Nathalie Ohana depuis Israël. « Quel jour sommes-nous ? Où suis-je ? Je ne sais plus. Depuis samedi, je ne sais plus rien

La famille et les proches accompagnent le cercueil du lieutenant parachutiste, Yotam Ben-Bassat, 25 ans.

Quel jour sommes-nous ? Où suis-je ? Je ne le sais plus. Depuis samedi, je ne sais plus rien. J’ai perdu la mémoire. Je ne me rappelle plus comment c’était avant. Le choc a été trop grand et a tout emporté avec lui. Tout effacé. Je ne me souviens plus de la saveur du vendredi matin et des terrasses bondées, de la mer avec ses vagues hautes, des sorties d’école en liesse, des hommes habillés en blanc le samedi matin. Je ne me souviens plus de l’avant.

Par moment, je me demande même si cet avant a vraiment existé… J’ai oublié le goût sucré salé des apéritifs au coucher de soleil, les klaxons des conducteurs nerveux, les personnes âgées assises sur les bancs, les terrains de jeux remplis d’enfants.

Depuis samedi, j’ai tout oublié. Car ma mémoire a été envahie. Il y a des visages, beaucoup de visages, des jeunes filles, des garçons, des soldats, des familles, des pères de famille, tous remplissent désormais mon esprit. Sans le vouloir, sans le savoir même, je ne pense qu’à eux, je ne vis qu’avec eux. Je vis dans leurs histoires de vie, celles que d’autres inconnus racontent sur les murs de Facebook en hébreu et qui rentrent en moi pour toujours à la minute où je les lis.

Ils me semblent tous familiers. Ils ressemblent tous à des cousins éloignés.

Je me jure à chaque fois que je vais passer mon chemin, que je ne vais pas m’approcher de trop près de l’horreur, parce que cela ne changera rien et que je ne m’en sens pas capable, mais à chaque fois je récidive, et j’y vais.

Je m’attache à eux. J’aurais pu les connaitre, ils auraient pu croiser ma route, modifier ma vie.

Leur regard m’appelle. Il pétille d’une lueur qui raconte leur amour de la vie.

À l’horreur de leur mort, à l’horreur des dates d’enterrements qui s’enchainent à un rythme trop soutenu, s’ajoute une autre horreur : celle de ne pas pouvoir s’émouvoir de chacune de ces pertes. Car il y en trop. Comment nos cœurs pourraient-ils en accueillir autant ? Je ne peux retenir leurs noms, leurs visages, les circonstances dans lesquelles ils sont morts.

Alors pour repousser, cette nuit, ce cauchemar qui dure alors même que je suis éveillée, je tente d’occuper mes mains et mes jambes. Je rentre dans le moindre regroupement de volontaires et j’y reste une heure, deux heures ou plus selon les besoins. Je scotche, je trie, je range, je classe, je coupe.

Occupez-moi à tout prix. Au milieu de ces volontaires, la mémoire de comment c’était avant me revient un peu. Par intermittence. Il y a des piles à n’en plus finir d’habits, de nourriture, de couvertures, d’objets de toutes sortes pour les soldats ou les familles évacuées. Il y a nos mains qui courent partout, des voitures qui défilent et qui se relaient pour acheminer les cartons là où il y a des besoins. Il y a des jeunes qui entrent et nous demandent comment aider. Il y a des vieilles dames assises sur des chaises qui plient des habits toute la journée. Il y a des femmes qui distribuent les gâteaux qui sortent du four pour que les volontaires n’aient pas faim. Il y a nos téléphones qui croulent de messages venant de l’étranger et auxquels on ne sait quoi répondre. Il y a la vie qui continue de couler à la normale ailleurs et il y a notre incompréhension devant un tél décalage.

Et puis il y autre chose.

Il y a la culpabilité qui flotte partout. La culpabilité de ceux qui n’ont pas encore pu rentrer au pays et qui souffrent de vivre ces évènements à distance. Il y a la culpabilité de ceux qui ont l’impression de ne pas en faire assez. De manquer de force. La culpabilité de ne pas souffrir autant que ceux dont les enfants et les maris sont au front. La culpabilité de ne pas soutenir davantage les endeuillés.

Il y a « eux »

Et au milieu de tout cela. Au milieu du chaos, des jours qui se ressemblent par leur fadeur, de nos nuits qui nous maintiennent éveillés, oui au milieu de tout cela, il y a eux. Ceux que l’on reconnaît immédiatement et de loin. Ceux qui se révèlent dans cette crise. Dont la grandeur éclate au grand jour. Comme si leur rôle dans cette existence était d’être là quand l’Histoire s’écrit. Comme si dans la vie normale, cette grandeur n’était pas assez visible. Alors on s’accroche à eux, on les suit, on ne les quitte plus, et peu à peu, la force revient.

© Nathalie Ohana

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1 Comment

  1. Nathalie Ohana nous raconte ses émotions, l’horreur qu’elle n’oubliera jamais, alors elle aide avec toutes les autres femmes, elle dit qu’il faut qu’elle occupe ses mains. et à la fin de son témoignage la force , l’espoir reviennent . C’est çà Israel .

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