Le seul vrai dilemme avec le mal est celui du mal intentionnel. D’abord, il faudrait clarifier ce qu’on entend par « mal », car toute souffrance ne renvoie pas nécessairement à un « mal » ayant une réalité en soi. Oublions d’abord la monstruosité de base que la vie animale, dont l’homme, ne peut survivre qu’en détruisant une autre vie. Certaines religions trouvent ça si révoltant qu’elles préconisent le régime végétarien. Apparemment, que la vie détruise la vie pour survivre n’a jamais gêné Dieu ni évidemment les trois religions monothéistes, bien que nul ne puisse plus nier que les animaux souffrent aussi.
Revenons au mal du point de vue purement humain. Pour moi, il y a trois sortes de mal dont les deux premiers ne devraient pas être associées à la notion de mal.
1. Le mal qui est infligé par le cours normal de la nature, comme de mourir sous les effets de la vieillesse, il est aussi inévitable que la gravitation universelle.
2. Le mal accidentel qui aurait pu tout aussi bien ne pas survenir, il est imprévisible et relève du hasard.
3. Enfin le mal causé par l’Homme, il est généralement intentionnel et par là théoriquement évitable ; son occurrence est en conséquence la plus insupportable des tragédies.
L’holocauste a fauché six millions de Juifs, la grippe espagnole de 1917 entre cinquante à cent millions de vies; la disproportion des chiffres est énorme, mais la deuxième tragédie apparaît pourtant comme insignifiante au regard de la première sur l’échelle de l’horreur. L’une a laissé des traces indélébiles dans la conscience universelle, l’autre non. Mais ceci dit, j’ai l’impression lorsqu’on débat du rapport de Dieu au mal, qu’on peut argumenter sans résultats jusqu’à la fin des temps, parce que les prémisses sont contradictoires. Dieu ne peut pas vouloir le bien et le mal en même temps, Dieu ne peut pas décider de tout, tout en dotant l’homme de la liberté de faire le mal. Je sais, ces questions ont été triturées depuis des siècles, mais je n’en démords pas, on reste dans le théâtre de l’absurde.
Le rapport de Dieu au mal est l’irritant majeur pour les religions. Sans Dieu, pas de religion, mais sans mal, qui aurait besoin de Dieu ? Le mal n’a de sens religieux que si on postule effectivement l’intentionnalité d’une divinité interventionniste, et cela entraîne alors une cascade de situations contradictoires, puisque les trois formes de mal que tu décris relèvent nécessairement des intentions de Dieu. Les fondateurs des trois grandes religions monothéistes, ont partout affirmé, clamé, proclamé, chanté, crié, hurlé, aboyé que le geste criminogène de Caïn faisait horreur à Dieu, mais que l’Histoire obéissait à un dessein secret de la divinité, dessein nécessairement juste et bon. Et pourtant, ce Dieu si omniparfait, si omnipotent, si omniscient, si omnibon, si omnitout laisse le pire arriver, encore et toujours. Nous sommes chaque jour, comme bien d’autres avant nous, interpellés par cette interrogation au fer rouge : « Oh Dieu, pourquoi ? »
Les religions, censément dépositaires de toutes les vérités, interprètes suprêmes autoproclamées du bien et du mal, nous encouragent à accepter ces faits comme des décisions de la divinité en nous rappelant qu’au sortir de cette vallée de larmes notre récompense aura largement valu ce prix à payer. C’est cette insoutenable absurdité, entre un mal qui est nécessairement connu et voulu par Dieu et la non culpabilité de la plupart des victimes, qui plonge l’être raisonnable dans le désarroi et l’être moral dans la révolte. L’injonction des fonctionnaires de Dieu à souffrir sans se révolter – au motif que la souffrance est rédemptrice et trouvera sa pleine compensation et parfaite justice dans l’autre monde – est en elle- même monstrueuse, car elle légitime l’état d’oppression et sa perdurance. Les fonctionnaires de Dieu se gardent bien de tabler sur la prise en compte par Dieu des milliards de prières qui lui sont quotidiennement adressées. Ils savent par expérience qu’il n’y aura pas de miraculeuse conversion des tortionnaires ni d’arrivée d’un ange suspendant les bras meurtriers comme il le fit selon les textes sacrés pour empêcher Abraham de sacrifier son fils Isaac. Faute de miracles tangibles, mieux vaut se replier sur des promesses qui ne se réaliseront qu’après la mort, ce qui bloque toute vérification gênante quant à la bonté agissante de Dieu.
© Léon Ouaknine
Extrait du livre « Il n’y a jamais eu d’abonné au N° que vous avez appelé ! Conversations entre un père et sa fille ». Léon Ouaknine, Éditions Grenier, 2009.
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