ANALYSE – Yana Grinshpun, linguiste, analyste du discours et maître de conférences à l’université Sorbonne-Nouvelle, et autrice de La fabrique des discours propagandistes contemporains (L’Harmattan) décrypte la dérive idéologique de l’école de formation des élites américaines.
FACTUEL. L’audition au Congrès des présidentes d’universités américaines (Harvard, MIT, PENN) affirmant que l’appel au génocide des juifs « n’est pas forcément contraire » au code de leurs universités a fait un tollé aux États-Unis. Ce discours vous surprend-il ou vous semble-t-il symptomatique d’une dérive morale des universités américaines ?
Yana GRINSHPUN. Pour répondre à cette question, il faut comprendre l’archéologie du discours des représentantes de trois universités américaines. Il s’agit d’abord de la référence à la charte de ces universités (strate juridique), ensuite de l’idéologie dominante sur le campus universitaire.Une réponse exhaustive à votre question ne pourra pas faire l’économie de ses couches juridiques, historiques, sociologiques, discursives. Je propose ici quelques brèves réflexions sur ces sujets. Voici quelques faits significatifs de l’audition des présidentes des universités américaines à la dérive.
Dans la vidéo complète de l’audition, accessible en ligne, Claudine Gay dit : « Nous sommes très attachés à la liberté d’expression. Certaines idées peuvent être contestées, ou déplaire, mais quand le discours est porteur d’appels à la discrimination, nous agissons ». Elle a également insisté sur l’obligation de l’inclusivité, diversité et équité, un slogan de la postmodernité américaine, en précisant que la liberté d’expression au sein de l’académie vise à chercher la vérité. Ces subterfuges lexicaux sloganisés (DEI : Diversity, Equity and Inclusion) ont ainsi permis à Mme Gay de répondre à la question des mesures prises par l’Université pour traiter le problème de l’antisémitisme, et dire que « Harvard se souciait de la sécurité de TOUS les étudiants (juifs, musulmans, palestiniens et arabes qui ressentent tous l’horreur également) ».
Sally Kornbluth, présidente de MIT tiendra le même discours, en faisant référence à « Diversity, Equity and Inclusion » et en expliquant que le personnel de l’université combat « l’antisémitisme et l’islamophobie ». Liz Magill (Université de Pennsylvanie) de même. Toutes les trois se réclament du respect de la liberté d’expression, qui peut inclure des assertions fausses et haineuses. Seules punissables sont les incitations à la haine et les actions (physiques) de harcèlement, en tout cas, selon Claudine Gay. Quand Elise Stefanic demande à cette dernière si les appels au massacre de masse relèvent de la liberté d’expression, la présidente de Harvard ne répond pas. À la question directe sur la compatibilité avec les valeurs des Universités de l’appel à exterminer les juifs, toutes les présidentes ont affirmé que « cela dépendait du contexte ».
Si on regarde l’aspect strictement juridique, celui de la « liberté d’expression », on voit que sans définition claire et précise (aucune des locutrices n’a été capable de la citer), elle peut contenir à la fois à l’appel aux pogroms et l’incitation à la haine. Inviter Roger Waters (Liz MacGill avait autorisé son show antisémite à l’université de Pennsylvanie) et enseigner Hannah Arendt ne serait donc pas contradictoire.
Mais les discours, on le sait depuis toujours, ne correspondent pas toujours à la réalité. Souvent même, les discours permettent de la cacher ou de la maquiller. C’est ainsi que les maître-mots de ces discours des présidentes, « la liberté d’expression », « la tolérance » et le refus de « l’incitation à la violence » sont des coquilles vides qui masquent une réalité bien plus crue et totalitaire. C’est ce que rappellent certains membres du Congrès, qui citent les noms des professeurs « cancellés » ou licenciés de ces universités pour cause d’incompatibilité avec l’idéologie dominante. Par exemple, Carole K. Hooven, professeur de biologie qui enseignait l’existence de deux sexe biologique et pas de 97 genres différents ou encore Dr. Roland Fryer, très critique des doctrines wokistes. De même, Mme McGill ne trouve pas contradictoire le fait, d’une part, d’initier les actions contre une professeure de droit, (Amy Wax, qui a critiqué l’idée même de la discrimination positive), mais d’autre part, ne rien faire contre les professeurs qui, l’un, a nié les crimes du Hamas et l’autre appelle ouvertement à l’intifada.
Ceci s’explique par la convergence de plusieurs souches idéologiques dont l’intersection est communément appelée « wokisme » et dont on pourrait aisément postuler que l’antisémitisme constitue le noyau dur. Je ferai ici un très rapide tour d’horizon des idéologies qui le constituent : le post-colonialisme, le décolonialisme, le propalestinisme comme sous-idéologie du décolonialisme, le succès de Black Lives Matter et la convergence de ce mouvement avec le propalestinisme, l’activisme de la gauche anti-occidentale et juive.
Le post-colonialisme, qui s’est ancré dans les universités américaines sous le nom de « post-colonial studies », est construit sur la matrice post-marxiste de l’existence des dominateurs (ex-colonistateurs) et dominés (ex-colonisés). La place des dominants est attribuée aux Blancs et la place des dominés aux autres. La blancheur ne serait pas juste la couleur de la peau, mais la mentalité, la culture, le mode de vie, la conscience etc. Le juif est, lui, considéré comme blanc au carré et est exclu de la « diversité ». En témoigne ce post sur X :
Ce commentaire laisse entendre que le génocide commis par les blancs (allemands) contre les juifs (blancs, selon l’interviewer) n’est pas un crime.
Comme l’a remarqué Pierre-André Taguieff, le principal travers de ces études est le fait de voir le colonialisme partout et d’en faire le principe explicatif universel. Selon ce discours, le monde est un espace dichotomique de « colons » et de « colonisés ». L’un des inspirateurs de ce mouvement, chercheur américain d’origine palestinienne, Edward Saïd, a été un des « influenceurs » intellectuels principaux de l’idée qu’Israël est l’incarnation de l’État colonial par excellence.
Le décolonialisme est la fille idéologique cadette des études post-coloniales, née en Amérique latine, dans le monde des philosophes « déconstructeurs » : Enrique Dussel, Walter Mignolo etc. Selon ces penseurs, la colonisation ne s’est jamais arrêtée et, même si elle n’existe plus, elle persiste encore. Cela signifie que les « minorités non blanches » sont toujours colonisées. Selon ce mouvement, l’Occident est un éternel coupable et rien ne peut laver les crimes de la colonisation. On observe ce phénomène avec le mouvement Black Lives Matter dont les membres s’identifient avec les Palestiniens, malgré le fait que les penseurs de l’émancipation noire se sont inspirés de la pensée sioniste. Aujourd’hui, les membres de ce mouvement se considèrent opprimés par les Blancs, comme les Palestiniens seraient opprimés par les Israéliens. On les voit massivement présents dans les manifestations pro-palestiniennes, et bien sûr sur les campus américains. Les idéologues de BLM expliquent que les Israéliens brutalisent les Palestiniens comme les policiers blancs brutalisent les Noirs. Ainsi, les étudiants juifs qui soutiennent Israël sont-ils assimilés aux colons, criminels, persécuteurs, oppresseurs, bref à l’ennemi du genre humain progressiste qui, lui, vénère les victimes, construites par les discours idéologiques prégnants.
Paradoxalement, ces délires idéologiques sont soutenus par des Juifs progressistes de gauche, les mouvements comme Jewish Voice for Peace, If not Now etc. Ces jeunes idiots utiles de toutes les idéologies qui les tolèrent pour leur utilité politique aident à propager à la fois les théories décoloniales, anti-nationales, anti-israéliennes, et propalestiniennes. Des attaques de l’ex-trotskiste Isaak Deutcher jusqu’aux délires de légitimation de la résistance du Hamas par Judith Butler, papesse du néo-féminisme, ils ont de qui tenir.
Peut-on dire que le 7 octobre a libéré une parole antisémite dans les universités aux États-Unis, mais aussi chez nous ?
Oui. Les pogroms du 7 octobre ont ouvert les écluses d’une haine qui a toujours existé, mais qui, jusqu’alors, était contenue par la législation. Tout comme si les exactions, les viols, les meurtres commis par les assassins du Hamas et la réponse d’Israël offrait une légitimité à cette haine ouverte qui exprime non pas, selon moi, le nouvel antisémitisme, mais un très vieux désir d’en découdre avec les Juifs. Il faut voir qui constitue le corps des hurleurs antisémites aujourd’hui.
Ce sont essentiellement les propalestiniens : mouvements musulmans et de gauche radicale. Parmi eux, des jeunes nourris au biberon décolonial dont les représentants peuplent nos facs et les facs américaines, des musulmans, des post-marxistes à la soviétique, (LFI, NPA et tous les avatars du Parti Communiste qui a remplacé ses prolétaires par les Palestiniens imaginaires), les néo-féministes à la Judith Butler, les idéologues fréristes… Cela fait du monde ici et ailleurs. Un petit tour des réseaux sociaux peut servir de baromètre de la haine la plus ouverte, telle qu’on l’a connue dans l’Allemagne nazie. Et cette haine porte le masque de la vertu : « la cause palestinienne » avec toutes les inversions et les subversions du langage et de l’histoire, auxquelles on assiste aujourd’hui. C’est aussi à la jouissance mortifère à laquelle les crimes contre les Juifs, commis le 7 octobre, ont donné libre cours. La crise de la culture dont Hannah Arendt parlait encore dans les années 1960 produit le recul du symbolique dont la haine antijuive est une expression.
Pourquoi les universités sont-elles un terreau fertile pour les discours de propagande et les idéologies de tous bords ?
Si l’on s’intéresse à l’histoire des universités, on s’aperçoit qu’elles étaient traditionnellement liées au pouvoir ecclésiastique. Le clergé universitaire se doit d’adhérer à la religion qui a le vent en poupe. Celle d’aujourd’hui est la religion du progrès. Contrairement à l’idée reçue que l’université est « un sanctuaire du savoir », c’est un haut lieu de conformité idéologique, masqué évidemment par le discours non-conformiste, dont Vladimir Yankelevitch disait avec humour : « De tous les conformismes, le non-conformisme est le plus hypocrite et le plus répandu aujourd’hui ».
C’est ce que l’on voit à l’université américaine depuis les années 1960 et chez nous depuis 1968. Rappelez-vous, en 1968, l’année de « nouvelles libertés », les étudiants et les enseignants dans leur grande majorité soutenaient les idéologies les plus totalitaires : le maoïsme, le communisme, le trotskisme, le terrorisme palestinien. Gilles Deleuze, le gourou de toute une génération, a écrit une série de textes qui contribuent à la tradition pro-palestinienne universitaire française. Dans La grandeur de Yasser Arafat, il dit que ce personnage est presque sorti de Shakespeare ou encore dans Indiens de Palestine, il compare les juifs israéliens aux nazis qui ont commis les crimes d’Oradour-sur-Glane. C’est donc toute une tradition anti-israélienne qui règne dans les universités françaises.
Les clercs post-modernes, ceux qui siègent dans les institutions universitaires, élèvent des générations de révisionnistes. Ce n’est pas en vain que Jean-François Braunstein parle de la religion woke, c’est la nouvelle religion monothéiste des établissements supérieurs, qui diffusent la propagande fondée sur la promotion de l’anti-autoritarisme, sur l’inclusivisme et sur l’antisionisme virulent. Ce sont des postures universitaires qui se reconnaissent aisément par leurs stéréotypes empruntés aux idéologies totalitaires, par l’ignorance crasse de l’histoire que montrent ses militants et par leur mensonge. Il s’agit des minorités actives, qui ne produisent pas de pensée, mais fabriquent de l’idéologie et de la propagande et endoctrinent les esprits vierges de tout savoir.
En quoi la recherche universitaire est-elle menacée par ces idéologies ?
Il existe des chercheurs qui travaillent sur les dévoilements des mensonges antisionistes, sur l’histoire du sionisme, sur celle du judaïsme et de son lien fondamental avec l’existence de l’État d’Israël, sur les mensonges qui sont à la base de la construction du narratif antijuif. Leurs travaux ne sont pas publiés dans les revues universitaires prestigieuses. On déconseille la lecture de leurs ouvrages aux étudiants. Non seulement les recherches ne sont pas publiées, mais des attaques ad hominem peuvent avoir lieu au sein de cette vénérable institution. Des responsables de revues de communication et d’analyse du discours, voire de collections universitaires respectables font des pieds et des mains pour censurer tout travail qui montre comment, pendant des décennies, le système éducatif français a tout fait pour construire une représentation négative d’Israël et des juifs qui le peuplent. Ils ont revisité l’histoire de ce pays.
Dans le monde universitaire, on va jusqu’à l’hypocrisie la plus abjecte. Un collègue linguiste a refusé de faire le compte-rendu de l’ouvrage de G.E. Sarfati, philosophe du langage, auteur de Six leçons sur le sens commun. Esquisse d’une théorie du discours au nom de la « mémoire d’Auschwitz ». Ce collègue s’était engagé à en faire la recension dans la revue Corpus qu’il dirige. Mais ayant « découvert » que l’auteur, Georges-Elia Sarfati, est par ailleurs un analyste du phénomène antijuif et antisioniste, il lui a fait savoir que, compte tenu de sa position « sioniste », il était obligé de se dédire. L’ouvrage en question ne débordait pas du cadre philosophique, ni dans son objet, la philosophie du langage, ni dans la forme. Cet exemple inscrit le boycott de G. E. Sarfati dans l’histoire de l’archive judéophobe, consistant en une politique de discrimination et de mise à l’index de « la science juive » (aujourd’hui « sioniste ») et dans l’amour exclusif des juifs morts, de préférence pendant la Shoah.
Entretien mené par Benjamin Fayet pour « Factuel.media
J’ai déposé ici ce vendredi matin un commentaire à propos de l’article de Yana Grinshpun et je vois qu’il n’a pas été publié. Pourquoi ?
Il n’y avait pourtant dans mon commentaire aucun mot grossier, aucune insulte ou manque de respect à l’égard de quiconque.
Alors pourquoi cette …censure ? (eh oui! Il faut appeler un chat un chat)
Il serait poli de me répondre.
Analyse intéressante mais très incomplète. Primo idéologiquement le wokisme et le decolonialisme correspondent totalement au nazisme. Cette idéologie prône une « lutte des
races » identiques à celle que prenaient les nazis. Le rapport avec le communisme est idéologiquement faux. Puisque pour ces nazis suprémacistes un Noir milliardaire est une victime alors qu’un Blanc SDF est un privilégié. Cela n’a donc rien à voir avec une approche marxiste du monde ou de la société. Cela a au contraire tout a voir avec le nazisme _ et pour anecdote le dictateur Robert Mugabe qui organisait une véritable épuration ethnique des Blancs dans son pays faisait l’éloge d’Adolf Hitler.
Ce qui amène au deuxième point : cette nouvelle extrême droite (qui idéologiquement se situe aux antipodes du marxisme comme je l’ai montré plus haut : le marxisme raisonne en terme de classes et non de « races » ou même
de « genre ») est autant centrée sur la Haine des Blancs que des Juifs et réciproquement. Pour une Angela Davies les Juifs sont haïssable parce qu’ils sont selon elle des Blancs. Pour une Houria Bouteldja les Blancs sont haïssables parce qu’ils sont des complices de la « politique sioniste ». Mais dans un sens comme dans l’autre le résultat est le même et ces deux types de nazies psychopathes défilent cote à côté.
Or l’idéologie de ces nazis est de facto l’idéologie officielle de l’Amérique du Nord et de l’Europe de l’ouest. Le 4eme Reich.