De lui, je ne sais pas beaucoup de choses. Je ne sais pas son nom, pas son âge, pas son parcours de vie, pas ses choix passés. Mais je sais d’autres choses. J’ai le sentiment en lui ayant parlé et en écrivant sur lui à présent que je sais l’essentiel de lui. Qu’à travers ce qu’il m’a raconté, en le voyant sous mes yeux s’agiter et me raconter son histoire, j’ai l’impression de le connaitre en profondeur. De savoir de quoi il est fait. D’avoir voyagé avec lui au cœur de ce qui fait qu’un homme est homme, au cœur de ce qui fabrique ce que l’on appelle l’Humanité.
Alors que nous nous éloignons jour après jour de cet évènement traumatique que fut le massacre du samedi 7 octobre, j’ai voulu y retourner, mais accompagnée de lui, un des héros de ce matin-là. Seule je n’y serais pas retournée.
Haim a été réveillé comme le reste d’Israël par les sirènes ce matin-là. Il a toujours habité près de la bande de Gaza, dans le moshav Patish, un moshav religieux. Nous sommes à quinze minutes en voiture de là où s’est déroulée la fête Nova à Reim. Les sirènes ne s’arrêtent pas ce jour-là. On entend de fortes détonations, des tirs de fusil, le sol tremble. Haim allume son téléphone portable, des terroristes se sont infiltrés sur le territoire israélien. Ils sont nombreux. A nos portes. Il y a des Israéliens blessés sur les routes, il faut aller les chercher. Avec quatre autres hommes du moshav, il prend la route. Il entend des tirs venir de toutes parts, voit de loin les terroristes, ils ont des fusils calibres 16, il les reconnait à leurs jeeps blanches, des grenades sont jetées sur la route, s’il s’approche trop, il recevra une balle. Il reste à trois cents mètres de là où les policiers israéliens se battent avec les terroristes. Il voit les jeunes, il y en a des centaines, il en prend cinq dans sa voiture, il aimerait en prendre plus, il aimerait les prendre tous. Les jeunes qui montent dans sa voiture ont du mal à parler, ils n’ont plus rien sur eux, les hommes sont sans t-shirts, et ils n’ont qu’une obsession, savoir où sont leurs amis. “Où est Ilan? Où est Yaron? As-tu vu Hila? Quand pour la dernière fois as-tu Naama?”
Ils sont comme des zombies, ils ne connaissent pas la région. Ils sont assoiffés, blessés, ils se sont cachés dans des buissons et ils s’accrochent au regard de Haim, leur sauveur. Les sirènes continuent d’hurler, on entend les explosions du dôme de fer, la voiture est secouée, on voit des choses dans le ciel. Haim voit les jeeps blanches surgir de partout mais il n’y prête pas attention. Pas le temps. Pas le temps de comprendre. Pas le temps d’analyser. Pas le temps d’avoir peur. Juste le temps de rouler. L’urgence et l’adrénaline balayent le superflu. La seule évidence est de faire ce qu’il a à faire. Ça se joue “ici et maintenant” comme on dit en Israël. La vie est “ici et maintenant”. La mort aussi. Et la conscience qu’il peut mourir en une seconde le traverse mais disparait aussitôt. Pour cette pensée, il n’y a pas le temps non plus. Alors il roule. Il roule tant qu’il peut pour les ramener au moshav. A ce moment-là, pendant cette heure où il y retournera six fois, sept fois peut être. Comme l’airbag qui sort de la voiture de manière automatique, il agit tel un robot et se dissocie de la scène. Ce qu’il est en train de vivre, il ne le comprend pas.
“Dans ces moments-là, tu ne réfléchis pas, tu ne décides même pas. Ça tombe sur toi. Pas d’hésitation. Pas de doute. Rien”. Du moment où il regarde sa femme et ses deux enfants avant de partir, où il pèse le pour et le contre, il ne se souvient pas. Il ne se souvient que des bruits de bombe qui tombe, que des bruits de fusillades, que des cris qui le réveillent encore la nuit. Il se souvient du gérant de l’épicerie qui ouvre la grille en ce jour de shabbath. Du cutter qu’il sort pour fendre les packs d’eau et leur donner à boire. De la grande tente qui est dressée et sous laquelle se réfugient quatre cents personnes hagardes.
“J’ai vécu des choses difficiles dans ma vie. Alors j’étais prêt. Prêt à suivre instinct. A l’écoute de moi-même”. Sa main tape deux fois sur la partie gauche de sa poitrine. “A l’écoute de mon cœur. Le reste ne sert à rien dans ces moments. Le reste te fait perdre du temps”.
La terre est au centre de la vie de Haim. Ce n’est pas uniquement qu’il travaille au Keren Kayemeth leIsrael, ce n’est pas uniquement que son travail consiste à fournir des lopins de terres aux bergers bédouins de la région pour qu’ils puissent y établir leurs troupeaux, ce n’est pas uniquement que sur sa photo de profil, on le voit toucher de la terre, non, c’est autre chose. C’est plus grand. La terre d’Israël, au sens propre comme au sens figuré, Haim est prêt à mourir pour elle. Sa victoire sur les ténèbres, la seule consolation qui l’aide à surmonter depuis ce samedi-là, c’est le fait de se réveiller le matin et de se trouver sur cette terre. “Il n’y a qu’ici que je veux être. Nulle part ailleurs”. Et cette pensée lui est aussi évidente et banale que celle qui lui insuffla d’aller risquer sa vie pour chercher les rescapés du massacre.
© Nathalie Ohana
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