Jacques Saoutchik, un maître-carrossier

« Le design crée la culture. La culture façonne les valeurs. Les valeurs déterminent l’avenir. » Robert L. Peters

SaoutchikSaoutchik… Combien de fois ai-je entendu ce nom dans ma famille ? Je ne savais pas vraiment de quoi ni de qui il s’agissait avant d’apprendre que Saoutchik avait été l’un des clients d’une entreprise familiale fondée par mon arrière arrière-grand-père. Saoutchik… Ce nom commença par être pour moi comme une homophonie inconsciemment perçue de caoutchoucCaoutchouc / Saoutchik. A propos d’homophonie inconsciemment perçue, je me permets une parenthèse. Dans les premières pages de « Tristes tropiques », alors que l’on proposait à Claude Lévi-Strauss en 1934 (il était jeune professeur de philosophie) de partir enseigner au Brésil, on peut lire : « Le Brésil s’esquissait dans mon imagination comme des gerbes de palmiers contournés, dissimulant des architectures bizarres, le tout baigné dans une odeur de cassolette, détail olfactif introduit subrepticement, semble-t-il, par l’homophonie inconsciemment perçue des mots “Brésil” et “grésiller”, mais qui, plus que toute expérience acquise, explique qu’aujourd’hui encore je pense d’abord au Brésil comme à un parfum brûlé ». Brésil / Grésiller pour Claude Lévi-Strauss, Saoutchik / Caoutchouc pour moi. Et ce rapprochement ne m’a jamais quitté.

Jacques Saoutchik (Iakov Savtchuk), 1880-1957

Au cours d’un inventaire après décès, et bien après la disparition de cette entreprise qui avait été une référence dans son domaine, soit le commerce du bois, j’ai été amené à explorer des étagères, des meubles et des placards. Le nom de Saoutchik (auquel je n’avais plus pensé) est revenu, avec des papiers à en-tête, des dépliants publicitaires et autres documents sur lesquels il était écrit J. Saoutchik. J’ai alors compris que derrière ce nom se tenaient un homme et son entreprise de carrosserie à une époque où le bois entrait dans la structure des automobiles ainsi que dans celle des avions. A la structure des automobiles s’ajoutait dans le cas de J. Saoutchik (le plus prestigieux et créatif des carrossiers de France comme je l’apprendrai) la décoration intérieure faisant appel à des bois précieux. L’entreprise familiale qui exploitait des forêts en France et dont la clientèle était très diverse fournissait notamment du bois pour les structures des automobiles et des avions et importait des bois précieux venus de lointaines contrées, des bois pour des industries de luxe dont la décoration intérieure d’automobiles.

La plus ancienne publicité trouvée au cours de cet inventaire précise que J. Saoutchik (Manufacture de voitures de luxe – Spécialité de carrosserie pour automobiles) était installé au 46bis, rue Jacques Dulud à Neuilly-sur-Seine. Sur une autre vignette publicitaire, un cabriolet : La nouvelle et sensationnelle 15cv. TALBOT LAGO-Baby / Cabriolet de J. Saoutchik / Paris-Neuilly / Le Carrossier de l’Élite depuis 1906.

Ce n’est que plusieurs années après cet inventaire et la généralisation du Web que je me suis mis à étudier la vie de cet homme dont le nom est d’une certaine manière lié à celui d’une partie de ma famille et à des souvenirs d’enfance que je pourrais insérer dans une nouvelle suite de « Je me souviens » à la manière de Georges Perec.

Saoutchik, J. Saoutchik, Jacques Saoutchik, Iakov Savtchuk enfin, son vrai nom. C’est suivant ces quatre temps, et avec parfois plusieurs années d’écart, que j’en suis venu à m’intéresser à ce qui ne fut d’abord qu’une étrange sonorité, presqu’une onomatopée comme atchoum ou comme un nom de héros de bande dessinée.

Quelques repères biographiques. Jacques Saoutchik, Iakov Savtchuk, est né en 1880, non loin de Minsk, en Biélorussie, dans une famille juive. Il suit une formation de menuisier et d’ébéniste. A la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, Minsk est une ville où l’activité politique est intense. En 1899, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (qui après scission en 1903 donnera naissance aux bolcheviks et aux mencheviks) y tient son congrès fondateur (clandestin). Le Bund (Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie) y sera très actif. Au tout début du XXème siècle, Minsk compte de nombreuses usines qui emploient des milliers d’ouvriers. La vie culturelle y est riche et Minsk a son université. Dans les dernières années du XIXème siècle, un recensement rapporte que sur près de cent mille habitants, environ la moitié sont juifs. Inquiet de la montée de l’antisémitisme et par attirance pour la France, Iakov Savtchuk décide de se rendre dans ce pays avec sa famille, en 1899. Il participe au démontage de l’Exposition universelle l’année suivante. Lorsqu’éclate la Grande Guerre, il se porte volontaire et s’engage comme ambulancier. Considérant les services rendus, il obtient la nationalité française en 1918. Il entre comme associé dans un atelier d’ébénisterie du XIème arrondissement avant de se mettre à son compte. Iakov Savtchuk devient Jacques Saoutchik. Il installe le siège de son affaire à Suresnes mais ne tarde pas à déménager pour Neuilly-sur-Seine. L’automobile de luxe est un marché en plein essor. Le bois entre encore dans la fabrication de l’automobile, surtout des modèles de luxe. La carrosserie monocoque ne s’imposera qu’après la Seconde Guerre mondiale et les structures en bois sont donc encore nécessaires. Les habillages intérieurs en bois sont par ailleurs l’un des nombreux savoir-faire de sa société.

La Pegaso Z-102 Saoutchik Coupé

Jacques Saoutchik fait appel à une main-d’œuvre très hautement qualifiée pour travailler le métal, le bois et autres matériaux de première qualité. Dans les années 1920, il commence par habiller le châssis d’une Isotta-Fraschini puis il répond aux commandes d’une clientèle parisienne et enfin internationale, notamment américaine. Il conçoit et réalise des carrosseries personnalisées sur des châssis particulièrement prestigieux, parmi lesquels Hispano-Suiza, Rolls-Royce et surtout Mercedes-Benz. C’est au milieu des années 1930 que sa production connaît son apogée, avec son style Art Déco particulièrement aérodynamique. A la finition de très haute qualité s’ajoutent des innovations techniques comme les toits escamotables et les portières à effacement ou à ouverture parallèle. Ses créations remportent nombre de prix aux concours d’élégance. La liste de ses clients qui comptent parmi les plus prestigieux (nombre de têtes couronnées) et les plus riches du monde est impressionnante, des clients qui passent commande des années 1920 aux années 1950.

Après la Seconde Guerre mondiale, ses créations se font surtout sur les marques françaises restantes, comme Delahaye ou Talbot, mais aussi sur des marques étrangères comme Cadillac ou Pegaso. En 1952, son fils Pierre lui succède mais le monde a bien changé et les carrosseries J. Saoutchik n’y trouvent plus leur place. Les carrosseries monocoques fabriquées en série s’imposent définitivement. L’entreprise dépose le bilan en 1955 et son fondateur meurt en 1957.

De fait, Jacques Saoutchik n’assimilera pas les changements en cours dans l’industrie automobile de l’après-guerre. Le grand Jacques Saoutchik est celui des années 1930 ; il produira néanmoins de très beaux modèles jusque dans les années 1950. La beauté des volumes, des lignes et des couleurs est un ravissement pour l’œil au point qu’après avoir contemplé certaines de ses créations, on ne peut que trouver minables les voitures d’aujourd’hui. Certes, elles répondent à bien d’autres critères mais on ne peut toutefois que rester nostalgique de ces volumes, de ces lignes et de ces couleurs. Jacques Saoutchik a été surnommé « Viollet-le-Duc » pour la pertinence et l’audace de ses formes qu’il souligne par des lignes de métal et des couleurs.

Le Plan Pons qui donne priorité et subventions aux projets de modèles nécessaires pour motoriser la France d’après-guerre fait péricliter les marques de luxe. Les plus grands noms français vivent leurs derniers instants et ce sont ces noms pour lesquels Jacques Saoutchik travaille. Je rappelle qu’en novembre 1946, Paul-Marie Pons, directeur adjoint des industries mécaniques et électriques au ministère de la Production industrielle, met en place un important plan quinquennal qui marque un tournant de l’industrie automobile française.

Aujourd’hui, les automobiles de Jacques Saoutchik sont recherchées par les plus riches collectionneurs du monde et atteignent des records mondiaux de prix de vente.

Je me suis interrogé sur la vie de Jacques Saoutchik et son entreprise au cours de l’Occupation, car, enfin, il ne pouvait qu’être terriblement menacé en tant que juif. Mais tous les sites et blogs que j’ai pu consulter à ce sujet font l’impasse sur ces années, ce qui m’intrigue. Un site anglais a publié un article intitulé : « Jacques Saoutchik: The master coachbuilder who sold dreams to the rich and famous » dans lequel on peut lire : « The arrival of the Second World War did few favours for Saoutchik either, neither in terms of his business nor his reputation. Accused of collaboration during the German occupation of Vichy France, like many industry leaders who had found themselves of use to the Third Reich – Louis Renault among them ­– Saoutchik was briefly imprisoned and later forced to pay a substantial 120,000 francs fine as part of plea bargain that revoked the sentence of dégradation nationale, a conviction for national unworthiness that stripped its recipients of political, civil and professional rights ». L’auteur de cet article ne précise pas ses sources et en quoi aurait consisté cette collaboration, et il laisse entendre que cette accusation pourrait être sans fondement : « Saoutchik was dispirited and disgraced, perhaps unfairly ».

Le cabriolet Delahaye type 135

L’étude la plus complète sur les créations de ce grand carrossier est à ma connaissance celle de Peter M. Larsen & Ben Erickson aux Éditions Dalton Watson Fine Book, soit trois volumes et plus de mille cent pages, « J. Saoutchik – Maître-carrossier ». Ci-joint, un riche lien sur cette publication (en anglais) :

Même si les voitures ne vous passionnent pas, je vous conseille d’entrer « Jacques Saoutchik » sur votre moteur de recherche puis de vous mettre en mode « Images ». Certaines de ses créations sont quelque peu grandiloquentes mais d’autres sont parfaitement belles et on ne peut que s’attarder sur leurs formes, leurs lignes, leurs couleurs. Je vous conseille par exemple la Pegaso Z-102 dont on dit par ailleurs que sa mécanique est d’une exceptionnelle qualité. Le cabriolet Talbot-Lago T-26 Record est lui aussi particulièrement élégant.  En 1948, deux cent huit châssis de la Talbo-Lago T-26 Record sont produits, la plupart sont vendus avec une carrosserie usine. Mais pour certains clients fortunés, Talbot-Lago commercialise un châssis-moteur à faire habiller chez un carrossier, ce carrossier, Jacques Saoutchik. Le prix de cette voiture, plus de dix Citroën Traction Avant. Et que dire de la Hispano-Suiza H6C Dubonnet Xenia ? Et que dire du cabriolet Delahaye type 135 ? La liste est longue des émerveillements que nous pouvons avoir à suivre formes, lignes et couleurs et les rapports qu’elles entretiennent entre elles.

La Talbo-Lago T-26 Grand Sport

Et j’y pense ! Marcel Dassault (Marcel Ferdinand Bloch) a été lui aussi un grand designer avec notamment le Dassault Mirage, un avion d’une grande beauté. Comme Jacques Saoutchik, Marcel Dassault s’est intéressé au bois en concevant des choses parfaitement belles, des hélices en bois (voir Hélice Éclair) au cours de la Première Guerre mondiale. A la fin de cette guerre, il quitta l’aviation pour une douzaine d’années. Que fit-il au cours de ces années ? Il se lança dans diverses activités dont la vente de meubles et la carrosserie automobile. Marcel Dassault l’ingénieur est aussi et peut-être même d’abord un designer, un passionné de la forme. Les grands ingénieurs sont aussi – et peut-être même d’abord – des designers.

Le Corbusier dont je n’apprécie pas nécessairement les réalisations a écrit des traités passionnants sur les rapports entre la forme et la fonction, et en célébrant l’ingénieur. De fait, ses écrits me semblent bien supérieurs à ses réalisations. Et pour ceux qui s’intéressent au design, je recommande les essais d’un homme véritablement passionnant, Vilém Flusser. Si vous ne le connaissez pas, je vous recommande sa compagnie. Et je me prends à imaginer une rencontre entre ces trois hommes : Jacques Saoutchik, Marcel Dassault et ce penseur d’origine tchécoslovaque, Vilém Flusser.

La Delahaye Type 175 S. Livrée sous forme de châssis roulant, Sir John Gaul s’adressa à Jacques Saoutchik pour une œuvre extravagante, inspirée de l’avion Lockheed Constellation. Ce roadster unique est considéré comme l’une des plus belles voitures du monde. 

© Olivier Ypsilantis

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