Georges-Elia Sarfati. Les deux erreurs de l’Europe

Voilà déjà plusieurs décennies que l’Europe est accusée de tous les maux, et que ses détracteurs, héritiers de l’esprit de la décolonisation, ont trouvé dans ce point de rupture de l’impérialisme du 19è siècle, matière à instruire d’elle un procès sans fin. Ce fut même une singularité du progressisme européen d’après les indépendances de substituer à l’éthique de la gauche historique –républicaine et dreyfusarde- une caricature d’elle-même, depuis longtemps spécialisée dans la déconstruction de tout ce qui peut en rappeler l’universalisme.

La première erreur de l’Europe est d’avoir tendanciellement admis le jusqu’au-boutisme de ses anciens colonisés, en acceptant de faire sienne l’image qu’ils se sont fait d’un continent essentiellement oppresseur. Si bien que la gauche historique s’est trouvée elle-même concurrencée sur son propre terrain au nom de ses propres combats, mais d’une telle manière qu’elle en est venue à s’affirmer ennemie d’elle-même. C’est aujourd’hui un fait unanimement constatable que les élites européennes ont dans leur grande majorité renoncé à incarner une identité qui ne fut pas synonyme de la contestation de soi, signe posé en prémisse de son état civil. E. Lévinas fut l’un des premiers à s’en étonner, lorsqu’il observait que l’Europe se conteste elle-même « du haut de ses chaires d’université ».

Ce qui était, au tournant des années soixante du XXè siècle, la marque d’un sens louable de l’autocritique s’est, avec le temps, infléchi en figure revendiquée de la haine de soi. La haine de soi témoigne du renoncement qui cherche à se nier dans sa dimension d’apostasie. Ce refus suicidaire d’être soi est allé de paire avec le fait d’embrasser après coup les revendications des anciens dominés, mais avec le zèle des nouveaux convertis, au point de se soumettre à la longue à la mentalité du ressentiment.

Passe encore que cette Europe, revenue de son ethnocentrisme, consacre un certain temps à battre sa coulpe pour se ressaisir sur son socle d’origine, en adoptant une posture d’exemplarité qui l’exonèrerait de son passé. Cela pourrait se comprendre comme l’indice d’une prise de conscience, et d’un changement d’orientation éthico-politique dans sa compréhension de la place de l’autre, autant que de son désir de reconnaissance.

Sur ce versant, l’Europe a passé toutes les limites symboliques et matérielles de l’amendement, puisqu’en faisant volte-face sur elle-même, elle a perdu pied, irréversiblement  happée par la culpabilité. En souhaitant donner des gages de sa bonne foi à ceux qui exigeaient qu’elle fût accessible à cette forme sécularisée de l’humiliation religieuse que constitue la « repentance » politique, l’Europe a renoncé à sa culture, à ses principes, à ses fondations philosophiques et éducatives. Ce reniement de soi qui n’est rien d’un mouvement passager a fini par déterminer les nouvelles fins collectives : d’aucuns seraient prompts à qualifier ce délitement d’entrée en décadence, quant il faudrait plutôt y déceler le parti pris assumé d’un projet d’anéantissement, qui ressemble à s’y méprendre à une auto-punition suicidaire. 

C’est à ce niveau de dispersion de tout horizon collectivement sensé qu’il faut se hisser, pour apercevoir là l’effet d’une entreprise préméditée : non seulement voulue par ses adversaires d’hier, mais encore ardemment souhaitée, préparée de haute main, aux fins de dissiper toute singularité, qui serait de nature à définir un pôle  de résistance à ce projet de désorientation.

Qui ne voit que ce premier égarement généralisé de l’Europe, peu à peu érigé en nouveau projet, s’inscrit dans une ample stratégie de refoulement de la mémoire et de l’histoire, destinée à remplacer la recherche de la vérité par la mise à égalité de toutes les opinions, et l’attachement à l’argument raisonné par les caprices et l’humeur variable du pathos ?

Les rapports de force et d’équilibre qui se jouent dans la logosphère permanente de l’information reflètent très exactement ce nouvel état des lieux symboliques. Les réactions que suscite la guerre existentielle d’Israël contre le Hamas témoignent de la véracité de ce constat. En un sens, il précède le nouvel ordre mondial qui sortira de cet affrontement. Mais d’ores et déjà, nous voyons se dessiner les lignes de fracture qui procèderont de ces matrices du discours médiatique. Ce combat de signes met une fois de plus au travail l’incrimination d’Israël, et finalement sa criminalisation. Les élites européennes se sont à ce point identifiées au discours des anciens dominés, auxquels elles ont donné asile sans contrepartie, qu’elles en ont également adopté le point de vue. Mais autant celui des ennemis d’Israël fait-il fond sur une véritable différence de conception du monde, autant le discours des élites qui est un discours d’emprunt, témoigne-t-il -de ce seul fait-  de son caractère acéphale. Les principales propositions de ce discours – propositions de surcroît lapidaires- résonnent moins comme des déclarations sensées que des injonctions à double détente, destinées d’une part à parer les nations d’une moralité dont elles sont dépourvues, et d’autre part à autoriser, sous les dehors d’une moralité d’emprunt, un second projet de destruction d’Israël.

Dans ce chaos entretenu, la tourbe des lieux communs recycle dans ses tréfonds tous les échos d’un siècle de mensonges : génocide, épuration ethnique, tuerie de masse, etc., qui appellent logiquement l’aberrante exigence d’un cessez le feu immédiat. On voit bien qu’au regard de ce simplisme stratégique, tout raisonnement causal s’abolit.

Qui a pris l’initiative du cycle de violence, sur quels fondements et à quelles fins ? Nul ne veut plus le savoir.

C’est ici que s’insinue la deuxième erreur de l’Europe : elle est cette manoeuvre qui consiste à se mettre au diapason des plans de ses fossoyeurs, en sacrifiant sa composante hébraïque. Ce discours possède de quoi redoubler d’efficience, puisque la valorisation des images qui l’illustrent, avec la répétition sloganique des mêmes formules, empêche de penser.

Le citoyen exposé à ce tourbillon de sollicitations impressionnistes n’y reconnaît qu’un seul et même propos, partout identique, qu’il soit celui du diplomate, celui du journaliste, du militant encarté ou de l’expert improvisé.

Une matière de premier ordre pour les historiens qui en exhumeront l’archive, en se demandant pourquoi et comment nous en sommes arrivés là ?

© Georges-Elia Sarfati*

*Georges-Elia Sarfati est philosophe, linguiste, psychanalyste, co-fondateur du Réseau d’étude des discours institutionnels et politiques, directeur de l’Ecole française d’analyse et de thérapie existentielles (www.efrate.org), fondateur de l’Université Populaire de Jérusalem, lauréat du prix de poésie Louise Labbé.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

2 Comments

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*