Guillaume Erner. Pourquoi il faut accepter de voir les images des massacres en Israël

TRIBUNE – Le documentaire diffusé par l’État hébreu sur les massacres du 7 octobre relève bien d’une opération de communication, mais ces images n’en sont pas moins précieuses pour comprendre la barbarie du Hamas et les violences de masse en général, estime le journaliste.

Qui imaginerait mettre de côté les récits de Vassili Grossman sur la libération d’Auschwitz au prétexte que ses articles ont été publiés dans un journal soviétique, L’Étoile rouge ? La réponse est trop évidente pour être répétée ici. Et pourtant c’est bien l’argument que beaucoup désormais avancent à propos du film des massacres de masse du Hamas au prétexte qu’il a été mis à disposition par le gouvernement israélien. Alors que l’on manque de sources sur les massacres de masse, en voici une dont on ne veut pas. Un documentaire de 43 minutes évoquant la mort de 138 personnes, filmé par les téléphones de leurs bourreaux, par des caméras de surveillance des endroits où elles habitaient ou par les objectifs des autorités arrivées après le massacre.

Ce film, on ne veut pas le voir. Voilà le commentaire qu’on a pu lire ou entendre au sujet des images, projetées par les autorités israéliennes, sur les massacres du 7 octobre. L’argument ? Il est simple, ce film étant diffusé par l’État hébreu, aller le voir reviendrait à participer à une propagande d’État. Soyons clairs : bien sûr, il s’agit d’une opération de communication, commandée pour différents motifs. Parmi ceux-ci se trouve évidemment la volonté de justifier la conduite de la guerre contre le Hamas à Gaza, mais il s’agit aussi de lutter contre le négationnisme qui circule dans le monde entier quant à la réalité du massacre.

Ce film est un outil de propagande, mais il n’est pas que cela ; il faut un peu plus que des slogans pour comprendre ce qui est à l’œuvre au Moyen-Orient, entre les Israéliens et le Hamas. Ces images constituent un matériau documentaire essentiel à la compréhension de l’événement déclencheur de cette tragédie, même et surtout parce qu’elles posent des questions vertigineuses : le passage à l’acte, les modalités de celui-ci, la culture de la violence. Hésiter à le voir est légitime – renoncer par peur de l’insupportable est humain -, refuser de le voir par crainte d’être contaminé par la propagande israélienne est indigne. Il y a dans ce film des informations inédites à ce jour sur les violences de masse, et sur l’évolution du Hamas. S’en priver est aussi injustifiable que de mettre de côté pour cause de partialité les interrogatoires des bourreaux de Tuol Sleng, les minutes des procès rwandais ou les journaux d’Emmanuel Ringelblum sur le ghetto de Varsovie.

Peut-on préférer ne pas savoir la vérité, non pas par sensibilité, non pas par compassion, mais parce que certaines vérités sont bonnes à ne pas savoir ? Guillaume Erner

Depuis les grands crimes de masse du XXe siècle, une anthropologie du mal se construit lentement, à la suite du travail de nombreux “atrocitologues”. Ces derniers, venus de toutes les disciplines, sociologues, historiens, journalistes, tentent de comprendre cette grammaire commune, mais aussi les lexiques différents à chacun de ces crimes de masse. Étudier ceux commis par le Hamas est une nécessité qui n’exonère en rien – est-il nécessaire de le dire – l’État d’Israël de ses responsabilités. Peut-on préférer ne pas savoir la vérité, non pas par sensibilité, non pas par compassion, mais parce que certaines vérités sont bonnes à ne pas savoir ?

Ces images ont été diffusées par l’État d’Israël, elles ont été choisies et montées selon un certain ordre et dans un certain dessein. Les diffuser, c’est d’abord reprendre un peu le contrôle sur l’horreur, ne pas laisser le monopole de sa diffusion aux bourreaux. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une matière brute, mais d’images assemblées dans une intention particulière. L’insistance à montrer des soldats ivres de joie pendant la tuerie, la répétition du mantra “Allah akbar”, leur jubilation à l’idée de tuer des Juifs, met en scène une véritable guerre de religion. Pour autant, ces images n’ont pas été produites par le service communication de Tsahal, mais, pour la plupart, par les tueurs du Hamas. Certaines ont même été diffusées par le biais de “live tweets” pendant les tueries ! Elles témoignent de l’éthos des tueurs, de leurs panoplies militaires. Sur ces images, les hommes du Hamas se comportent comme des soldats, avançant précautionneusement ou bien avec des gestes mâles, alors qu’ils sont dans une crèche, et ne sont « menacés » que par une assistante maternelle. Leur acharnement en dit long sur la haine qui les anime, que rien ne semble pouvoir arrêter : tirer sur un chien, brûler les traces d’une vie simple ou s’acharner sur un cadavre. Tuer un mort, voilà un programme qui en dit long sur la haine qui animait ces individus.

Disons-le fortement : ces images apportent un témoignage irremplaçable non seulement sur les crimes commis le 7 octobre, pas uniquement sur le conflit israélo-palestinien, mais aussi sur les crimes de masse. Elles peuvent servir à la compréhension du génocide rwandais, ou du massacre des Arméniens, même s’il va falloir du temps aux chercheurs pour accomplir ce travail. Elles vont venir enrichir tous ceux qui pensent que le mal n’est pas un mystère, comme le disait l’aumônier du Vercors, mais un problème. Un problème a une solution, pas un mystère. “Inutile de voir des atrocités pour en saisir la nature”.  Ceux qui profèrent ce genre d’âneries ne se sont jamais intéressés aux atrocités, car la barbarie a ses usages, ses manières d’être et ses façons de faire. On peut se détourner des questions qu’elle pose, pas les disqualifier. Autre antienne : regarder ces scènes, c’est se laisser envahir par l’émotion. Dans ce conflit, l’émotion est convoquée par les deux camps, elle doit être prise en compte. En matière de mobilisation collective, l’émotion s’ajoute à la raison. Les affects redoublent et soulignent les logiques poursuivies par les acteurs.

Le Hamas, comme Daech et comme al-Qaida, opère par la spectacularisation du meurtre. Il s’agissait pour les terroristes de faire, de faire savoir et de montrer. Leur but premier : placer l’adversaire en situation de sidération et d’effondrement cognitif. Aveugler les Israéliens avec une accumulation de sang et de férocité – qu’aucun n’ignore qu’ils avaient affaire à des monstres, des monstres qui voulaient se montrer. C’est cela qu’il faut analyser désormais, pour ne pas abandonner les victimes suppliciées. La mémoire des morts – de tous les morts – est sacrée. La compréhension du “comment” de leur mort l’est tout autant.

© Guillaume Erner

Journaliste et sociologue, Guillaume Erner anime la matinale de France Culture. Il a notamment publié “Expliquer l’antisémitisme” (PUF, 2004).

https://www.lefigaro.fr/vox/monde/guillaume-erner-pourquoi-il-faut-accepter-de-voir-les-images-de

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