Tous pour une
Son cœur défaille. La voix lui manque. Dans son esprit, la panique le dispute à l’indignation. Non ! Surtout pas ! Non ! Par pitié ! Il faut l’arrêter à tout prix. L’empêcher de recommencer. Comment ? Ça va trop vite. Tant pis. Advienne que pourra ! Finalement. Résolument. Arthur saute du scooter en marche. Il bascule en avant. Trébuche. Ses bras se déploient d’un coup sec. Tournoient autour de sa tête. Ses pieds ripent. Il s’accroche. Jetant ses jambes à droite, à gauche. Désordonnées. Dégingandées. Il se rattrape. Se redresse. Et continue sur sa lancée.
« T’es complètement cinglé, crie Ferid derrière lui. Tu aurais pu te fracasser. »
Arthur ne l’entend pas – Quel balourd ! Quel nigaud ! Quel… sot ! Emporté par sa rage, il fond sur Dominique. Qui lui, a entendu Ferid. Et se retourne d’un bloc. À temps pour découvrir ce petit qui se rue sur lui, poings dressés, menaçant, et le maîtriser d’un bras las.
« Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? »
Arthur se libère de sa prise. Il époussette son pantalon pour camoufler son embarras. Tire sur son casque – qui lui résiste – et décoche à son adversaire son regard le plus noir.
« Pourquoi ? s’égosille-t-il à travers la visière, en bataillant avec son casque. Pourquoi, morbleu, avoir sonné ?
– Arthur ?!
– Naturellement ! Qui voulez-vous que cela soit ?
– La boucle, grogne Dominique, pointant le doigt sur le garçon.
– Vous-même, la boucle, cornichon !
– Mais non, la boucle de ton casque. Il vaudrait mieux la détacher si tu veux pouvoir l’enlever. Et d’abord, cornichon toi-même, se fâche Dominique à son tour en l’aidant cependant à se désharnacher.
– Inutile de noyer le poisson.
– Je ne noie rien du tout. Quant à notre poisson ! Revenons-y, tu as raison. »
En revenir à son poisson ! Arthur note sans le commenter ce détournement d’expression. Dominique tique aussi, passe, stoïque, et poursuit. Le moment serait mal choisi.
« Tu nous fais perdre un temps précieux, commence-t-il son sermon. J’ai pourtant été clair. Je t’ai dit de rester chez toi. Et de me laisser faire. Ce n’est pas un endroit pour un enfant de ton âge.
– Mais pour un vieux ballot du vôtre ? Sans un sou de jugeote ? Permettez-moi d’en douter. Si ce n’était par égard pour notre amie commune, qui pour quelque raison obscure semble vous apprécier, je vous assure que je… que je vous… je vous aurais… » bégaie-t-il – plus que par sa stature, indéniablement imposante, Dominique le désarme avec sa mine éperdue, ses yeux gentils, de chien battu. Il reprend, adouci : « Pourquoi donc avez-vous sonné ?
– Pour gagner du temps, j’imagine.
– Ainsi, vous imaginez ! s’exclame Arthur, ulcéré – la trêve n’aura que peu duré. Au lieu de réfléchir ?! Gagner du temps ! Vraiment !?
– Oui, en effet, gagner du temps. Pour réfléchir justement. Interrompre l’assassin. Le prendre de court. L’affoler. Et pendant ce temps, n’est-ce pas », reste Dominique en suspens, car brusquement conscient de l’inanité de son plan – sauf qu’il n’en a pas d’autre. « Tu aurais une meilleure idée ?
– Meilleure que la pire qui soit ? Ce n’est pas difficile, je crois. N’avez-vous pas pensé que l’affolement risquait d’accélérer le mouvement ? De provoquer, qui sait, un déchaînement de violence ? Que vous alliez, dieu nous en garde, aggraver la situation ? Mais non, à l’évidence, vous n’avez pas pensé. Vous préférez imaginer. Imaginer ?! Non, c’est un comble. Quelle désinvolture, Dominique ! Une désinvolture coupable. Peut-être même criminelle. Vous n’êtes qu’un irresponsable, je vous le dis tout net, doublé d’un fieffé corniaud…
– Oh, eh, là, Arthur, ça va pas ? Qu’est-ce qui te prend ? surgit Ferid entre les opposants.
– Il a sonné, te rends-tu compte ? Il l’a prévenu. Alerté !
– C’est pas la peine de t’énerver.
– Ne comprends-tu ? s’étouffe Arthur.
– Bien sûr que si, tu as raison. Il a merdé.
– Pire que cela !
– Ok. Je suis d’accord. Il a grave déconné. Mais il est de notre côté. Alors, on fait la paix. Parce que pour réussir, il faut savoir jouer l’équipe.
– Quelle équipe ? Ce n’est pas un jeu. Et qui êtes-vous, d’ailleurs ? se rebiffe Dominique.
– Un ami, lui répond Arthur à la place de Ferid sur un ton sans réplique.
– Ben, voyons, un ami ! réplique pourtant Dominique. Plus on est de fous plus on rit. Et pourquoi pas inviter toute la cité, tant qu’on y est ?
– Vous n’avez pas honte…
– Et de quoi ?
– De cet infâme amalgame !
– Morveux…
– Grossier personnage ! »
En désespoir de cause, Ferid siffle entre deux doigts l’arrêt immédiat du débat. Le calme enfin rétabli, il gronde, sans élever la voix.
« Sérieux, les gars ? attaque-t-il, et les fixe, l’un après l’autre, d’un œil réprobateur. Vous croyez que c’est le moment de se crêper le chignon ? »
Il laisse s’étirer le silence pour donner à chacun le temps de mesurer ses torts. Confus, Arthur et Dominique contemplent le bout de leurs souliers.
« C’est bien ce qu’il me semblait ! conclut Ferid sa réprimande. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
– On entre par effraction, suggère Arthur aussitôt.
– Brillante idée ! raille Dominique.
– Certainement meilleure que sonner.
– Et comment espères-tu entrer ? Par effraction, comme tu dis. En faisant sauter le portail ? Avec des pains de dynamite ? »
Consterné par cette attitude aussi stérile que puérile, Arthur hausse un sourcil, soupire, et opte pour une résolution pacifique du conflit. Ignorer la provocation et demeurer pragmatique, se conseille-t-il par devers lui.
« En escaladant la clôture. Je passerai en premier. Vous me ferez la courte échelle. Parce que je suis le plus léger.
– Sans vouloir te vexer, tu servirais à rien, tout seul à l’intérieur, objecte Ferid à son tour. Il vaudrait mieux que ce soit moi.
– Parce que vous, se moque Dominique, avec votre gabarit, vous servirez à grand-chose ?
– Ceinture noire de judo, cinquième dan, qui dit mieux ? le mouche l’autre sans trop crâner.
– Ceinture noire, cinquième dan ?! s’exclame Arthur, admiratif. C’est le maximum à ton âge, si je ne m’abuse. Chapeau !
– Comment tu sais ça, toi ?
– J’ai dû le lire quelque part. Je retiens tout, désolé.
– Ben non, y a pas de quoi…
– En tout cas, ceinture noire ou pas, ce mur est un rempart, une fortification, intervient Dominique pour abréger ces effusions. Complètement lisse. Et bien trop haut. Il est infranchissable. »
Sur ces paroles, ensemble, les trois se figent, accablés. Enfin unis, soudés, dans un même sentiment d’urgence et d’impuissance mêlées. Dans cette réalité, où il ne s’agit pas de leur combats d’ego. Mais de la vie de Laurence. De sa vie. Ou de sa mort. S’ils ne trouvent pas de solution… Non, attention, pas question de s’égarer sur cette voie. S’il y a une solution. Et il y en a une. Forcément. Ils la trouveront. Ils n’ont qu’à bien chercher.
« Et si… hésite Arthur, avant de s’enflammer. Mais oui ! Ça y est. Je sais. Je sais par où entrer. On va sauver Laurence. J’en suis sûr. Je vous le promets. »
Comme un seul homme, les deux grands se sont tournés vers le petit. Ils le regardent reconnaissants de l’espoir qu’il leur rend. Pas besoin d’entendre la suite. Ils veulent le croire sur parole. Puisqu’il sait. Qu’il le leur promet. Et puisque le génie, c’est lui.
« Ne bougez pas. Ne sonnez pas. Ferid, s’il bat d’un cil, tu le neutralises, c’est compris ? Je vous appellerai. »
© Judith Bat-Or
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