Peut-on raconter l’histoire du conflit israélo-palestinien “en 600 mots maximum”, comme le rédacteur en chef d’un média américain l’avait demandé à l’écrivain israélien Etgar Keret ? Aujourd’hui, ce dernier dit se sentir incapable d’écrire. Quoique… En introduisant comme il le fait aujourd’hui un texte – de 600 mots – écrit hier, il y a 22 ans, il rend compte, au “milieu de la détérioration” dont nous sommes les contemporains, de la permanence du sentiment d’être incompris aussi bien par les Israéliens que les Palestiniens.
Plus ça change, plus c’est la même chose.
Depuis le 7 octobre, je me sens incapable d’écrire. Pour moi, l’écriture est un état durant lequel on se libère brièvement de l’emprise étouffante de la rationalité et on laisse parler ses tripes, mais depuis que cette guerre a éclaté, mes tripes ne parlent plus. Ce n’est pas que je ne ressente rien. En fait, je ressens trop de choses, tout le temps. Mais ce que je ressens — tristesse, fureur ou solitude — ne mène nulle part. Et lorsque leurs tripes se taisent, les gens comme moi ne peuvent plus rien écrire de valable. Ma tête est pleine d’émotions brutes et de bribes d’informations, de choses dont je dois me souvenir pour pouvoir contredire la prochaine personne me faisant valoir que le Hamas est une organisation de résistance légitime ou a contrario que tous les Palestiniens de Gaza sont des partisans du Hamas et donc des cibles légitimes. Mon cerveau renferme beaucoup de bonnes réponses à de mauvaises questions et quelques souvenirs fragmentaires de mes rencontres bouleversantes avec des enfants et des adultes dont le monde s’est écroulé le 7 octobre. En dehors de cela, pas grand-chose…
Alors que je cherchais désespérément l’inspiration, je suis tombé sur mon premier billet d’opinion écrit pour un média américain. C’était il y a 22 ans, pendant la deuxième Intifada. Le sympathique rédacteur en chef de la section culturelle de l’hebdomadaire en question m’avait expliqué que ses lecteurs s’intéressaient beaucoup au Moyen-Orient, surtout depuis le 11 septembre, mais qu’ils ne connaissaient pratiquement rien de la région. “Ce serait formidable”, avait-il suggéré, “si vous pouviez un peu leur expliquer l’histoire du conflit, les réalités géopolitiques et humaines actuelles, et peut-être ajouter une ou deux réflexions personnelles sur l’avenir du conflit et les solutions envisageables. Le tout, si possible, en 600 mots maximum”.
C’était une occasion rare de publier quelque chose dans un magazine américain, et je l’avais saisie à bras-le-corps. Plus de 22 ans sont passés depuis et la situation au Moyen-Orient ne cesse de se compliquer. Le Hamas, désormais proxy de l’Iran, s’est encore radicalisé ; Israël a imposé un blocus à la bande de Gaza, la transformant pratiquement en une gigantesque prison ; les cycles de violence sont devenus de plus en plus féroces. Mais au milieu de cette détérioration, une chose reste constante : le monde aspire toujours naïvement et sincèrement à comprendre la folie meurtrière qui règne dans ma partie du monde, et je suis toujours là pour essayer d’expliquer de mon mieux notre réalité insaisissable, si possible en 600 mots maximum.
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Selon ma mère, je ne pourrai jamais comprendre ce qu’est une nation dépourvue d’État. Ma mère sait vraiment de quoi elle parle. Après tout, elle a vécu la Shoah, assisté à la destruction de sa maison en Pologne, perdu sa mère, son père et son petit frère et fini par se retrouver ici, sur la terre d’Israël, son pays, la terre qu’elle a juré de ne jamais quitter.
Selon mon ami palestinien Ghassan, je ne pourrai jamais comprendre ce qu’est une nation vivant sous occupation. Non, il n’a pas vécu la Shoah et toute sa famille est en vie, Dieu merci, du moins pour le moment. Mais il en a soupé des barrages routiers tenus par les soldats israéliens. “Parfois, on passe le checkpoint en une seconde ou deux, mais parfois, quand ils s’ennuient, ils peuvent vous amener à croire que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Ils vous forcent à attendre des heures au soleil sans raison, juste pour vous humilier. La semaine dernière, ils m’ont confisqué deux paquets de Kent simplement pour le plaisir. Un jeune de 18 ans au visage bouffé par l’acné, un fusil à la main, s’est tout simplement pointé pour me les prendre”.
Selon Adina, la voisine du dessous, je ne pourrai jamais comprendre ce qu’est la perte d’un être cher dans un attentat-suicide. “Aucune mort ne peut être plus dénuée de sens que celle-là”, dit-elle.” Mon frère est mort pour deux raisons : parce qu’il était israélien et parce qu’il avait envie d’un expresso au milieu de la nuit. Si vous pensez à des raisons plus stupides de mourir, faites-le-moi savoir. Et il n’y a même pas quelqu’un à qui s’en prendre. Après tout, le type qui l’a tué est déjà mort lui-même, parti en miettes”.
Selon ma mère nous n’avons pas d’autre endroit où aller, peu importe où nous irons, nous serons toujours des Juifs étrangers et haïs. Selon Ghassan, mon pays — l’État d’Israël — est une entité allogène et étrange dont il n’existe aucun autre exemple de par le monde. Il est planté là, en plein Moyen-Orient et prétend être au cœur de l’Europe. Il participe chaque année à l’Eurovision, envoie régulièrement une équipe de football aux matchs de Coupe d’Europe et ne réalise toujours pas qu’il est situé au cœur d’une région désertique où règne une mentalité moyen-orientale qu’il refuse d’admettre. Selon Adina, nous vivons en sursis ; chaque fois qu’elle voit des enfants palestiniens se déchaîner et distribuer des bonbons après un attentat terroriste, elle pense à la façon dont ces enfants vont grandir. À son avis, je devrais donc arrêter de raconter toutes ces bêtises à propos de la paix.
Ma mère, Ghassan et Adina s’accordent cependant sur un point : ils sont tous persuadés que je ne peux absolument pas comprendre ce qui se passe dans leur tête.
Pourtant, je suis plutôt doué pour comprendre ce qui se passe dans la tête des autres, surtout quand les temps sont durs. J’arrive même à en vivre. Toutes sortes de publications étrangères m’appellent et me demandent d’expliquer, si possible en 600 mots maximum, ce que pensent les gens en Israël.
Dommage que je ne puisse pas inventer de nouvelles pensées pour eux aussi, des pensées un peu moins angoissées, un peu moins haineuses. Des pensées plus positives, optimistes, concises, pas plus de 600 mots.
© Etgar Keret
Etgar Keret, né en 1967 à Ramat Gan, est un écrivain, scénariste de bande dessinée et cinéaste israélien. Il est notamment l’auteur de “Pipelines”, Actes Sud, 2011; de “Sept années de bonheur, chroniques intimes”, Éditions de l’Olivier, 2014 et d'”Incident au fond de la galaxie”, Éditions de l’Olivier, 2020.
Nous remercions Etgar Keret de nous avoir proposé de traduire ce texte en français. Il est d’abord paru en anglais le 31 octobre 2023 dans Alphabet Soup, son bulletin en ligne.
Publié pour la première fois dans LA Weekly le 7 décembre 2001
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