« Vous combattrez les juifs et aurez le dessus sur eux, de sorte que la pierre dira : Ô musulman ! Voici un juif caché derrière moi, viens le tuer » : par la publication, le 12 octobre 2023, de ce hadith sur son compte Facebook, hadith extrait de tous les dires, faits et gestes de Mahomet, deuxième pilier théologique et législatif de l’islam, avec le Coran, qui est aussi un des textes fondateurs du Hamas, l’Imam de Beaucaire a été condamné par le Tribunal correctionnel de Nîmes à une peine de prison avec sursis (le Parquet vient de faire appel le 4 novembre 2023 de la décision du Tribunal).
Voici le sujet qui monte et qui prendra une ampleur telle qu’il nécessitera, peut-être, une action particulière (idéalement une prise de position collective des représentants de l’islam) : la reproduction diffusée sur un réseau social ou la lecture publique de ce hadith comme d’autres passages du Coran invitant au meurtre « des Juifs et des Croisés » sont-elles sanctionnables par la loi française ?
La loi française vient de trancher : oui, cela est sanctionnable. Que l’on comprenne bien : la publication et la diffusion de ce type de hadiths ou de sourates invitant à la violence contre d’autres peuples les « Gens du Livre », c’est-à-dire donc la publication et la diffusion de passages d’un texte religieux considéré comme sacré par les musulmans, sont interdites si elles ne sont pas associées à une contextualisation, à une critique, à une prise de distance.
Reproduire et diffuser ce hadith du « Juif caché derrière la pierre » de façon brute, constitue, en soi, une illégalité. C’est ce que la justice de notre pays a décidé. Dans le débat autour de l’islam et de la République française, articulé parfois autour de la question « l’islam est-il compatible avec la République? », la justice a, d’une certaine manière et sur un aspect précis du Texte saint – non sur « l’islam » dans son ensemble –, répondu à la question : ce hadith, ce texte religieux de l’islam, est considéré par la justice comme incompatible avec notre pays.
Peu l’ont encore perçu mais, ce faisant, nous avons ouvert la boîte de Pandore du contenu des Textes saints. L’islamologue israélien Meir Bar-Asher, directeur du département de langue et littérature arabe de l’Université hébraïque de Jérusalem, estime, dans son livre Les Juifs et le Coran[1], que « les critiques violentes contre les Hébreux de la Bible, puis contre les Juifs, y occupent une place plus importante que les jugements positifs ». On y découvre que la haine côtoie l’admiration pour « le peuple élu ».
Se demander si l’islam et la France sont compatibles, c’est accepter de confronter les métaphysiques de ces deux univers, et tenter d’y trouver des convergences, des intersections permettant une vie commune apaisée et respectueuse. Mais pour mettre à jour les convergences, il faut également accepter de distinguer ce qui sépare les deux univers, écarter ce qui n’est pas compatible avec la France. En sanctionnant la diffusion de ce hadith, notre pays vient de faire le premier pas.
Malgré lui, ou plutôt de façon collatérale, notre pays vient d’inviter les musulmans à l’interprétation de leur Texte, à la hiérarchisation, à la distance.
Toutefois, par cette position judiciaire peut-être aporétique, notre pays montre qu’il est au pied du mur : ce n’est théoriquement pas à lui en premier lieu de décider, au sein du Texte saint pour les musulmans, ce qui est de nature à favoriser une vie commune apaisée avec les non-musulmans, mais à des théologiens de l’islam susceptibles, eux, de faire appel à la métaphysique pour valider, au sein-même de la religion, ces éléments de paix civilisée.
Être écrivain, c’est s’accorder une grande liberté, la liberté de l’artiste qui, par la mise en forme, la décomposition puis la recomposition du réel par des mots, s’autorise à créer. Un des plaisirs de la création littéraire, en particulier romanesque, c’est de s’affranchir de contraintes, comme de la fidélité historique, la fidélité aux faits, pour raccommoder par le récit des pièces de réel jusque-là non lisibles.
Shmates. Vivre, c’est ne rien comprendre. Écrire, c’est tenter d’assembler ce qui n’a pas été compris pour faire émerger un sens, une signification, des émotions, éventuellement une beauté. Écrire, c’est toujours s’exposer aux critiques des lecteurs, critiques de ceux qui ne perçoivent pas le même sens, critiques de ceux qui ont développé une sensibilité différente sur le sujet traité.
Mais la liberté de l’artiste, qui lui est chère, connaît aussi une limite : celle de la loi. Même si un roman peut s’affranchir des impératifs moraux et entraîner ses personnages dans des actions immorales, justifiées et argumentées par les personnages, rien d’ambigu ne doit demeurer dans le cadre général du roman : ce dernier ne doit, dans son ensemble, ni faire l’apologie du terrorisme ni inciter à la haine et à la violence, ce qui donne lieu à de réguliers procès opposant la liberté de création et la loi. Les éventuels messages de haine, d’appel au meurtre, contenus dans une œuvre artistique, littéraire, picturale, cinématographique, doivent, pour se conformer à la loi, trouver un démenti par le contexte général de l’œuvre et, au-delà de la loi, il en va de la responsabilité morale de l’artiste. Rééditer Mein Kampf, par exemple, ne peut se faire sans l’économie d’une riche annotation critique.
Les Écritures considérées comme saintes par une partie de leurs lecteurs et comme œuvres culturelles par une autre partie, la Torah, les Évangiles, le Coran, s’inscrivent dans la longue liste de textes imprimés et diffusés avant toute législation sur le droit et les limites de la création. Vouloir, aujourd’hui, légiférer dans les Textes de l’islam ou dans les mœurs en usage dans le monde arabo-musulman sur ce qui est conciliable avec la vie en commun en France n’est pas un acte anachronique, mais une urgence concernant l’islamisme qui nous menace tous, et en particulier nous, Juifs. Car l’islam, à l’instar du judaïsme, n’est pas simplement une foi, mais un mode de vie : il ne prescrit pas simplement une éthique mais des mœurs, il dresse un code juridico-politique susceptible de fonder non simplement une élévation spirituelle individuelle mais une civilisation. Quand Napoléon, en 1806 et 1807, décide de réunir une assemblée représentative de Juifs, le Grand Sanhédrin, notamment pour réagir à la montée de l’anti-judaïsme dans l’Empire et du risque de pogroms dans l’est, en Alsace en particulier, il charge cette assemblée de rédiger les positions doctrinales des Juifs de France. Le programme de la réunion était le suivant : « Faire des juifs des citoyens utiles, concilier leurs croyances avec les devoirs des Français, éloigner les reproches qu’on leur a faits et remédier aux maux qui les ont occasionnés ». Voici les douze questions que Napoléon leur posa :
- Est-il licite aux juifs d’épouser plusieurs femmes ?
- Le divorce est-il permis par la religion juive ?
- Une juive peut-elle se marier avec un chrétien et une chrétienne avec un juif ?
- Aux yeux des juifs, les Français sont-ils leurs frères ou sont-ils des étrangers ?
- Dans l’un et dans l’autre cas, quels sont les rapports que leur loi leur prescrit avec les Français qui ne sont pas de leur religion ?
- Les juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens français regardent-ils la France comme leur patrie ? Ont-ils l’obligation de la défendre ? Sont-ils obligés d’obéir aux lois et de suivre les dispositions du Code Civil ?
- Qui nomme les rabbins ?
- Quelle juridiction de police exercent les rabbins parmi les juifs ? Quelle police judiciaire ?
- Ces formes d’élection, cette juridiction de police judiciaires sont-elles voulues par leurs lois ou simplement consacrées par l’usage ?
- Est-il des professions que la loi leur défende ?
- La loi des juifs leur défend-elle de faire l’usure à leurs frères ?
- Leur défend-elle ou leur permet-elle de faire l’usure aux étrangers ?
Beaucoup de réponses de l’assemblée juive satisfirent Napoléon, considérant qu’elles étaient adaptées à la législation française. Notons tout de même que la question du pouvoir juridique des rabbins fut partiellement effacée au profit de l’application du droit français, dans le souci que les Juifs soient protégés par la loi qui leur paraissait la plus efficace pour lutter contre l’anti-judaïsme de l’époque. Les Juifs ont « sacrifié », au prix de critiques acerbes des plus religieux, certains arbitrages rabbiniques au profit de la loi du pays, Dina de-Malkhuta Dina.
Pourquoi, dans l’état actuel de notre pays, des tensions qu’il connaît, des pressions toujours plus nombreuses, du niveau d’antisémitisme et de terrorisme inspirés par une certaine lecture des Textes musulmans, nos gouvernants n’organisent-ils pas une telle consultation avec les représentants de l’islam, en actualisant les questions ? Peut-être parce qu’ils redoutent d’être confrontés à un double problème : la difficulté de trouver des « représentants » de la communauté musulmane, crédités d’une audience susceptible de les écouter, et d’autre part la peur que les réponses apportées à une telle consultation ne correspondent pas à une compatibilité claire avec nos mœurs, nos valeurs. Si tel devait être le cas, la France devrait rappeler sans trembler, sans « accommodement raisonnable » : la loi du pays est la loi, Dina de-Malkhuta Dina. C’est ce que les Français attendent avec impatience, et les Juifs français avec urgence.
Que mes quelques réflexions n’éludent pas la priorité du moment : que les otages rentrent à la maison, que le Hamas soit éradiqué.
© Philippe Gabizon
Notes
[1]Éditions Albin Michel
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