Mémorial pour les victimes du massacre du 7 octobre en Israël. par David Grossman

Les boîtes aux lettres du kibboutz Nir Oz, qui portent les noms d’habitants portés disparus, kidnappés ou tués lors de l’attaque du 7 octobre par des militants du Hamas. 
© Gil Cohen-Magen/AFP

Quarante jours se sont écoulés depuis ce samedi où des centaines d’hommes, de femmes, de bébés, d’enfants et de personnes âgées ont perdu la vie. Les terroristes du Hamas, dans l’ivresse de la haine et du mal, ont massacré des familles dans leurs maisons, des parents devant leurs enfants, des enfants devant leurs parents. Ils ont violé, ils ont assassiné.

Ils ont traqué des danseurs innocents lors d’une rave et les ont abattus avec la jubilation d’un chasseur, ou comme s’il s’agissait de cibles dans un jeu vidéo. « Ici gisent nos corps dans une longue, longue file d’attente », a écrit le poète Haïm Gouri pendant une autre guerre – ou peut-être s’agit-il de la même guerre, qui se poursuit sans fin. « Ici gisent nos corps dans une longue, longue file. / Nos visages sont altérés, la mort nous regarde dans les yeux ».

De fait, nos visages sont altérés. Nous ne serons plus jamais ce que nous étions. Ce que nous avons vu ces jours-là, les horreurs auxquelles nous avons été exposés, le visage de la haine, personne ne peut les voir et en rester inchangé. C’est comme si un gouffre s’était ouvert au cœur de la réalité dans lequel nous avons été aspirés.

Mais nous avons aussi entendu des histoires d’héroïsme et de sacrifice. Des histoires sur ce que des êtres humains ont fait pour d’autres êtres humains. Le courage inconcevable de ceux qui ont risqué leur vie – littéralement – pour sauver la vie d’autres personnes. Pour protéger leur famille, leur maison, leur kibboutz, et souvent pour protéger des personnes qu’ils n’avaient jamais rencontrées.

A maintes reprises, des hommes et des femmes ont risqué leur vie en faisant preuve d’une bravoure inimaginable, en se jetant par exemple sur une grenade dégoupillée, lancée dans un abri antiaérien ou une salle sécurisée remplie de personnes. En faisant cela – en faisant passer d’autres vies avant la leur – ils ont bousculé les normes du monde cynique, égoïste et utilitaire que nous connaissions.

Nous nous souviendrons de leurs visages

Depuis le 7 octobre, j’ai souvent pensé à ces personnes. Nous avions l’habitude de les côtoyer pendant notre journée, notre routine, lors de moments fugaces dans la rue. Et soudain, en un instant, ils sont passés de la banalité quotidienne et familière à l’une des épreuves les plus difficiles auxquelles une personne puisse être confrontée : l’épreuve de la vie et de la mort.

Nous sommes venus ici aujourd’hui pour raconter, écouter et nous souvenir. Pour transformer le Yizkor national en un nizkor – notre propre souvenir. Nous nous souviendrons d’un monde qui a disparu en même temps que nos proches. Car lorsque chacun de ces individus est mort, c’est un monde entier qui s’est évanoui. On pourrait même dire que nous avons perdu toute une culture, une culture privée et personnelle, la civilisation miniature d’une famille avec ses souvenirs intimes, ses plaisanteries et ses rires uniques, ses sensibilités, ses nuances, ses moments de grâce, son langage propre que personne d’autre ne comprend. Tout cela est aujourd’hui perdu.

Ou, s’ils ne sont pas complètement perdus, peut-être ne se manifesteront-ils plus que dans la chambre d’écho de la perte. Et c’est extrêmement dur. Il faut s’y habituer. A la façon dont presque tout, à partir de maintenant, adviendra douloureusement. Au fait que tout l’être devient binaire : zéro ou un. Présent ou absent.

Dans notre for intérieur où ces règles s’appliquent, nous nous souviendrons d’eux : les êtres chers que nous avons perdus. Nous nous souviendrons d’eux, et nous leur insufflerons du mouvement. Parce que la mort est paralysante, calcifiante, alors que le mouvement contient la vie.

Nous nous souviendrons de leurs visages, de leurs expressions, de leur rayonnement, du flux de vie dans leur langage corporel, dans leurs rires, dans leurs peines. Nous nous souviendrons de leurs voix, de l’étincelle de lumière dans leurs yeux. De la valeur qu’ils ont donnée aux gens, aux actes.

Par-dessus tout, nos cœurs pleureront les jeunes gens qui ont été assassinés. Jusqu’à la fin de notre vie, nous pleurerons ce qui a été supprimé lorsqu’ils ont été tués. L’avenir qu’ils auraient pu avoir. L’abondance de l’avenir. Les petits et grands plaisirs de la vie. Les joies, mais aussi les fardeaux et les peines : l’empreinte de la vie dans toute sa plénitude.

Sans parler des enfants et de ce qu’ils ont vécu et vivent encore en captivité, enlevés par le Hamas. Nos enfants bien-aimés, dont il est presque impossible de parler tant notre chagrin ne peut être contenu.

Des personnes qui ne font qu’Un

Haïm Nahman Bialik a écrit, dans son poème Dans la ville du massacre : « Que le sang transperce l’abîme ! / Qu’il transperce les profondeurs les plus sombres ». Et nous nous demandons : comment pouvons-nous nous élever après avoir été dans les profondeurs les plus sombres ? Nous nous demandons aussi : qui serons-nous ? Quel genre de personnes deviendrons-nous, quelle société créerons-nous, sur quelles valeurs élèverons-nous nos enfants, une fois que nous nous serons extirpés de nos cendres ? Et où trouverons-nous la force de nous relever, de reconstruire une maison, de labourer un champ, de mettre un enfant au monde – dans un monde comme celui-ci ?

Chers amis, le mois dernier, je vous ai observés, vous, les habitants des communautés de la frontière sud d’Israël. Je vous ai observés, ainsi que l’ensemble du peuple juif, à la télévision, pendant de longues heures, des jours et des nuits. Et il me semble que pendant presque toute votre vie, Israël a été en état de guerre ou de conflit violent, d’une manière ou d’une autre, avec ses voisins. Vous étiez là, à la frontière, au point de contact du conflit. Et vous avez payé le prix énorme que notre vie ici a exigé de vous.

Cependant, la guerre ne vous a pas corrompus. C’est ce que j’ai ressenti en vous voyant et en vous entendant. Vous étiez et demeurez des personnes intègres. Des personnes qui ne font qu’un, en paroles et en actes. Des gens qui recherchent la paix, qui cherchent à faire le bien et qui s’efforcent souvent de faire du bien à leurs ennemis.

Nous allons tous être confrontés à un grand nombre d’épreuves. Nous en traversons déjà certaines : nous le voyons dans les manifestations incroyables et créatives de responsabilité civique. La solidarité qui s’étend à tous les domaines. L’enrôlement massif de civils qui réparent ce que le gouvernement a brisé. Et même aujourd’hui, même après ce qui s’est passé, on a le sentiment qu’à partir d’ici, à partir de maintenant, avec vous – les habitants des villes, des villages et des kibboutzim – nous pouvons construire un nouvel Etat pour la deuxième fois.

Avec vous, avec votre force, votre courage, nous pouvons recommencer, repartir à zéro, comme au début.

© David Grossman

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