Il n’y a pas de retour de l’antisémitisme. La vague que nous affrontons aujourd’hui fait suite à d’autres, qui sont survenues après 1945 en France et en Europe, en lien ou non avec les conflits du Proche-Orient.
Cette sinistre constante s’inscrit dans une très longue histoire. Toutes les sociétés structurées par les monothéismes chrétien et musulman se sont livrées à des formes plus ou moins violentes de discrimination envers les Juifs et les traces de ces persécutions pour motifs religieux sont restées profondes dans la modernité.
En France, la monarchie médiévale inspirée par l’Église catholique a participé activement à ces persécutions puis aux expulsions de Juifs. C’est en se libérant de l’influence temporelle de l’Eglise que l’Etat royal change progressivement d’attitude en accueillant les Juifs chassés d’Espagne et du Portugal (l’Empire ottoman fit de même) puis les communautés de l’Est. C’est notre première monarchie constitutionnelle qui reconnaît pleinement les Juifs comme citoyens actifs. C’est la Restauration qui abolit les dispositions discriminatoires du Premier Empire et c’est la Monarchie de Juillet qui fait adopter la loi sur le financement du culte israélite par l’État (1).
L’antijudaïsme religieux porte sur la question de l’origine. La nouvelle religion, chrétienne puis musulmane, se présente comme Vérité qui marginalise ou occulte de différentes manières le peuple porteur de la religion originelle – sans que les personnes juives, toujours susceptibles de se convertir, soient retranchées de la nature humaine.
L’antisémitisme est quant à lui l’effet paradoxal de la modernité (2). C’est au moment où les Juifs deviennent des citoyens comme les autres et ne sont plus marqués visiblement par un statut communautaire et professionnel que certains commencent à chercher chez eux une invisible essence qui les rendrait totalement différents. Sans craindre la contradiction, c’est cette essence que les antisémites s’efforcent de rendre repérable en attribuant aux Juifs des signes physiques, des comportements parasitaires et une influence occulte.
A la volonté de faire prévaloir l’unité d’une foi religieuse sous égide politique, succède une affirmation identitaire qui se fait contre « Le Juif » qui représenterait, en tant que tel, une menace permanente. L’exclusion ou la destruction des Juifs permettrait donc de retrouver une pleine identité personnelle et collective… C’est là un fantasme. Toute existence, personnelle et collective, même les plus pleinement vécues et les plus solidement raisonnées, est sans cesse confrontée aux failles, aux doutes, à l’incertitude, à l’incomplétude. Aucune exclusion, aucun massacre ne peut apaiser cette inquiétude métaphysique, qui est consubstantielle à la condition humaine.
Une pensée universaliste, fidèle au principe d’égale dignité des personnes, ne saurait cependant méconnaître la singularité juive – celle d’un peuple qui porte de différentes manières la mémoire de l’origine de notre civilisation et qui s’efforce de transmettre, par une lecture infinie, un texte qui ne sera jamais intégralement transmis. C’est dire que les Juifs nous transmettent l’expérience du manque, de l’échec, de la faille – ce qui devrait nous préserver des vérités absolues et des tentations totalitaires.
Depuis 1945, les pulsions antisémites charrient des restes d’antijudaïsme chrétien (à l’Est) et musulman, celui-ci réactivé dans une intention génocidaire par l’islamisme, des résidus d’antisémitisme maurrassien – dont le Rassemblement national s’est purgé – et, surtout, une hostilité radicale à l’Etat d’Israël. Nous n’ignorons pas que certains antisionistes récusent l’antisémitisme mais nous assistons aujourd’hui à la conjonction de deux courants : le premier, apparu depuis trois décennies dans divers quartiers, confond dans une même haine le judaïsme, la judéité et la défense de la politique israélienne ; le second, plus récent, procède de l’idéologie décoloniale et affirme qu’Israël et ses défenseurs juifs appartiennent au même monde blanc, éternellement coupable du péché colonialiste qui se commet encore aujourd’hui au Proche-Orient.
On a cru longtemps que le souvenir de la Shoah maintiendrait l’antisémitisme dans les souterrains. Mais le négationnisme a répandu son poison et diverses communautés fictives ont voulu accéder à la reconnaissance en utilisant le discours victimaire et en inventant un génocide auquel elles auraient survécu. Il s’est créé une sorte de doctrine de l’équivalence qui conduit à soutenir que la violence des opérations militaires israéliennes est de même nature que l’entreprise nazie d’extermination.
Les mines consternées et les injonctions morales n’y changeront rien. Nous subissons, j’y reviendrai, les conséquences, dramatiques, du mépris des élites pour l’histoire et la philosophie, et du laisser-faire généralisé dans lequel l’autorité politique a sombré.
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(1) Histoire juive de la France, sous la direction de Sylvie Anne Goldberg, Albin Michel, 2023) dont je rendrai bientôt compte.
(2) Notre réflexion sur l’antisémitisme a été inspirée par Léon Poliakov, Raphaël Draï, Shmuel Trigano, Daniel Sibony, Vladimir Jankélévitch, Delphine Horvilleur… Cf. mes chroniques à ces noms sur ce blog.
© Bertrand Renouvin
Editorial du numéro 1266 de « Royaliste » – 19 novembre 2023
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