L’essai en forme de postface à la “Philosophie de l’antisémitisme” de Michaël Bar-Zvi, écrit par Pierre-André Taguieff, “Que signifie haïr les Juifs au XXIe siècle ?”, apporte aujourd’hui un éclairage sur les terribles événements que nous vivons.
Extrait
“Que signifie haïr les Juifs au XXIe siècle ?”
L’équivocité du terme “antisionisme” vient de ce que ses emplois oscillent en permanence entre deux significations : d’une part, la critique de telle ou telle politique de tel ou tel gouvernement israélien – ce qui n’a rien de raciste ni de judéophobe –, et, d’autre part, une entreprise de diabolisation de l’État juif, voué à être éliminé comme tel – ce qui relève à la fois de l’antisémitisme (au sens courant du terme) et du racisme, marqué par des appels à la haine et à la violence contre tout ce qui est supposé être “sioniste”. Cette distinction permet de répondre clairement à la question régulièrement posée depuis la fin des années 1960 dans les termes suivants : l’antisionisme est-il une forme nouvelle de l’antisémitisme?
Abordé dans sa dimension idéologico-politique, l’antisionisme radical se reconnaît d’abord à son argumentation, dont la finalité est de légitimer la destruction d’Israël, en banalisant l’assimilation polémique d’Israël à un “État raciste” ou d’”apartheid”, “colonialiste” et “criminel”.
Cinq traits permettent de définir le style et le contenu du discours des antisionistes radicaux, tel qu’il est observable aujourd’hui :
1° le caractère systématique de la critique d’Israël, et non pas de certaines mesures gouvernementales ou de tel ou tel parti politique au pouvoir. Il s’agit d’une critique hyperbolique et permanente faite sur le mode de la dénonciation publique et recourant aux techniques de la propagande (sloganisation, stéréotypisation, amalgames, lancement de rumeurs, etc.).
2° La pratique du “deux poids, deux mesures” face à Israël, c’est-à-dire le recours au “double standard”, qui revient à exiger d’Israël un comportement qu’on n’exige d’aucun autre État-nation démocratique. Cette pratique systématique de la mauvaise foi, dès qu’il s’agit de l’État juif, conduit à la condamnation unilatérale d’Israël, indépendamment de toute analyse des faits. La campagne internationale lancée le 9 juillet 2005 par le mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) illustre cette pratique, qui consiste à appliquer des doubles standards. Il y a là une forme de discrimination.
3° La diabolisation de l’État juif, traité comme l’incarnation du mal, impliquant une mise en accusation permanente de la politique israélienne fondée sur trois bases de réduction mythiques : le racisme-nazisme-apartheid, la criminalité centrée sur le meurtre d’enfants palestiniens (ou musulmans) et le complot juif mondial (dit “sioniste”), dont la “tête” se trouverait en Israël.
4° La délégitimation, par tous les moyens, de l’État juif, impliquant la négation de son droit à l’existence, donc la négation du droit du peuple juif à vivre comme tout peuple dans un État-nation souverain. D’où la volonté d’isoler l’État d’Israël sur tous les plans, en organisant notamment contre lui un boycott généralisé. La campagne BDS s’inscrit dans ce dispositif, en tant que visage « humanitariste » et compassionnel donné à une propagande de guerre, centrée sur la lutte pour le monopole du statut de victime. Pour ce faire, les propagandistes antisionistes instrumentalisent l’antiracisme et l’anticolonialisme, entretenant le mythe messianique du propalestinisme rédempteur. L’objectif est de susciter de l’indignation et de l’empathie, en vue de mobiliser l’opinion internationale contre Israël et ses soutiens. Le modèle d’action est ici celui du boycott du régime d’apartheid de la République sud-africaine : l’assimilation de l’État d’Israël à un système d’apartheid est le thème fondamental de la propagande “antisioniste”. Selon l’enquête de l’Ifop de février 2019, 23 % des répondants pensent que le sionisme est “une idéologie raciste”, et 31% qu’il est “une idéologie qui sert à Israël à justifier sa politique d’occupation et de colonisation des territoires palestiniens”. Voilà qui permet de mesurer l’efficacité de la propagande antisioniste. La campagne BDS semble avoir pris la relève de l’opération arabo-africano-soviétique qui avait abouti, le 10 novembre 1975, à l’adoption de la résolution 3379 assimilant le sionisme à une forme de racisme – résolution qui sera abrogée le 10 décembre 1991, après la disparition de l’empire soviétique. “Israël État raciste” : c’est ce que donnait à lire un tract en français distribué ou arboré par les activistes BDS en mai 2019. Une rumeur de propagande ne saurait être abrogée.
5° L’appel répété à la destruction de l’État juif, impliquant la réalisation d’un programme de “désionisation” radicale, ou plus simplement une guerre d’extermination, où l’Iran nucléarisé jouerait le rôle principal.
C’est cet appel à l’éradication qui forme le cœur du programme de l’antisionisme radical, qui, mode de stigmatisation et de discrimination conduisant à la diabolisation de l’État d’Israël, relève du racisme, et comporte une claire intention génocidaire. Le 16 janvier 2019, dans une vidéo mise en ligne sur You Tube, le journaliste palestinien Nasser al-Laham a exprimé ce rêve d’anéantissement :
“On dirait qu’Israël a envie d’être anéanti par les missiles nucléaires. Ils peuvent continuer à se considérer comme le peuple le plus fort, mais un jour, quelqu’un en colère lâchera sur eux une bombe nucléaire, et au réveil, nous ne trouverons plus personne pour dire “Boker tov” ( “Bonjour” en hébreu). (…) Ce jour-là, j’écrirai un article intitulé “Lo Ichpat Li”. (“Je m’en moque” en hébreu). [Israël] est devenu si arrogant avec son pouvoir qu’aujourd’hui tout le monde est son ennemi”.
Persistance d’un vieux thème d’accusation : Israël en tant qu’”ennemi du genre humain”, qu’il faut donc éliminer.
Lors de la Journée mondiale d’Al-Quds à Times Square (New York), le 31 mai 2019, l’activiste antisioniste Nate Chase, membre du World Workers Party, a été fort clair : “Nous ne voulons pas de deux États ! Nous voulons tout !” (slogans répétés par la foule). Et de préciser : “Parce que chaque centimètre – du fleuve à la mer – est la Palestine ! […] Israël n’existe pas ! Il n’a jamais existé, n’existe pas et n’existera jamais ! Il n’y a que la Palestine !” Face à “l’entité sioniste connue sous le nom d’Israël”, caractérisée comme la “marionnette raciste” créée par les “impérialistes américains”, un seul mot d’ordre lancé le même jour par Rokeya Begum : “Brisez l’État sioniste colonialiste[1] !”
Nous pouvons dès lors répondre à la question portant sur la nature de l’antisionisme radical : projet d’éradication de l’État d’Israël, l’antisionisme radical ou absolu est bien la plus récente forme historique observable de la judéophobie ou de l’”antisémitisme”. L’État d’Israël est critiqué et condamné non pas pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il est : c’est la définition même du racisme. Il s’agit d’une haine ontologique visant le seul État d’Israël. En témoigne le fait que, dans les manifestations, les “antisionistes” s’indignant de la “politique de Netanyahou” crient “Mort à Israël !”, alors que les anti-Erdogan ne défilent pas en criant “Mort à la Turquie !”, que les anti-Assad ne clament pas “Mort à la Syrie” ! et que les anti-Maduro se gardent de scander “Mort au Venezuela !” Le slogan “Mort à Israël !”, dérivé du slogan antisémite par excellence : “Mort aux Juifs !”, présuppose que l’État d’Israël, étant absolument illégitime, n’a pas le droit à l’existence. Recyclage de l’idée selon laquelle les Juifs étant des intrus dans le genre humain, ils ne devraient pas exister. D’où le programme d’action génocidaire : ils ne doivent plus exister.
Il ne faut pas se laisser abuser par les masques vertueux arborés par ceux qui, rêvant d’éliminer Israël, prétendent ne faire que critiquer la politique de Netanyahou. En bons stratèges idéologiques, ils savent que c’est là la posture la plus acceptable dans les démocraties occidentales. Mais il faut déchirer le voile des illusions rassurantes : derrière les critiques acerbes de Netanyahou aujourd’hui, comme de Sharon hier, c’est l’existence même d’Israël qui est rejetée comme intolérable. Israël est l’État en trop, le seul État-nation à être traité comme une entité nuisible à extirper. Cet antisionisme éradicateur est désormais très répandu, au-delà du cercle de ceux qui en diffusent ouvertement les thèmes. Certes, tous ceux qui, aujourd’hui dans le monde, se disent “antisionistes” ne sont pas antijuifs (ou “antisémites”), mais beaucoup le sont.
Les antisionistes éradicateurs chérissent l’ambiguïté du terme “antisionisme”. Ils ont appris à en jouer sur la place publique, comme s’ils avaient médité la maxime célèbre du cardinal de Retz : “On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment”. Il se trouve toujours des “idiots utiles” de la cause palestinienne, de toutes obédiences, pour les soutenir ou les applaudir.
Ce propalestinisme gnostique a intégré dans son dispositif rhétorique la “lutte contre l’islamophobie”, permettant de diaboliser comme “islamophobes” ceux qui oseraient qualifier de “terroristes”, et plus précisément de “terroristes antijuifs”, les prétendus “résistants” du Hamas ou du Jihad islamique, mouvements islamistes dont l’objectif déclaré est pourtant de détruire l’État d’Israël. En France, les partis néo-gauchistes, à commencer par La France insoumise, se sont ralliés à ce propalestinisme islamophile, voire islamismophile, fondé sur la criminalisation du sionisme et d’Israël. L’islamo-gauchisme existe, avec ses militants, ses avocats, ses “idiots utiles” et ses élus.
© Pierre-André Taguieff
Pierre-André Taguieff, Que signifie haïr les Juifs au XXIe siècle ?, essai publié en postface à Michaël Bar-Zvi, Philosophie de l’antisémitisme (1985), nouvelle édition revue et corrigée, Les provinciales, 2019, pp. 208-213.
Poster un Commentaire