Épilogue
Dominique consulte sa montre. Encore dix minutes à tuer. Sur ce mot, il se crispe. Passons ! Plutôt que de piétiner et gamberger vainement, il ferait bien de vérifier que rien ne lui a échappé. Et peu importe qu’il l’ait déjà vérifié plusieurs fois. En ce moment, il a besoin de s’agiter sans cesse pour s’occuper l’esprit et le tenir à l’abri des bouffées d’angoisse qui sinon en profitent pour le submerger.
En faction près de la porte, il jette un coup d’œil circulaire, professionnel, à l’intérieur. La décoration de Luciole, tout en sobriété, avec son mobilier discrètement élégant, empreint l’ambiance de gravité, tandis que la disposition, en arc de cercle, de l’assemblée, lui donne un air hospitalier. Les arrangements floraux d’Émile, à base de modestes narcisses, coquelicots, pâquerettes, y ajoutent une touche de lumière, comme une note d’espoir. Quant au buffet de Ferid, riche sans ostentation d’une variété de pâtisseries, de fruits secs, d’amuse-gueule et de boissons corsées, il incarne le réconfort. Il ne reste qu’à espérer que les invités viendront. Mais sans doute, viendront-ils. Arthur le lui a promis. On peut compter sur lui.
Ça oui, on peut compter sur lui ! Quel trésor, ce garçon ! Derrière sa physionomie de petit bonhomme gris, se cache un personnage tellement attachant. Brillant, évidemment, créatif, ingénieux, sensible, loyal, prévenant. Mais passionné aussi, combatif, audacieux. Et spirituel à ses heures. Il a fait aisément son trou dans le cœur endurci et suspicieux de Dominique. Il n’est d’ailleurs pas le seul à en avoir forcé l’entrée. Émile, Luciole et Ferid y sont parvenus eux aussi. Depuis la fameuse soirée, marquée d’une pierre noire, qui les a réunis au 6, rue des Carrettes, Dominique a appris à apprécier chacun, avec ses tics et ses grains. Luciole et son addiction aux cadres à ne pas déborder, Émile, ce vieil innocent, qui converse avec ses chiens comme lui-même avec les défunts, et Ferid, le sumo, gros comme un haricot. Désormais, il se sent entouré, en famille, et en sécurité. Une première dans sa vie.
Soudain, une anomalie le tire de sa rêverie. Son regard flottant a capté une chaise en biais, sortie du rang. Il court la réaligner. Dans son élan, il s’assure qu’aucune autre n’a eu la même mauvaise idée et décide d’entreprendre un tour de contrôle technique. À commencer par la sono. Il monte sur la tribune et s’approche du lutrin, glisse le bouton du micro sur la position « on », souffle dedans : « un deux un deux ».
Au fond de la salle, Arthur, adossé à un haut-parleur, sursaute à cette voix qui a retenti dans son dos. Pas besoin de prendre son pouls pour savoir que ses battements se sont accélérés. À ses côtés, Ferid, lève un sourcil inquiet. Malgré ses dénégations, le petit n’est pas rétabli. Les terribles événements résonnent encore en lui. Ses efforts pour donner le change ne trompent pas Ferid. Qui le surprend trop souvent les yeux hagards, les bras pendants. Comme, par exemple, maintenant.
« Au fait, Arthur, l’interpelle-t-il pour l’extraire en douceur du fond de ses pensées. Comment tu trouves ma cravate ?
– Je ne saurais qu’en dire, revient Arthur aussitôt à la réalité. Hormis qu’à mon œil profane elle est du meilleur effet. Et que la couleur noire convient sans doute aux circonstances. J’ajouterais peut-être que le nœud me semble impeccable. Quant à l’étoffe, ma foi, comment pourrais-je en juger ? J’ignore jusqu’à son nom. Cependant, tu n’aurais jamais lésiné sur la qualité. Aussi, et pour conclure, j’oserais affirmer, sans trop m’aventurer, qu’elle me paraît appropriée. »
Arthur et ses dissertations !
« “Appropriée”, c’est tout ?!
– “Appropriée“ suffit.
– Et le costard ? » enchaîne Ferid.
Arthur comprend soudain qu’il s’est encore laissé piéger dans une conversation qui n’intéresse personne. Pas même, voire surtout pas, celui qui l’a engagée. Il sait comment mettre un terme à cette gentille comédie.
« Ce complet te sied à merveille. Pourquoi n’essaies-tu pas de te lancer dans les affaires ? pique-t-il ainsi son ami d’une pointe d’ironie.
– Comment ça, me lancer ? Et Ouarzazate Mon Amour, ce n’est pas une affaire ?!
– Plus que deux, trois minutes », les interrompt Dominique, en route vers son poste à l’accueil.
Il marche à pas de geisha pour éviter de semer tonton Émile qui l’a rejoint, sa Paulette sur l’épaule, après avoir consciencieusement passé ses fleurs en revue, leur dispensant des louanges, les appelant ses demoiselles. Ferid a juste le temps de noter l’allure du vieillard, engoncé dans son veston comme dans une camisole de force, lorsque des cris font voler l’atmosphère feutrée en éclat.
« Putain, mais lâche-moi la grappe ! »
Ferid, Arthur et Dominique échangent un regard complice, le même sourire aux lèvres. À leur mine réjouie, et malgré le silence entêté qui l’isole, Émile comprend ce qui se passe et sourit lui aussi.
« Ton docteur Picard ?! Parlons-en ! répond Laurence à tue-tête aux arguments que, dans la salle, personne n’a entendus. Tu veux dire le grand spécialiste de l’erreur médicale ! L’ignare qui vous a conseillé de vous préparer au pire. Celui qui a prétendu que je n’avais aucune chance. Que j’étais pratiquement perdue. Perdue, je t’en foutrais ! Il m’avait enterrée, ce con ! Et je lui ai montré. Alors qu’il vienne pas la ramener. Genre, faiseur de miracles. Et je marche si je veux marcher.
– Il t’a sauvée, maman, hausse Luciole nettement le ton.
– Et alors, tu veux quoi ? Lui donner la légion d’honneur ? Pour avoir fait son métier ?!
– Putain, maman, tu fais chier ! » hurle sa fille enfin.
Ferid hausse les épaules comme devant une fatalité et prend son audience à témoin :
« Elle a l’art, elle a vraiment l’art !, de la faire sortir de ses gonds.
– En effet, on peut dire qu’elle a un certain talent, confirme Dominique, attendri.
– Qu’est-ce qu’ils racontent ? demande Émile, maintenant largué, à Arthur.
– Que Laulau est un numéro.
– Pour ça, ils ont raison. Un sacré numéro !
– Il vaudrait mieux que j’intervienne », se résout Dominique, et s’éloigne en courant.
Dans le hall, il découvre une Laurence qui résolument, une minerve autour du cou, le buste corseté et la jambe gauche plâtrée, avance en claquant des béquilles, alors que Luciole la poursuit de son fauteuil roulant.
« Ça va pas de hurler comme ça ?! gronde-t-il en déboulant. On n’est pas à la foire du trône !
– Désolée, Do, marmotte Luciole. C’est maman, elle a l’art… Je te jure, elle a l’art.
– Je sais, Luciole, je sais, compatit Dominique sincèrement avec la fille, puis se tournant vers la mère : Franchement, là, tu exagères. Tu ne peux pas rester tranquille ? Essayer pour une fois d’être un peu raisonnable ? C’était pourtant la condition de ta libération…
– Condition de libération ?! Liberté surveillée ? Et t’es quoi dans ce scénario ? Mon contrôleur judiciaire ? Faudrait pas déconner !
– Picard est catégorique… renchérit Dominique.
– Sauf que Picard, moi, je l’emmerde. Et toi, mêle-toi de tes fesses », rétorque Laurence, excédée, avant de s’amender : « S’il te plaît, Do, n’en rajoute pas. Fous-moi la paix aujourd’hui. C’est pas de moi qu’il s’agit. »
D’un coup, sa voix a déraillé. Ses yeux se sont embués. Face à son émotion, Dominique capitule.
« Allez, viens, appuie-toi sur moi », lui murmure-t-il à l’oreille en lui offrant son bras.
Se dirigeant ensemble vers le salon funéraire, ils ne s’attardent pas devant le panneau annonçant la commémoration, mais continuent lentement jusqu’au seuil de la pièce, où Laurence se fige, bouleversée. Elle attend de reprendre pied. Puis s’exclame, enthousiaste, pour mieux cacher son trouble.
« Putain, les gars, putain ! Solennel et festif ! Exactement comme… C’est parfait ! Putain, c’est vraiment parfait… vous êtes trop… merde… vous êtes trop… Vous vous êtes tués au boulot ! » réprime-t-elle un sanglot.
Elle n’avait pas espéré un résultat pareil lorsqu’à sa sortie d’hôpital elle avait évoqué un service en l’honneur d’Isabelle et madame Berger. « Pas un truc religieux. Une rencontre amicale. Ou non, plutôt, une fête. Oui, une fête en souvenir. » Le gang avait approuvé, à un petit bémol près.
« Pourquoi madame Berger ? Tu ne la connaissais même pas, avait argué Dominique. Personne d’ailleurs ne la connaît. En plus personne ne l’aimait.
– Et personne ne la pleure, je sais. Et c’est exactement pour ça. Sans nous, elle disparaîtra dans l’indifférence totale. Cette pourriture de Hugo a tablé là-dessus. Il espérait que personne ne la regretterait. Ni elle ni Isabelle. Il voulait les éliminer jusqu’à la dernière trace. Comme si elles n’avaient pas vécu. Effacer leur existence même. Il s’en vantait ce salaud. Et si on ne fait rien, il aura finalement gagné. Et on aura collaboré. Il faut absolument trouver des gens qui l’ont connue. Pas forcément qui l’ont aimée. Mais des gens pour prouver qu’elle a bien existé.
– Et comment veux-tu les trouver ?
– Arthur se débrouillera. Il cherchera sa famille. Elle avait sûrement des cousins. On se fout du degré. Sinon, je sais pas, moi, des voisins, des collègues, un médecin, ou un véto, puisqu’elle avait des animaux. Arthur les trouvera. Hein, Arthur, tu les trouveras ? »
Arthur avait acquiescé, l’air de déjà cogiter. Et il avait réussi – Bien sûr ! Arthur est un génie – au-delà de toute espérance.
Le salon funéraire s’est lentement animé. Et maintenant les invités le remplissent à craquer. Laurence est restée à l’écart. Elle n’avait pas le cœur de tomber dans les bras de ses copines de lycée et discuter le bout de gras. Pour mieux résister au chagrin, elle est passée en mode guerrier. Se rappelant les paroles enflammées de Hugo. Quand il crachait sa haine des vieux. Surtout des vieilles. « Ces déchets, ces boulets, ces rebuts de la société ! » Elle ne doute pas qu’ils sont nombreux à penser secrètement dans la même direction. Tous ces champions du rendement, ces adeptes du pragmatisme qui se lamentent sur les fortunes investies dans ces gens sans plus aucune utilité, autrement dit ces parasites, dont l’entretien grève les budgets de leurs familles et de l’État. Elle a prévu de prononcer un discours militant. Pas un éloge funèbre. De secouer les consciences. Aujourd’hui et chaque fois que l’occasion s’en présentera. De lutter pour que la vieillesse ait un prix, pas seulement un coût. Pour accorder aux moins jeunes le droit à un avenir, même s’il se conjugue au présent. Elle combattra au nom d’Isabelle et madame Berger. Pour donner un sens à leur mort. C’est une question de principe.
Elle essuie vivement ses larmes qui ont coulé malgré elle, et se tourne vers Dominique. Il va l’aider à grimper les deux marches de la tribune.
« C’est bon, Do. Je suis prête. »
© Judith Bat-Or
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