Nazifier les Juifs, une nouvelle forme d’antisémitisme?

Parmi les effets du conflit au Proche-Orient, la « nazification » des Israéliens est révélatrice des fantasmes antisémites qui rôdent toujours dans les esprits. Mais sous une forme nouvelle.

Cela fait longtemps, comme le rappelle Jean-Yves Camus, que certains représentants de l’ultradroite, de l’extrême gauche antisioniste ou de l’islamisme se plaisent à assimiler le sionisme ou Israël aux nazis. Comme lors de chaque épisode sanglant du conflit entre Israéliens et Palestiniens, cette comparaison fleurit sur les murs, les banderoles et les écrans. Et quand l’humoriste Guillaume Meurice blague sur Netanyahou, « une sorte de nazi sans prépuce », il réactualise, sans forcément le vouloir, un fantasme qui attire de plus en plus : celui de la victime devenant semblable à son bourreau. C’est d’ailleurs Vladimir Poutine, le meilleur scénariste mondial des vérités alternatives, qui avait ouvert le bal en affirmant qu’Israël préparait à Gaza une opération « placée sur le même plan que le blocus de Leningraddurant la Seconde Guerre mondiale ». Or qui était responsable de ce blocus qui a fait des centaines de milliers de morts ? Les nazis, bien sûr.

La nazification d’Israël n’a aucune validité. Être de droite, voire d’extrême droite, ne fait pas forcément de vous un nazi. L’idéologie nazie n’a rien à voir avec le sionisme, laïc ou religieux. Aucun plan israélien d’extermination des Palestiniens n’existe. L’équivalence entre Israéliens et nazis vise avant tout à blesser les Juifs, en leur disant : vous n’êtes pas mieux que ceux qui ont tenté de vous exterminer. Mais le plus intéressant, et sans doute le plus inquiétant, est que cette provocation soit reprise si largement aujourd’hui. On connaît l’antisémitisme chrétien, l’antisémitisme racial, l’antisémitisme social qui a fleuri en France à la fin du XIXe siècle – et se retrouve encore parfois à l’extrême droite comme à l’extrême gauche (“les Juifs sont des exploiteurs par nature”). Celui qui se dessine propose, je crois, une version inédite de la haine des Juifs. Parce qu’il obéit à trois motifs très contemporains.

Le premier de ces motifs concerne les lois de la narration et suit la logique du retournement impensable. Il arrive dans certains récits que l’on découvre avec stupéfaction que celui que l’on pensait bon, valeureux, moral, est en réalité la figure la plus cruelle du mal. C’est ce que j’appelle le “syndrome Keyser Söze”, du nom du criminel aussi génial qu’impitoyable dans le film Usual Suspects (1995). Dans les dernières minutes du long-métrage, on comprend soudain qu’un petit malfrat minable, incarné par Kevin Spacey, est en réalité le mythique et redouté chef mafieux Keyser Söze et qu’il a mené en bateau les policiers qui l’interrogeaient, avant de disparaître. Ce procédé est ancien, mais il flatte la recherche de sensations narratives extrêmes qui caractérise notre époque. Dans un monde déserté par les dieux, le retournement brusque des valeurs et des personnages agit comme une révélation et produit une conversion. C’est ce qui fait le succès des théories du complot, où l’on se rend compte que les figures apparemment les plus bienveillantes sont en réalité des monstres manipulateurs. Affirmer que les Israéliens se conduisent comme des nazis revient à céder à cette jouissance du retournement impensable – en préférant la fiction à la réalité.

Le deuxième motif du fantasme est psychologique. Selon une certaine vulgate actuelle, on tend à penser qu’un enfant battu a de fortes chances de devenir un parent violent. Il serait donc, suivant cette vision des choses, tout à fait envisageable que les Juifs, victimes de persécutions depuis la nuit des temps, se transforment à leur tour en bourreaux une fois devenus maîtres d’un État. Or cette assertion n’a absolument rien de scientifique. La réplication de la maltraitance n’est pas une loi d’airain. Le souvenir des souffrances subies peut au contraire soutenir le refus de la répétition des mêmes scénarios. Là encore, il ne faut pas confondre le cinéma et la vie.

Le troisième motif est plus profond et touche à l’éthique. Dire que les Israéliens se conduisent comme des nazis permet de se libérer de la culpabilité d’une des plus grandes tragédies de l’histoire récente : le génocide des Juifs d’Europe. Si des Juifs font à d’autres ce que les nazis leur ont fait, cela annule en quelque sorte leur souffrance. Le cycle de l’histoire contemporaine se clôt 80 ans plus tard. On efface tout, et on peut enfin passer à autre chose, en se délestant du poids de la mémoire et de la responsabilité. Comme Nietzsche, qui fait l’éloge de l’oubli historique dans ses Considérations intempestives (1873-76), on se donne les moyens d’oublier notre faute collective, car « il est absolument impossible de vivre sans oublier ». Le signe d’égalité entre Israël et le nazisme est donc en réalité un acte d’annulation de notre conscience historique. Son dessein profond est de glisser la Shoah sous le tapis. C’est pourquoi il exprime une forme, d’autant plus malsaine qu’elle se veut humanitaire, d’antisémitisme. 

© Michel Eltchaninoff 

https://www.philomag.com/articles/nazifier-les-juifs-une-nouvelle-forme-dantisemitisme

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