Depuis l’attaque du Hamas et l’invasion israélienne de Gaza, ils sont plusieurs journalistes gazaouis à raconter la guerre sur leurs comptes personnels et gagnent une popularité inédite.
Il est le premier journaliste gazaoui à faire la une de GQ Middle East. Le 23 novembre dernier, Motaz Azaiza, 24 ans, était élu « homme de l’année 2023 » par le magazine. « À l’instar de ses collègues sur le terrain à Gaza, Motaz Azaiza nous rappelle que peu importe qui nous sommes ou d’où nous venons, c’est nous –des gens, hommes et femmes, ordinaires– qui avons le pouvoir de mettre en œuvre le changement que nous voulons voir », écrivait l’édition moyen-orientale du média américain.
C’est le parcours fulgurant d’un jeune Palestinien, devenu protagoniste d’une guerre de l’information d’une ampleur inédite, alors que l’accès des journalistes étrangers à Gaza reste interdit par le blocus israélien. Depuis le 7 octobre, quarante-huit journalistes ont été tués par des frappes israéliennes à Gaza, selon le dernier bilan de Reporters sans frontières (RSF) daté du 22 novembre.
Mais son compte Instagram reste alors modérément suivi. Jusqu’au 7 octobre 2023 et l’attaque du Hamas contre Israël. De 25.000 abonnés début octobre, il passe à près de 15,4 millions fin novembre.
« L’influence croissante de certains jeunes journalistes palestiniens sur les médias sociaux reflètent le désir du public d’avoir de nouvelles perspectives sur ce qui se passe dans la guerre et de voir son impact de première main », estime Damian Radcliffe, chercheur de l’université de l’Oregon et spécialiste de l’usage des réseaux sociaux au Moyen-Orient.
Une popularité soudaine à l’image de celle de Plestia Alaqad, jeune journaliste de presque 22 ans. Il y a deux mois, encore chargée des ressources humaines dans une agence, elle endosse un gilet pare-balles et se met à documenter la guerre, notamment pour des médias internationaux dont NBC News. En quelques semaines, la jeune femme gagne 4 millions d’abonnés sur Instagram.
Sur X (anciennement Twitter), le compte de Hind Khoudary (@hind_gaza), qui travaille pour l’agence de presse turque Anadolu, attire plus de 154.000 abonnés et mêle travail journalistique et tweets personnels sur son vécu de la guerre entre Israël et le Hamas. Le 25 novembre, alors qu’une trêve humanitaire entre en vigueur en vue de la libération de plusieurs otages israéliens et étrangers, Hind Khoudary partage une visite chez sa famille avec des photos personnelles.
Le médium, c’est le message
Les réseaux sociaux deviennent donc un levier d’influence pour informer de la situation dans la bande de Gaza, ce que certains médias israéliens qualifient de « propagande ». Début novembre, le « Jerusalem Post » s’en faisait l’écho: « Ces individus qui peuvent sembler s’exprimer de manière indépendante, agissent en fait comme les porte-parole de l’organisation terroriste ». Le journal israélien les accuse entre autres de travailler pour le Hamas, en disposant de « commodités pour faire leur travail, comme une voiture et un chauffeur, internet et un abri dans l’hôpital Al-Shifa [qui a depuis été pris par l’armée israélienne et en grande partie évacué, ndlr] ».
Ces accusations ne prennent pas en compte les codes de l’espace médiatique que ces journalistes investissent. Car leur succès est avant tout encouragé par le modèle économique des réseaux sociaux, bouleversant la logique de production de l’information aux fins de leur rentabilité propre. En témoignent les positions d’Elon Musk. Le 8 octobre, le milliardaire conseillait à ses 150 millions d’abonnés de suivre les deux comptes @WarMonitors et @sentdefender pour « s’informer sur la guerre en temps réel ». Ces deux comptes ont été accusés de désinformation, diffusant du contenu non-sourcé.
« Il y a une demande de perspectives et de points de vue différents de ceux qui sont proposés par de nombreux médias grand public ».
Damian Radcliffe, chercheur de l’université de l’Oregon et spécialiste de l’usage des réseaux sociaux au Moyen-Orient.
La confusion dans la prolifération d’images amène aujourd’hui les utilisateurs des réseaux sociaux à s’orienter vers des journalistes directement touchés par le conflit, fournissant des images et informations de première main. Selon Damian Radcliffe, « à l’image du début de la guerre en Ukraine, il y a une demande, en particulier de la part de certains jeunes publics, pour des perspectives et des points de vue différents de ceux qui sont proposés par de nombreux médias grand public ».
Un regain d’audience, aussi, alors que la méfiance envers les médias traditionnels continue de grandir. Marc Owen Jones, professeur d’études sur le Moyen-Orient à l’université Hamad Bin Khalifa de Doha (Qatar), notait en ce sens à NBC News que ces journalistes fournissent « une couverture et un traitement de l’information non filtrés qui ont une qualité brute et authentique ». Et ce, grâce à des images et témoignages de ce qu’ils voient et ressentent, eux-mêmes Palestiniens gazaouis pris dans la guerre.
Sur des plateformes où la figure de «l’influenceur» ou du «créateur de contenu» permet de former des communautés autour d’une personnalité, la même logique propre au médium s’applique aux jeunes journalistes gazaouis. Par le lien de proximité et l’identification forte de leurs abonnés avec le quotidien qu’ils documentent, leurs images trouvent une caisse de résonance immédiate.
En répondant au besoin d’une information instantanée et incarnée, ces journalistes attirent une communauté jeune et virtuelle qui reproduit ses habitudes de consommation de contenus sur les réseaux. Mais, pour la première fois dans l’histoire, cela se fait dans le cadre d’un conflit armé qui mobilise l’opinion publique mondiale avec une force inédite. Ce phénomène est prévisible, alors les réseaux sociaux continuent de favoriser les contenus viraux qui suscitent le plus d’engagement des utilisateurs.
Les réseaux sociaux et le marché du monde arabe
Le groupe Meta (propriétaire de Facebook, Instagram et WhatsApp) suit également cette politique du profit par l’audience, malgré des accusations de censure. Une question qui a fait l’objet d’un «examen plus approfondi ces deux derniers mois, à l’image de 7amleh [le Centre arabe pour l’évolution des médias sociaux, ndlr], qui a signalé la suppression de contenus liés à la Palestine sur différents réseaux sociaux», rappelle Damian Radcliffe.
En 2021, une analyse de la gestion par Meta du conflit israélo-palestinien cette année-là, elle-même commandée par le groupe de la Silicon Valley, avait conclu que l’entreprise semblait avoir eu « un impact négatif sur les droits de l’homme, […] sur les droits des utilisateurs palestiniens à la liberté d’expression […] et donc sur la capacité des Palestiniens à partager des informations et des idées sur leurs expériences au fur et à mesure qu’elles se produisaient ».
Le 16 octobre 2023, Meta a regretté des erreurs de modération, alors que des utilisateurs d’Instagram accusaient la société californienne de censurer des comptes et de réduire la portée de contenus pro-palestiniens, une pratique de modération surnommée « shadow banning ». Le 13 octobre, le compte Instagram de Motaz Azaiza avait aussi été temporairement suspendu après la publication d’une vidéo montrant la maison où quinze de ses proches avaient été tués par des bombardements israéliens.
Car Meta et X sont aussi pris entre deux feux. Et ils pourraient, par une modération excessive des contenus pro-palestiniens, s’aliéner une partie importante de leur marché: les jeunes utilisateurs du monde arabe dont les habitudes d’information se font en grande partie avec les médias sociaux. En 2023, quatre pays de la région figurent dans le top 20 des utilisateurs d’Instagram, la Turquie représentant le cinquième plus grand marché du réseau social au niveau mondial, avec près de 49 millions d’utilisateurs.
Ce marché important continuera d’influer sur les politiques des plateformes: en 2022, la dernière étude Arab Youth Survey plaçait la question palestinienne en troisième position des problématiques (après le coût de la vie et le chômage) chez la jeunesse arabe de la région.
© Michel Jefroykin © Sophie Boutière-Damahi — Slate.fr
Poster un Commentaire