Il convient de s’interroger après le 7 octobre 2023, sur la vitalité du pacte républicain, notamment en faisant retour sur les postulats qui le fondent, en son principe même. Commençons par rappeler qu’en 1791, l’une des grandes décisions de la Constituante fut d’accorder aux Juifs du Royaume de France, dont l’hégémonie touchait à sa fin, la pleine égalité de droit à des communautés assignées pendant des siècles à un statut marginal dans le pays « fille aînée de l’Église ». Au demeurant, la défense de leur cause, par le grand chrétien, acquis aux Lumières, que fut le chevalier de Jaucourt – à l’occasion d’un article majeur de l’Encyclopédie– anticipait de plusieurs décennies une émancipation civique longuement espérée.
Mais ce ne fut pas tout. Les décisions de la Convention furent encore confirmées par Bonaparte, au moment du Consulat, à l’issue de la convocation de l’Assemblée des notables (1806), aux fins de s’assurer de la loyauté et du loyalisme des communautés juives, fraîchement élevées au rang de fractions à part entière de la nouvelle nation française. Cette confirmation témoignait de l’intégration étatique de toute religion, et simultanément d’une intention de valoriser le statut de citoyen. Ses retentissements philosophiques et politiques furent considérables et servirent d’exemple partout en Europe, et dans le monde occidental, à tout le moins.
Cependant nous savons aussi que cet évènement, qui compte au nombre de ce que J. Patocka appelle une « percée en histoire », eut assez vite fait de connaître un terrible démenti, lorsque Bonaparte, devenu empereur des Français, adopta le « décret infâme » (1808), sous la pression de l’antisémitisme alsacien, ce qui eut pour conséquence d’imposer à la communauté juive de cette région une régression statutaire, comparable à celle qu’elle avait connue sous l’Ancien Régime. A la fin du 19è siècle, le déclenchement de l’affaire Dreyfus apporta la démonstration de la fragilité de la condition juive, en principe protégée, à travers ses membres, par celle de citoyens individuels.
Il est donc avéré que la nature du statut des Juifs constitue, en France, un indicateur de la forme, de la conception et du fonctionnement éthico-politique d’une société. Cela est si vrai que le Régime de Vichy – qui abolit la République en même temps qu’il publiait le « statut des Juifs » (3 et 4 Octobre 1940)- montrait ainsi que leur persécution ouvrait sur une autre ère historique, négatrice des acquis de la Révolution Française. Pendant la Seconde Guerre mondiale, partout dans l’Europe occupée, l’adoption et la généralisation de l’esprit des Lois de Nuremberg (15 septembre 1935) par les différents régimes de collaboration fut le signe de l’abolition de la juridiction, de la politique et de la philosophie républicaines.
Le signe juif – avec l’ensemble des réalités socio-démographiques et socio-culturelles qu’il révèle- scelle ou décèle le pacte républicain. Selon les conjonctures, son affirmation signifie la force de ce pacte, quand sa dégradation signifie sa défaite. Pour des raisons complexes – parmi lesquelles l’histoire des représentations psychosociales joue une part non négligeable – le signe juif fonde également un principe d’identité, par identification, par attraction ou par refus des deux. Il y a donc, dès le principe de sa réception, une ambivalence du signe juif, quand l’on considère d’une part sa portée démarcative, dans l’Europe chrétienne, d’autre part sa valeur de condition de la société ouverte, dans l’Europe des Lumières. La mémoire collective a au mieux retenu d’Augustin, plus rarement de Bernard de Clairvaux –nonobstant leur antijudaïsme féroce- que toucher à un Juif revenait à toucher à « notre Seigneur lui-même », tandis qu’en période de crise, les présidents de la République française, se font un devoir de rappeler que « toucher à un Juif, c’est s’en prendre à la République elle-même ». Voilà de singulières continuités.
Exposés aux répercussions idéologiques du test du 23 Octobre 2023[1], les Juifs citoyens d’État modernes, parmi ceux qui n’ont pas de lien physique, ni politique avec l’État d’Israël, se sentent plus que jamais dans la situation de « groupes témoins » du traitement de fragilité que leur inflige l’hyper-modernité. Le traitement symbolique et politique du signe juif est de nouveau l’épicentre des orientations collectives, il leur confère leur sens. Ainsi lorsque le président de la République réaffirme la valeur de l’intégrité de chaque juif pour juger de la cohésion et de la stabilité républicaines, il réactualise la mémoire de la longue histoire au cours de laquelle, en France comme ailleurs, les pouvoirs ont eu à se déterminer sur le chapitre de l’universalisme, de la laïcité, des libertés individuelles, mais aussi de leur façon de concevoir le périmètre de sécurité et d’expression de chacun de leur citoyen. De surcroît, lorsque le président de la République rappelle ce postulat au moment d’un discours prononcé à l’invitation du Grand Orient de France, il rappelle aussi que la paix sociale a pour condition la limitation de l’antisémitisme, au mieux la résorption de ce fléau, parce qu’il y va de la bonne santé de la vie démocratique.
Prise au mot, et scrutée comme elle devrait l’être par chacune et chacun, l’affirmation présidentielle nous informe à différents niveaux de sa compréhension : non seulement sur ce qu’elle dit, mais encore sur ce qu’elle présuppose, enfin sur ce qu’elle laisse entendre. Examinons donc de plus près cette formule-lige : « Toucher à un Juif c’est porter atteinte à la République elle-même ». La signification primaire de cette affirmation pose que porter préjudice à un citoyen français de confession juive équivaut à mettre en cause la République. Autrement dit, la citoyenneté accordée aux Juifs devenus membres à part entière de la nation est partie intégrante de la conception républicaine de la nation. La seconde valeur sémantique de cette proposition présuppose que la judéité sécularisée est un trait inhérent de la République, et que chercher à les dissocier c’est porter atteinte au socle de l’édifice républicain. Enfin, d’autres valeurs de sens demeurent impliquées par cette proposition, c’est tout ce qu’elle sous-entend : par-delà le lien de consubstantialité qui existe entre le signe juif et son inclusion dans l’identité de la République, elle signifie encore que sans sa composante juive, la République cesse d’être ce qu’elle est, à savoir un modèle de tolérance.
Je pense aussi que les ramifications logiques et sémantiques qui tiennent ensemble le signe juif et la République Française nous parlent également d’une compatibilité essentielle entre l’anthropologie hébraïque et juive et la théologie politique des Lumières. Cette compatibilité a été établie par Moses Mendelssohn, à partir des enseignements bibliques, et depuis lors réitérée par la plupart des penseurs juifs européens, qu’ils fussent sionistes ou non. Leur point de convergence mutuel, c’est leur universalisme de principe, un universalisme capable d’incorporer les différences sans les nier. A cœur de cet universalisme scintille le respect de la dignité humaine.
A la différence de la période du régime de Vichy, le gouvernement de la France met aujourd’hui un point d’honneur à protéger ses citoyens juifs, dans la mesure des lois du pays. Toute la difficulté consiste à faire barrage non à une législation qui légaliserait et justifierait l’antisémitisme, mais au rayon d’influence d’une formation politique appuyée sur un électorat tendanciellement antijuif. Nous savons désormais que la compréhension républicaine du lien civique (les principes de 89) a été mise à mal par une fraction non négligeable de la classe politique, appréhendée à partir de sa représentation parlementaire : les élus de LFI, avec leurs relais médiatiques. Ce parti a tombé le masque.
Nous savons aussi que chaque époque connaît son écueil totalitaire. En 1939-45, la collaboration pétainiste a ordonné la déportation de plusieurs milliers de Français de confession juive, au nom d’un antisémitisme remanié par le nazisme. Aujourd’hui c’est l’islam radical qui – ayant fait de l’antisionisme radical son principal moto- inspire les nouveaux partis de la collaboration. Comme ceux-là ne veulent pas s’avouer antisémites, ils se disent antisionistes, et pour témoigner de leur bonne foi citoyenne, ils vont commémorer en chœur devant le monument de la Rafle du Vel d’Hiv les victimes du pétainisme. Si leur démonstration hypocrite a tant choqué, c’est parce qu’elle renvoyait obscurément à la célébration de leurs véritables racines idéologiques : en se séparant de la grande marche républicaine contre l’antisémitisme, ils choisissaient de protester en mémoire des victimes juives d’hier pour n’avoir pas à juger les assassins antisémites d’aujourd’hui. Leur passéisme et leur anachronisme tactique a révélé au corps de la nation qu’ils avaient réaffirmé la vitalité de leur inscription historique : en ne défendant pas les Juifs d’aujourd’hui, ils signifient à l’opinion qu’un citoyen juif qui proteste aujourd’hui avec ses concitoyens non-juifs, un Juif vivant qui se défend d’être de nouveau victime, un tel Juif n’est pas défendable. Ils ont fait la démonstration du caractère instrumental du devoir de mémoire, en foulant aux pieds l’impératif moral du présent. Faisant chorus à l’esprit de la revendication « pro-palestinienne », LFI fait la démonstration de ce que son antisionisme est le nouveau vecteur d’un antisémitisme mondialisé, qu’il se fait une mission d’entretenir et de célébrer sur le mode du déni organisé.
Il n’est pas douteux que la République française donne asile à des factieux qui la contestent dans ses fondements éthiques et ses premiers principes politiques.
© Georges-Elia Sarfati*
*Georges-Elia Sarfati est philosophe, linguiste, psychanalyste, co-fondateur du « Réseau d’étude des discours institutionnels et politiques », directeur de l’ »École française d’analyse et de thérapie existentielles » (www.efrate.org), fondateur de l’ »Université Populaire de Jérusalem », lauréat du Prix de poésie Louise Labbé.
[1] Je renvoie le lecteur à la chronique intitulée : « Le test du 23 Octobre 2023 », parue dans la TJ du 11 Novembre 2023.
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