Depuis Israël, Michel Jefroykin lit la Presse pour nous: « Ces changements dans le quotidien des Juifs US depuis les massacres du 7 octobre »

Le Conseil israélo-américain, le Comité juif américain et d’autres organisations juives dévoilent une installation à Times Square, le 26 octobre 2023, fait d’une table de Shabbat de 222 couverts avec une chaise et une assiette pour chacun des otages du Hamas.
Crédit : TIMOTHY A. CLARY / AFP

Bien des Juifs ressentent de profonds changements dans leur vision politique ou dans la façon d’exprimer leur judaïsme dans un monde toujours plus effrayant

« Tout a changé depuis octobre ». C’est la phrase que l’on entend autour des tables de Shabbat, dans les sermons des rabbins et dans un grand nombre d’éditoriaux depuis que les massacres du Hamas, dans le sud d’Israël, ont plongé le pays dans la guerre, et une partie du monde dans une profonde incertitude.

Sur le plan émotionnel, la phrase dit le désespoir et le choc des familles dans le deuil des  1 200 victimes de l’attaque et des 240 otages – mais aussi des soldats morts au combat et, quelque part, peut-être aussi d’une certaine vision d’Israël, celle d’un pays capable de « gérer » son conflit avec les Palestiniens tout en demeurant prospère.

Mais pour bon nombre d’observateurs, cette phrase dit aussi les changements et ruptures qui commencent à affecter la vie des Juifs. A l’instar des changements profonds dans leur relation avec Israël, de leur façon de nouer des alliances politiques ou encore de leur façon d’être juif dans un monde qui paraît toujours plus effrayant, solitaire et, contre toute attente, plus juif que jamais.

Dans la mesure où cela fait deux mois que la guerre a commencé, certaines de ces idées ou prédictions sont provisoires et peut-être même prématurées. Certaines se contredisent. Mais prises ensemble, elles disent beaucoup sur ce moment où les vieilles hypothèses semblent avoir péri dans les kibboutzim, les villages et les champs de « la zone de Gaza », et où de nouvelles font leur apparition.

« Nous sommes seuls »

Dans les tout premiers jours de l’attaque du Hamas, le président américain Joe Biden a promis à Israël le soutien de l’Amérique à son droit à se défendre et éradiquer le Hamas. Cette promesse a jusqu’ici été pour l’essentiel tenue, même si la mort de nombreux Palestiniens suscite un malaise de plus en plus vif au sein de son administration et au sein des factions du Parti démocrate.

Le soutien d’une superpuissance n’atténue pas pour autant le sentiment de trahison ressenti par de nombreux Israéliens et leurs partisans en Occident.

« Lorsque je parle avec des étudiants, des rabbins, des chefs d’entreprise, des professionnels juifs ou d’autres, tout semble tourner autour de l’idée, exprimée ou non, que ‘Nous sommes seuls' », écrivait Bret Stephens, chroniqueur conservateur du « New York Times », dans une chronique, le 10 octobre dernier pour Sapir, le journal de réflexion juif qu’il édite. « Et ce, malgré les déclarations de solidarité du président Biden, des dirigeants Républicains du Congrès, d’éminents présentateurs de la télévision ou de millions d’Américains. Parce qu’en dessous de tout cela, nous sentons bien que quelque chose ne tourne pas rond », à commencer par les déclarations inappropriées de certains dirigeants d’université ou le soutien dont jouit le Hamas parmi les étudiants et la gauche.

L’historienne Sara Yael Hirschhorn estime pour sa part qu’à la fin des combats, « Israël aura perdu la guerre de l’opinion mondiale. Ce qui se passe sur les campus, dans les rédactions ou dans les manifestations de rue ne va pas en rester là – cela a d’ores et déjà érodé le soutien dont bénéficie Israël au sein du parti Démocrate, et le Département d’État américain est en ébullition, les hauts gradés de l’armée ont peur d’une guerre régionale et les forts en voix exigent la condamnation totale d’Israël.

La plupart des gouvernements occidentaux regardent des populations rétives défiler dans leurs rues (s’arrêtant parfois pour briser du verre et frapper des Juifs dans la rue à la manière d’une Nuit de cristal du XXIe siècle) tandis que leurs députés font primer leur poste sur leur engagement moral et que leurs diplomates ne peuvent même pas faire adopter de résolutions de l’ONU où figurent les mots « Hamas », « Israël » ou « otages ».

La trahison de la gauche

De nombreux militants juifs libéraux se disent « abandonnés » par leurs alliés du camp de la justice sociale, qui ont fait leur la rhétorique du Hamas ou qui voient en Israël le seul coupable des attaques, pénalement responsable de sa riposte. Comme l’a écrit Gal Beckerman dans The Atlantic, « Nombre de ceux qui, selon moi, partageaient ces valeurs, s’expliquent ce qui s’est passé à travers les catégories bien établies de colonisés et colonisateurs, méchants Israéliens et gentils Palestiniens – des idées solidement ancrées ».

Haviva Ner-David, militante pacifiste israélo-américaine installée dans le nord d’Israël, a écrit dans un essai pour la « JTA » que « Le fait que ce massacre ait été salué par une grande partie du monde, à commencer par la gauche progressiste (voire juive) … a déclenché une peur profonde chez les Juifs. Dans les manifestations pro-palestiniennes des progressistes, ils voient « des militants passer de la lutte pour la paix et les droits des Palestiniens à la promotion d’un programme anti-juif haineux, terrifiant et dangereux ».

La féministe juive orthodoxe Daphne Lazar Price a écrit dans la « JTA » qu’elle était choquée par ses supposées alliées féministes qui ont refusé de dire leur indignation face aux crimes sexuels du Hamas contre les femmes israéliennes, le 7 octobre.

« Je ne peux pas continuer à travailler avec des gens qui ne me voient plus sous le même jour, plus comme quelqu’un qui mérite l’amour et le respect, indépendamment de ce qu’ils pensent d’Israël ou du fait que je sois juive », a-t-elle écrit. « Mes tentatives de dialogue avec d’anciens collègues ont été blessantes et infructueuses : ils ne souhaitent plus me parler en raison de divergences idéologiques ou d’opinions longtemps réprimées. Le jeu malsain de ces organisations consistant à décider de qui est digne de soins ou qui a droit à une protection doit cesser, au risque pour elles de ne plus être utiles ».

Un réalignement des libéraux

Pour certains, cette polarisation de la gauche pourrait conduire la majorité juive américaine libérale à revoir son adhésion à certains aspects du programme de justice sociale dont elle était un pilier.

Yehuda Kurtzer, président de l’Institut « Shalom Hartman », écrit que pour certains Juifs libéraux, ce réinvestissement de leur moi juif « peut refléter une véritable transformation existentielle, loin de ces valeurs et engagements libéraux qui leur étaient depuis longtemps chers. C’est en quelque sorte une redite du tournant anticommuniste de la précédente génération – celle des années 1960 et 1970 -, un voyage intérieur de l’universel vers le particulier ».

Stephens avait des doutes : « Je pense que pour certains, la rupture sera nette, comme les courageux ex-communistes de ‘The God That Failed [NDLT : Le Dieu qui a échoué]’, qui ont publiquement dit leur déception envers l’Union soviétique dans le célèbre ouvrage éponyme de 1949 », écrit-il dans le même essai de Sapir. « La plupart des autres se saisiront du prétexte des représailles israéliennes pour retourner à leur attentisme délirant. Les gens qui se rapprochent des extrêmes auront tendance à redoubler d’activité : les justifications et les équivalences morales sont plutôt faciles à trouver, et la mauvaise réputation est plus facile que la contrition ».

Dans les bras de la Droite

Là où certains libéraux juifs ont pu se sentir abandonnés, d’autres ont craint que Juifs et Israéliens n’apportent une réponse belliciste et militariste aux attaques du Hamas qui ne laisserait alors aucune place au désaccord, à la dissidence ou à un éventuel compromis. 

« Ceux d’entre nous qui sont attachés à des espaces partagés, à une résistance partagée et à un avenir commun fondé sur l’égalité se sentent très seuls », écrit Haggai Matar, dans le magazine israélien de gauche +972. « Il s’agit, à bien des égards, d’un microcosme condensé des divisions qui ont émergé au sein de la gauche à l’échelle mondiale au cours du mois dernier ».

Dans un essai pour « The Cut », un juif orthodoxe américain de gauche identifié comme « R.B. » écrit que dans sa communauté, « tout le monde se sent mal, hanté par ce qui s’est passé, et que le repli identitaire semble être le mécanisme de défense privilégié ».

« Il est douloureux pour moi de voir tous ces gens, dont j’appréciais l’ouverture d’esprit et le très grand sens moral, devenir des agitateurs de drapeaux dénués de tout esprit critique, reléguer les massacres à de la désinformation, prôner la violence. A leurs yeux, le cessez-le-feu est un gros mot », écrit R.B.

Dans « Jewish Currents », un journal de gauche, Raz Segal critique les experts de la Shoah et du génocide, que ce soit en Israël, en Amérique du Nord ou ailleurs, pour avoir signé une déclaration condamnant le terrorisme du Hamas et dénonçant la montée de l’antisémitisme dans le monde, déclaration qui à ses yeux « déshumanise complètement les Palestiniens et ne fait aucune mention d’une quelconque forme de violence de masse de la part d’Israël ».

Le (lent) poison des discours

Les réseaux sociaux sont devenus un champ de bataille éminemment toxique dans la guerre des idées – « Les discours de haine antisémites et islamophobes se sont multipliés sur Internet depuis que le conflit entre Israël et le Hamas a éclaté », écrivait le « New York Times » le 15 novembre dernier.

Loin d’être un refuge pour des discours argumentés, X et Instagram concentrent le vitriol depuis le 7 octobre, ce qui a amené nombre de leurs utilisateurs à reconsidérer la nécessité de s’engager sur les réseaux sociaux pour préserver leur bien-être mental.

Lior Zaltzman, rédactrice en chef adjointe de « Kveller » qui travaille dans les réseaux sociaux juifs depuis 2014 écrit : « Je n’ai jamais rien vu d’aussi effroyable, polarisant… Honnêtement, c’est complètement fou ».

Elle ajoute : « Les gens sont tellement coincés par cette logique binaire de bon et mauvais « côté » qu’ils sont prêts à faire suivre n’importe quoi – sans vérifier les faits, sans s’assurer qu’ils ne font pas le jeu de personnes dont la vision du monde est dangereuse, sans se demander une petite seconde, est-ce que ce ne serait pas islamophobe ? Antisémite ?

Complètement déconnecté de la réalité ? On peut légitimement se demander s’ils croient vraiment aux théories du complot ou s’ils sont cruels par pur plaisir ?

Se réengager en tant que Juifs

Kurtzer et d’autres voient également les Juifs revendiquer leur appartenance à la communauté juive – ou dans certains cas, se faire imposer ce sentiment d’appartenance. 

Avant le 7 octobre, l’inquiétude lancinante du courant dominant juif était que la majorité – politique et religieuse – des Juifs libéraux « risquait de quitter la communauté juive ».
« Aujourd’hui, je vois des signes de réengagement, qui se traduisent par une plus forte présence dans les synagogues, les événements de Hillel ou Habad, et s’expriment sur les réseaux sociaux en réponse à un sentiment d’aliénation de la part des gentils qui ne prennent pas au sérieux la douleur ou les traumatismes juifs. Il s’agit d’un phénomène récurrent ».

Avec Stephanie Gottlieb, créatrice de bijoux, Susan Korn, qui est propriétaire d’une boutique, a déclaré au « New York Times » que les ventes de pendentifs en forme d’étoile de David avaient explosé depuis le 7 octobre. En novembre, un sondage du mouvement Habad a révélé que la grande majorité de ses émissaires américains faisaient état d’une augmentation de la participation à leurs événements.

Steven Windmueller, qui fait des recherches sur les tendances communautaires juives, voit à la fois des signes de recul et de réengagement. « Nous nous interrogeons sur notre statut, et aussi sur notre sécurité », a-t-il écrit dans le « Jewish Exponent ». « Certains d’entre nous évitent les lieux publics juifs, de peur de se retrouver dans ces espaces où les Juifs se rassemblent. D’autres suppriment les symboles visibles de leur judéité, qu’ils soient personnels ou communautaires ».

« Par ailleurs, au niveau de l’école primaire, c’est un moment de profonde transformation. Nous savons aujourd’hui que des parents dont les enfants suivaient les cours dans des établissements publics les inscrivent dans des écoles juives ».

Solidarité autour d’un Israël en guerre

Ces derniers mois, avant la guerre, Israël s’est déchiré autour du projet de réforme du système judiciaire, accusé par ses détracteurs de saper les fondements de sa démocratie.

Les méga-manifestations hebdomadaires ont été reprises par les Juifs à New York et ailleurs. Mais l’ère des manifestations de rue a pris fin le 7 octobre dernier. « La réforme judiciaire et les manifestations de l’année écoulée ont conduit de nombreux Israéliens à se demander si le pays avait un avenir », a écrit David Hazony, écrivain et éditeur israélo-américain, le 1er novembre. « Mais ces trois dernières semaines, les Israéliens se sont rassemblés avec une force et un degré de conscience que personne n’aurait cru possible. Lorsque la véritable crise est arrivée, la politique s’est effondrée et la nation s’est unie. L’un des groupes organisateurs des manifestations nord-américaines, UnXeptable, a changé sa devise, passant de ‘Sauver la démocratie israélienne’ à ‘Sauver Israël' ».

Cette solidarité est également perceptible au sein de la diaspora, comme lors de ce rassemblement pro-israélien, à Washington, qui a attiré près de 290 000 personnes. Les fédérations ont constaté une forte augmentation des dons, des organisations préparent des voyages solidaires en Israël, à la fois pour faire du bénévolat et témoigner, y compris dans le secteur orthodoxe haredi nord-américain – dont beaucoup de dirigeants et de partisans gardent leurs distances avec l’État juif laïc pour des raisons théologiques – qui fait preuve de ce que la « JTA » qualifie d’ « effusion de soutien à Israël et à son armée, à un niveau jamais vu depuis des décennies ».

Rabbi Sara Hurwitz, présidente de la yeshiva orthodoxe féministe « Maharat », affirme que cette solidarité offre une lueur d’espoir en un avenir meilleur.

« C’est ce que nous faisons. Dans les moments de tragédie, nous nous rassemblons », écrit-elle. « Nous trouvons les moyens de nous soutenir en nous apportant du réconfort, de la nourriture et tout ce qui peut être nécessaire. Ces actes de ‘hessed, de bonté, n’effacent évidemment pas la perte tragique de toutes ces vies humaines. Tout comme ils ne peuvent pas faire revenir les centaines de personnes encore otages, guérir les milliers de blessés. Mais faire ainsi appel à notre humanité nous rappelle qu’il y a de la lumière dans les ténèbres… »

« Et, parce que nous n’avons pas le choix, nous allons reprendre tout ce travail d’apprentissage, d’enseignement et de service. Parce que c’est ainsi que vivent les Juifs ».

© Michel Jefroykin © Andrew Silow-Carrol – Times of Israel.

https://fr.timesofisrael.com/ces-changements-dans-le-quotidien-des-juifs-us-depuis-les-massacres-du-7-octobre/

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