Toute politique s’inscrit dans une métaphysique. Et nous faisons de grands efforts pour ne pas le reconnaître. Cela s’appelle de la dénégation. Comme quand une personne commence une phrase par « Je ne vous menace pas, mais… » : le cerveau qui reçoit la phrase retient alors le mot « menace ». Une façon de dire quelque chose tout en prétendant ne pas le dire.
Extrait du discours d’Emmanuel Macron en Suisse le 15 novembre 2023 : « Si ma position sur l’antisémitisme avait pu être ambiguë une seule seconde, je comprends qu’on ait pu me demander de la clarifier. Elle ne l’a jamais été, et j’ai toujours été implacable.(…) La place d’un Président de la République n’est pas d’aller à une marche, je le regrette. (…) Mon rôle n’est pas de faire une marche. (…) Mon rôle est de continuer à préserver, dans cette période, l’unité du pays, et de ne jamais renvoyer dos à dos les uns et les autres. (…) Protéger les Français de confession juive, ce n’est pas mettre au pilori les Français de confession musulmane. C’est le faire au nom de l’universalisme« .
Quand le Président de la République dit qu’il ne faut « jamais renvoyer dos à dos les uns et les autres » et qu’il faut lutter contre l’antisémitisme « au nom de l’universalisme », quel message adresse-t-il en ne participant pas à la marche contre l’antisémitisme, qui a été, en France, le symbole paroxystique de l’engagement contre l’antisémitisme ? Il adresse un signal d’ambiguïté : la marche renverrait dos à dos les uns et les autres, ne se ferait pas au nom de l’universalisme. Dénégation : le cerveau fait le lien spontané entre l’absence du président à la marche et la critique d’une lutte non universaliste contre l’antisémitisme. Dit encore plus clairement, en dénouant totalement les nœuds langagiers : « Je ne participe pas à la manifestation car elle renvoie dos à dos les uns et les autres ». La France Insoumise s’est d’ailleurs félicitée de son absence en revendiquant le fait que le président avait bien compris comme eux : la manifestation contre l’antisémitisme exprime l’hostilité contre les musulmans (alors qu’aucun slogan ou parole anti-musulmans n’ont été prononcés durant la manifestation).
Quand Emmanuel Macron dit qu’ « il ne faut pas renvoyer dos à dos les uns et les autres », je pense qu’il se trompe d’expression, que cette expression ne reflète pas ce qu’il veut dire, et que cette erreur dit quelque chose de lui. « Renvoyer dos à dos » signifie ne pas prendre parti, ne pas s’engager. « Il ne faut pas renvoyer dos à dos » signifie qu’il faut s’engager pour une partie, qu’il faut accepter de hiérarchiser. Ce qu’il veut dire, d’après moi, ou plutôt ce qu’il veut nous faire comprendre, c’est qu’il ne faut pas laisser des communautés, des parties de la nation, « face à face » (non « dos à dos »), dans un éventuel affrontement, qu’il ne faut pas laisser une communauté estimer qu’elle est supérieure à l’autre, il ne faut donc pas favoriser une communauté au détriment d’une autre, il faut médiatiser les communautés par une position d’équilibre. Ce qu’il dit, ce qu’il nous fait comprendre malgré lui, c’est que oui, il faut s’engager, on ne peut renvoyer deux communautés « dos à dos », elles ne se valent pas, il faut en protéger une en particulier. Il a compris ce qu’il faut faire mais il ne veut pas l’avouer. Il l’avoue en essayant de ne pas le dire. Dénégation.
L’universalisme du président Macron est une forme d’abstraction qui permet de penser le monde avec distance, sans engagement, sans parti pris. L’universalisme serait une place, une position intellectuelle et morale, confortable, qui permettrait de préserver une « unité », celle de la nation en l’occurrence, sans toutefois « renvoyer dos à dos » deux parties de la nation. Il y a donc comme une contradiction dans la phrase « préserver l’unité du pays et ne pas renvoyer dos à dos les uns et les autres » : « préserver l’unité » signifie ne pas flatter les intérêts d’une partie au détriment d’une autre, « ne pas renvoyer dos à dos » signifie s’engager en faveur d’une partie. Où se situe l’universel, dans l’unité nationale au détriment d’une partie ou dans la partie au détriment de l’unité nationale ?
Quand les médias, les politiques, refusent l’expression « conflit de civilisations » mais évoquent l’explosion de l’antisémitisme, ils sont aussi dans la dénégation. Beaucoup ne comprennent pas et plus encore feignent ne pas comprendre que la situation actuelle dévoile des civilisations, et en particulier la nôtre, c’est-à-dire des façons de vivre et de penser, des politiques adossées à des métaphysiques, à des récits structurants souvent de nature religieuse ou tellement sécularisés qu’ils ne sont pas identifiés comme telles.
Résumons la situation par quelques moments clés :
- un pogrom en Israël le 7 octobre,
- quelques heures plus tard, l’accusation publique et répétée d’ « Israël assassin » dans des manifestations mondiales, y compris à Paris,
- toujours quasiment dans le même temps, explosion des actes antisémites en France et dans le monde,
- des imams y compris en France tiennent des propos antisémites, notamment l’imam de la Grande Mosquée de Paris qui doute de la véracité du nombre d’actes antisémites dans notre pays,
- le Recteur de la Grande Mosquée ne vient pas à la manifestation contre l’antisémitisme car sa présence « accuserait les musulmans »,
- le Président de la République ne participe pas non plus,
- la manifestation contre l’antisémitisme est une réussite mais pas un triomphe (représentative d’une France de plus de 50 ans et blanche).
La France se prévaut de l’humanisme et de l’universalisme. Elle estime que chaque individu de la nation, voire que chaque individu sur terre, a droit à la liberté, à l’égalité, à la fraternité. Cette belle devise, prometteuse de conditions favorisant à la fois l’épanouissement personnel et la concorde, est perçue comme tirant son origine des Lumières, de la Révolution française. C’est peu l’interroger. Qu’est la fraternité sinon la reconnaissance d’une paternité commune ? Qu’est la liberté individuelle sinon la reconnaissance du statut de la créature humaine comme possiblement créatrice, à l’image de Dieu ? Qu’est l’égalité sinon la reconnaissance du caractère à la fois unique et indispensable de chacun d’entre nous au regard d’un plan et d’une finalité (divins) ?
Par ce qui est en train de nous arriver, à nous tous, depuis le 7 octobre, nous mettons au jour les structures métaphysiques qui fondent notre collectif France : ce n’est pas parce qu’on est universalistes qu’on est français mais c’est parce qu’on est français qu’on est universalistes. L’universalisme est un héritage des Lumières certes, mais aussi plus originairement du judéo-christianisme (les Lumières sont, en ce sens, sous l’apparence de la rupture, une continuité). Notre vision universaliste, nos conceptions du bien, du juste et du vrai, sont aujourd’hui contestées à la fois partout dans le monde, par ce « Sud global » – nouvelle désignation de ce qui n’est pas nous – et à la fois dans notre propre pays, par deux autres métaphysiques : l’islam d’une part et un christianisme dévoyé d’autre part – dénommé « wokisme » (« Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles », Chesterton) dont l’obsession est la dénonciation de la domination et en particulier de la domination occidentale.
Par l’actualité, en particulier par le fractionnement de notre pays en deux blocs qui se dévisagent en évaluant le degré de puissance de l’autre, nous découvrons que l’universalisme n’est pas naturel. Il est le fruit d’une histoire et d’une construction humaines. Il n’y a pas de banalité du mal mais il n’y a pas non plus de banalité du bien. La non naturalité de l’universalisme nous laisse circonspects. La promesse républicaine repose sur l’idée que chaque individu entrant dans la République, par la naissance ou par l’immigration, va reconnaître le caractère naturel et inéluctable de nos valeurs et de notre universalisme (exactement comme, dans la religion chrétienne, les fidèles misent sur la reconnaissance de l’évidence et de la pertinence du message du Christ par les non-encore-chrétiens). Cette idée est une fiction. Une fiction nécessaire certes, nécessaire au contrat social, mais une fiction. Pourquoi les nouveaux venus en France adhéraient-ils, dans un temps qui est effectivement peut-être révolu, à ce système de croyances, à cette métaphysique républicaine ? Parce qu’ils avaient tout à y gagner : elle leur promettait une protection et un avenir enviable, notamment par la possibilité de l’enrichissement – pas simplement financier –, de la réussite, et de la paix entre compatriotes. On se ralliait à la France pour bénéficier de sa protection, on s’en remettait à elle parce qu’elle était perçue forte. La force était de son côté.
Que se passe-t-il à présent ? Nous découvrons que d’autres systèmes de valeurs, une autre métaphysique, entrent en concurrence, pour ne pas dire en collision avec ceux de la France traditionnelle. Nous ne voulons pas le voir pour plusieurs raisons : cela remet en cause notre sentiment démocratique de supériorité en particulier morale, et donc notre sensation d’être protégés, d’être hors d’atteinte, et cela fait peur de reconnaître que désormais la majorité des nations du monde ne pensent plus comme nous. Les Français sont les derniers à penser que cela fait rêver d’être français.
Emmanuel Macron a, lui, très bien compris. Lui-même appartient à une métaphysique, en tant qu’homme politique, en tant que sujet humain simplement. Il sait que l’on n’accède jamais à l’universel directement. Il sait ce que la France doit à la fois au judaïsme et au christianisme dans l’émergence du sujet humain et dans leur invention de l’humanisme et de l’universalisme. Il sait que l’universalisme français qu’il représente est désormais menacé. En ne se rendant pas à la manifestation contre l’antisémitisme, Emmanuel Macron vient dire plusieurs choses :
- il a compris les enjeux de pouvoir et les rapports de force entre deux métaphysiques,
- il veut maintenir la naturalité, l’illusion de l’évidence, de l’universalisme, en feignant de ne pas reconnaître que lui aussi appartient comme héritier à une civilisation particulière,
- sa présence à la manifestation accroîtrait la puissance de la réplique et de l’influence des métaphysiques de l’islam et du wokisme.
L’universalisme duquel Emmanuel Macron se prévaut renvoie à une autre expression qu’il affectionne tout autant, et qui est tout autant problématique : « une position d’équilibre ». C’est cette expression qui a présidé à son choix de se déplacer, après Israël, en Jordanie ou à Ramallah. Mais une position d’équilibre entre qui, entre quoi ? Entre le Hamas et Israël ?
Par ses dénégations, par sa difficulté à dire quelque chose de compréhensible et de cohérent, Emmanuel Macron court le risque d’être interprété comme disant précisément l’inverse de ce que sa maîtrise oratoire vient dire : l’universalisme s’oppose à la défense des Juifs, l’universalisme s’oppose aux Juifs. « L’universalisme ou les Juifs » qu’Emmanuel Macron prétend revendiquer, en posant un signe « égale » entre « l’universalisme » et « les Juifs », devient alors « l’universalisme ou les Juifs », indiquant qu’il faut opérer un choix entre préserver l’universalisme, préserver l’équilibre, et sauver les Juifs.
© Philippe Gabizon
Philippe Gabizon est écrivain.
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