécanisme d’adaptation. J’ai écrit sur toutes les guerres, j’ai écrit dès le premier jour du Covid. Mais en ce moment, j’ai l’impression que le temps bouge différemment, dans une guerre existentielle. Depuis samedi matin, j’ai l’impression que trois mois ont passé. J’ai l’impression d’être comme dans des limbes, rivé à ce sentiment d’impuissance, sans savoir vraiment ce qui se passe.
© Valérie Marin La Meslée
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Une fiction douce-amère de l’écrivain israélien Etgar Keret sur le 7 octobre : « Le jour de la Joie de la Torah, quelque chose se brisa dans le cœur de Yihiel-Nahman »
A la suite des attaques du Hamas, l’écrivain israélien a écrit une nouvelle drôle et amère qu’il a intitulée « Intention ». Voici la version traduite en français de cette histoire hassidique.
Vingt ans durant, Yihiel-Nahman pria son Dieu. Vingt longues années durant lesquelles il ne se passa pas de jour sans qu’il prie pour des épousailles, un salaire, la santé, la paix pour Israël, et rien n’advint. Yihiel-Nahman demeura célibataire, asthmatique, pauvre, et pas la moindre lueur de paix ne pointa à l’horizon. Ce qui ne l’empêcha pas de continuer à prier, jour après jour, trois fois par jour, matin, après-midi et soir, sans jamais en manquer une.
Au fin fond de son cœur, Yihiel-Nahman admit que ses suppliques n’étaient pas exaucées. Car la prière est une pure soif de miséricorde et de justice, et la vie est ce qu’elle est : cruelle, désespérante, humiliante. Il va de soi que deux mondes aussi différents ne peuvent jamais se rencontrer. Mais le matin du huitième jour de Soukhot, le 7 octobre 2023, le jour de la Joie de la Torah, quelque chose se brisa dans le cœur de Yihiel-Nahman. Ce jour-là, nombre de gens de son peuple furent massacrés, pendant que d’autres étaient pris en otage, arrachés dès l’aube à leur lit et emmenés dans la ville ennemie.
Avant même d’avoir pu assimiler ces mauvaises nouvelles, Yihiel-Nahman était déjà enveloppé dans son châle de prières sur le balcon de son appartement de Beit Shemesh et, des heures durant, sans boire ni manger, il pria et supplia son Créateur : ceux que Tu as pris ne sont plus là, mais, de grâce, aie pitié de ces innocents arrachés à leur lit à la première lueur du jour et ramène-les à l’intérieur de leurs frontières.
Le matin suivant, à l’issue de vingt heures de prière assidue, Yihiel-Nahman ouvrit l’application du cabinet de guerre, et découvrit que les captifs étaient toujours captifs et que rien n’avait changé. Il revêtit alors sa redingote et se rendit d’un pas rapide à la maison de son rabbin, le rav Nehemia Mittelman. « Honorable rabbin, lui dit-il, je n’ai plus la foi, et une minute avant d’ôter ma calotte et de couper mes papillotes, je suis venu vous faire mes adieux. »
Des failles dans la foi
Le rabbin lança un regard perçant à Yihiel-Nahman et lui demanda d’une voix paisible ce qui lui avait fait perdre la foi, et ce dernier, bouleversé, lui répondit : « J’ai prié toute la nuit le Saint-Béni-Soit-Il pour l’âme des otages, je L’ai prié de se soucier d’eux, de les libérer. Et j’ai prié pas comme d’habitude, pas à moitié, mais avec une intention vraie et entière. Pourtant, il ne s’est rien passé. Sauf votre respect, honorable rabbin, je n’ai plus la foi. Je ne crois plus à l’existence d’un dieu qui durcit son cœur devant une prière aussi pure que la mienne. − Avec une intention entière ? demanda le rabbin tout en caressant sa barbe. Peut-on se demander combien cette intention était entière ? »
« Combien était-elle entière ? demanda Yihiel-Nahman, vexé. Elle était complètement entière. − Elle n’était pas complètement entière, dit le rabbin en hochant la tête avec tristesse, car si elle avait été entière, elle aurait été exaucée. Apparemment, ta prière était presque entière. Plus entière que d’habitude, mais pas encore suffisamment entière. » Le rabbin se tut un instant et, posant une main paternelle sur l’épaule de Yihiel-Nahman, il lui dit : « Au lieu de couper barbe et papillotes, je te propose d’investir encore un peu dans la prière, Hilik. D’après le tremblement de ta voix, je te sens très près du but. »
Yihiel-Nahman retourna dans son petit appartement, s’enveloppa de nouveau dans son châle de prière et pria. Et pendant qu’il priait, il chercha des failles dans sa foi et dans son intention et découvrit que, tout en priant la plupart du temps d’un cœur vraiment entier, il arrivait qu’il se hâte, que ses lèvres disent : « Et les fils reviendront dans leurs frontières », pendant que son cœur rêvait du long cou de cygne de la caissière souriante du supermarché, de son propriétaire revêche, de ses ordonnances médicales qu’il fallait faire renouveler au dispensaire. Et dès l’instant où Yihiel-Nahman prit conscience de ces pensées égoïstes qui troublaient sa prière, il se concentra pour les chasser peu à peu de son esprit.
Et comme quelqu’un qui essaierait de pousser un grand piano sur une côte, il sua et souffla et sua et souffla et pria, jusqu’au moment où les pensées profanes cédèrent la place à une intention et une foi qui l’inondèrent tout entier, la prière devint autre soudain, ce ne fut plus une série de mots du livre, mais une supplique douloureuse et vraie, et comme toute supplique pure et vraie, celle-ci aussi fut infinie, elle ne se contenta plus de la santé de ses frères en captivité, ni de son peuple, mais elle souhaita la paix de tous les humains, y compris de ses ennemis.
S’unir à la caissière du supermarché
Et tel un cavalier qui aurait perdu le contrôle de sa monture, Yihiel-Nahman continua de prier et écouta avec étonnement ses propres supplications comme si elles étaient dites par un autre, et, à la fin de la prière qui dura une trentaine d’heures, il ouvrit l’application du Hamal et découvrit que deux otages avaient été libérés et que des négociations étaient en cours avec l’ennemi afin de parvenir à un accord de cessez-le-feu.
Le soir de ce jour-là, en arrivant à la synagogue, il aperçut le rabbin Mittelman, qui lui sourit avec douceur et, lorsque leurs regards se croisèrent, le rabbin continua de lui sourire en hochant la tête. Et durant tout le chemin du retour chez lui, Yihiel-Nahman eut l’impression qu’il marchait non pas sur le trottoir de béton sali, mais sur un ciel inondé de nuages. A présent, se dit-il, puisque les grands problèmes commencent à se régler, je pourrai consacrer ma prochaine prière à moi-même.
Cette nuit-là, malgré sa fatigue, et au lieu d’aller dormir, Yihiel-Nahman pria de toutes ses forces pour des épousailles et des enfants. Au début, il voulut demander au Créateur de l’unir à la caissière du supermarché, mais, comme toute vraie prière, la sienne aussi choisit d’autres mots et d’autres intentions que les siens et, au lieu de choisir une épouse selon ses vœux, elle laissa le Créateur le faire à sa place.
Tandis qu’il priait, Yihiel-Nahman eut une sensation d’élévation, comme si pour la première fois de sa vie il réussissait à imaginer la vie qu’il s’était souhaitée, non pas dans les détails mais dans l’esprit. Il ne pria pas pour une femme mais pour le couple, non pas pour des enfants mais pour une parentalité sage et aimante. Il pria et pria sans souffler, jusqu’au moment où il se retrouva par terre, la tête blessée. Tout en lui faisant un pansement, la voisine du dessus lui dit que la blessure paraissait sérieuse et qu’il fallait consulter un médecin sans tarder, mais Yihiel-Nahman la remercia et lui expliqua qu’il était fatigué et sans doute déshydraté, il suffirait qu’il boive, mange et se repose un peu et tout rentrerait dans l’ordre.
Il quitta l’appartement de la voisine et se dirigea vers le supermarché où il acheta quelques sachets d’escalopes panées congelées, un pack de six bouteilles d’eau minérale et, quand il s’apprêta à payer, la caissière au long cou lui adressa son beau sourire lumineux et lui dit qu’il avait l’air de beaucoup aimer les escalopes panées. Mais ce ne fut pas tout et, comme il n’y avait pas d’autres clients au supermarché, ils se mirent à parler de nourriture – de sushis casher pour être plus précis – et Yihiel-Nahman promit à la caissière au long cou de lui apporter à son prochain passage un vinaigre de riz spécial qu’on ne trouvait qu’à Jérusalem et qui collait les grains de riz entre eux comme des magnets sur la porte du frigo.
Une âme sans tristesse
La nuit, tandis qu’il était allongé dans son lit les yeux ouverts, Yihiel-Nahman se dit combien ce monde était simple et merveilleux, et combien de souffrances et de difficultés il avait subies tout au long de sa vie, et tout cela pour n’avoir pas su que demander et comment le demander. Ce fut la dernière pensée qui lui traversa l’esprit avant qu’il ne ferme les yeux pour de bon.
La médecin expliqua à ses parents endeuillés que lorsque Yihiel-Nahman était tombé et s’était cogné la tête, apparemment son cerveau avait été endommagé et que, s’il avait écouté la voisine et était allé aux urgences de l’hôpital au lieu de se coucher et dormir, il serait vivant à l’heure qu’il est. Après avoir fini de parler, la médecin fit une grimace de tristesse. Mais l’âme de Yihiel-Nahman n’éprouvait pas la moindre tristesse. Elle était désormais dans le meilleur des mondes, non pas à quatre-vingt-dix pour cent, mais un monde pleinement, entièrement, bon.
Et, dans ce monde-là, il passa des heures et des heures en tête à tête avec le Créateur et lui exposa les complaintes et l’amertume des humains. Et le dieu l’écouta avec une patience infinie et des hochements de tête compatissants. Il l’écoutait toujours, même quand Il n’avait pas la moindre idée de ce que lui disait Yihiel-Nahman.
Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech
© Etgar Keret
Etgar Keret est écrivain, scénariste de bandes dessinées et réalisateur. Il est né à Tel-Aviv en 1967 et est notamment l’auteur de « Sept années de bonheur, chroniques intimes » (L’Olivier, 2014) et d’ »Incident au fond de la galaxie » (L’Olivier, 2020).
La version en anglais de cette nouvelle a été publiée dans « The Guardian » le 3 décembre.
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