La tragédie du 7 octobre a suscité en diaspora de multiples analyses. Joseph Ziegler propose dans ce texte une lecture plus intime de l’événement tel qu’il a été vécu depuis la France, témoignage personnel empli de la pensée du plus jeune israélien pris en otage par le Hamas et dont nous sommes aujourd’hui sans nouvelle.
HARRIET : Et je ne comprends pas. Tout ça se passe […] à des milliers de kilomètres de nous.
HYMAN […] : Pour elle, ça ne l’est pas. Comme elle est très sensible, ces gens sur ces photos, elle les voit très proches, ils existent, ils sont vivants.
“Le Miroir”. Arthur Miller
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Arthur a Excalibur. Thor a Mjolnir. Kfir, lui, est trop jeune pour baptiser son hochet. Il est trop jeune pour presque quoi que ce soit, y compris être otage. Être. Avoir été. Qui sait ? L’espoir fait vivre. Dommage qu’il soit trop petit pour espérer.
Il est difficile d’imaginer, dans nos contrées, un pogrom systématique, un charnier organisé, une prise d’otage soigneusement planifiée quoique pauvrement mise en œuvre, mille cinq cents Juifs massacrées avec jouissance et des centaines de citoyens du monde entier reclus au fond de tunnels macabres. Ces massacres, un journaliste, un homme politique ou quiconque possède une bonne connexion internet peut les voir. Mais ce n’est pas pareil. Cela signifie être prêt à mettre du réel sur ses cauchemars et des visages sur l’horreur. Je n’y suis pas prêt : ces archives n’attendrissent pas les plus fielleux de nos antisémites, alors pourquoi m’infligerais-je ça ?
En déposant mon fils à l’école le matin, en allant acheter du lait pour ma dernière, en courant dans la rue avec mon ainée qui est assez grande pour comprendre mais trop petite pour savoir, en somme dès que je suis dans la rue, seul ou accompagné, je regarde ces affiches sans les voir. Des images froissées ornent ici des palissades de travaux et des colonnes Maurice, là des bacs de recyclages et des vitres de boutiques dont le bail est à céder. Des visages souriants et, en lettres blanches sur fond rouge, ces mots: “Ramenez-les à la maison”.
Des images collées comme de la publicité sauvage, procédé qui est si à la mode ces dernières années pour les marques, les films et les comiques avides de se donner un style underground.
C’est peut-être ce que le combat pour un peu d’humanité est devenu : underground. Des équipées de Juifs arpentent les rues de nuit pour coller ces affiches qui n’interpellent que ceux qui daignent les voir, avant que les chantres de la tolérance, les résistants autoproclamés et les véritables amoureux de la Paix et de la Justice ne lacèrent ces insupportables fenêtres de propagandes du sionisme.
Et moi, seul ou accompagné, j’accélère le pas pour préserver mes enfants, me fais-je croire à moi-même, alors qu’en vérité je ne désire que me préserver : ces affiches n’attendrissent pas les plus fielleux de nos antisémites, alors pourquoi m’infligerais-je ça ?
Comme Françoise dans La Recherche, incapable de concevoir la douleur de ses proches mais fondant en larmes à la lecture des catastrophes lointaines, imperméable à la pitié envers l’une des jeunes cuisinières de la maison mais effondrée à la lecture des symptômes de sa maladie, je n’arrive pas à soutenir ces regards et les balaie d’un pas vif, jusqu’à ce qu’entre dans mon champ visuel un objet familier pour qui a des bébés dans son entourage : un globe où s’entrelacent des pièces de plastiques aux couleurs simples et du vide pour faciliter la prise. Je ne sais plus si elle est visible sur l’affiche, mais en son centre je sais qu’il y a une boule remplie de billes. Cette balle est un hochet que le bébé peut attraper, faire rouler au hasard jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il peut faire des passes avec sa mère ou son père ébahis. Encadrant cette boule hochet comme deux oreilles, deux menottes bien grassouillettes de bébé émergent d’un body gris et à côté du hochet, comme s’il posait avec une star, un visage encore plus grassouillet, rond, roux : le visage de Kfir Bibas, dix mois, israélo-argentin.
Je suis Juif et, autant que je me souvienne, j’ai toujours su que les pogroms existaient. Je ne me souviens pas du moment où j’ai appris cette existence. Mes parents ne m’ont jamais assis sur une chaise pour me dire : cela arrivait. Le 7 octobre, les événements se sont déroulés dans la tristesse pour le présent et la crainte pour l’avenir, mais surtout dans l’incompréhension : comment cela a-t-il pu arriver, et comment se peut-il que certains, beaucoup, trop, le justifient ? Ces festivaliers, ces kibboutzniks, ces soldats, ces hommes, ces femmes, ces enfants n’ont-ils pas des yeux, des mains, des organes, des passions ?
Suis-je une Françoise du XXIe siècle pour que ce qui m’interpelle dans les affiches des otages, ce soit le hochet de Kfir ? Le hochet de Kfir, je le connais. C’est pour cela qu’il m’a tapé dans l’œil avec une viscéralité étourdissante. Le hochet de Kfir, c’est celui de Rachel, celui d’Aaron, celui de Rose[1]. Chaque jour, il traîne dans l’appartement près du tapis d’éveil ou dans la chambre ou dans la cuisine. Parfois les enfants jouent avec. Depuis quelques semaines, Rose le saisit, le secoue, le lâche, et je pense à Kfir. Ça pourrait être eux. Ils pourraient être à sa place et des millions de lâches seraient là pour le justifier. Le hochet de Kfir, c’est l’objet qui rappelle avec Shakespeare que nous aussi, en France, nous avons des yeux, des mains, des organes, des passions. Le hochet de Kfir, c’est l’objet qui corrige Brecht. La bête immonde est là-bas mais ici aussi : elle est déjà sortie de son ventre pour frapper à Bagneux, à Toulouse ou ailleurs et n’a pas peur de recommencer. Le hochet de Kfir, c’est l’objet prosaïque qui pousse à convoquer Bertoldt, William et Marcel pour mettre des mots sur la mort lointaine et l’angoisse ici, nous rappelant du même coup que le ventre est encore fécond d’où surgissent les merveilles de l’esprit humain. Il nous est donc permis d’espérer.
Kfir, où que tu sois, espère avec nous.
© Joseph Ziegler
https://k-larevue.com/le-hochet-de-kfir/
Notes
1 | Comme le veut la convention journalistique, les prénoms ont été modifiés. Ma femme sera ravie d’une telle précaution. |
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