Vertige des profondeurs
« Ce qui est dit doit être fait, ce qui est fait doit être écrit », lit Hugo sur l’écran et passe au paragraphe suivant. « Les idées ne comptent pas, mais l’exécution, si. » Sauf que c’est faux ! s’impatiente-t-il. Les idées comptent. Énormément. Il est censé y mettre quoi, sinon, dans son manifeste, les cadavres ? Exaspéré, il saute une ligne. « Comprendre ce que l’on fait. »
Évidemment, bande de débiles ! C’est ça, la liberté ?! C’est ça, la démocratie !? Autoriser n’importe qui à parler de n’importe quoi ? Non, ça, c’est l’anarchie ! S’il les avait sous la main, ces inutiles, ces bons à rien, il leur apprendrait, tiens ! Il les enverrait bosser, casser des cailloux dans un trou, et à la schlag, ces parasites !, au lieu de gaspiller son temps. Frustré, furieux, il ferme l’onglet.
Au fond, se raisonne-t-il pour essayer de se calmer, ce ne sera pas la première fois qu’il devra se débrouiller seul. Et cette journée est trop belle pour se laisser gâter l’humeur par de minables bloggeurs. Les hommes de sa trempe d’ailleurs ne portent pas la solitude comme un fardeau mais un honneur. Un signe d’appartenance à la race des géants. De ceux qui marquent leur époque. De ces privilégiés promis à la postérité.
Et s’il cherchait l’inspiration auprès de ses semblables ? Plutôt que ces minables ? Auprès de ces visionnaires qui ont tué avant lui dans le sens de l’histoire. Il aurait tellement aimé rencontrer ces génies qui n’ont pas hésité à mettre les mains dans le cambouis. Et s’abreuver à leur source. Il pourrait consulter leurs textes. Il se demande si eux aussi ont séché au début. Mais oui ! La page blanche, c’est connu ! N’empêche, il n’aurait pas cru qu’écrire serait si difficile. D’autant que jusqu’ici tout a si bien roulé. Mieux même qu’il l’avait espéré. Comme si les éléments se conjuraient pour l’aider.
Il s’était levé à l’aube le cœur et le pied légers. Il savait qu’aujourd’hui personne ne lui empoisonnerait la vie. En sortant de chez lui, il avait claqué son portail sur la Berger et sa mère. Qu’elles gisent et pourrissent en paix ! En chemin, il s’était prévenu contre l’euphorie. La moindre étourderie risquait d’éveiller les soupçons. Il devrait se montrer discret, presque invisible – se montrer invisible ?! s’était-il esclaffé, excité comme une puce –, même si cela lui en coûtait. Après tout, désormais, il ne manquerait plus d’occasions de s’éclater. Cette perspective ne valait-elle de sacrifier une matinée ?
Il avait donc opté pour une stratégie solide : coller à la routine. Il entrerait comme toujours, d’un pas lent, réticent. Et au dernier moment. Il accrocherait sa veste, allumerait son ordinateur, avant d’aller à la cuisine se servir une tasse de café et revenir en touillant. Puis, il patienterait, vissé à son fauteuil, le nez dans des dossiers. Au bout d’une dizaine de minutes, il sortirait, sourcils froncés, irait frapper chez Berger, entrebâillerait la porte et trouverait le bureau vide. Après un « tiens ! » désinvolte, il préviendrait les collègues en poste à la réception : « On dirait que madame Berger a une panne d’oreiller ». Il aimait bien cette plaisanterie qui était encore plus marrante quand on savait ce qu’il savait. Enfin, entre ses rendez-vous, il prendrait des nouvelles, d’abord sur un ton badin et, progressivement, de plus en plus préoccupé. « La chef fait l’école buissonnière ? », « Elle a téléphoné ? », « On a réussi à la joindre ? », « C’est pas un peu bizarre ? », « Et si on prévenait sa famille ?! » – ou sa tortue ? Ah ah ! Selon ses pronostics, l’alarme serait sonnée après la pause du déjeuner. Il se proposerait alors de lui rendre visite, lui apporter à manger, ou appeler les urgences.
Ainsi, en coach averti avant un match serré, il avait tout planifié. Du moins l’avait-il pensé.
Du bout de la rue, il avait cru à un attroupement. Et il ne s’était pas trompé. Le Pôle Emploi était fermé, son rideau de fer baissé. La foule, balayée d’une rumeur de mécontentement, s’agglutinait autour du porche. Brandissant leurs convocations ou leurs chemises cartonnées, les tire-au-flanc revendiquaient. On les traitait comme des bêtes ! On profitait de leur faiblesse ! On bafouait leur dignité ! Déjà mille fois bafouée. On les forçait à poireauter ! Dehors par ce temps de chien !
Ils n’avaient qu’à mieux se couvrir ! ruminait Hugo, hors de lui. Quelle indécence ! Quelle audace ! L’État gaspillait des fortunes pour payer ces glandeurs à se gratter les couilles devant leur téléviseur, et en plus ils râlaient ?! S’il était, lui, aux manettes, il leur couperait les vivres. Ça leur clouerait le bec. Il le leur aurait volontiers balancé à la gueule s’ils n’avaient été si nombreux. Mieux valait ne pas faire de vagues. Il s’est donc faufilé vers l’entrée de service à l’arrière du bâtiment et engouffré à l’intérieur.
Il a aussitôt perçu l’effervescence dans l’air. Sans doute le brouhaha au loin et les portes ballant sur le couloir désert. Il s’est dirigé vers les voix qui lui parvenaient par éclats – Que s’était-il passé ? Un cambriolage ? Une bagarre ? – pour découvrir l’équipe au complet dans la salle d’accueil. Une assemblée générale ?! Une grève ? Pour quoi encore ? Ou contre quoi ? Il s’en fichait éperdument. Détestant ce genre d’ambiances troubles, il s’apprêtait à s’isoler et disparaître dans son coin quand Amandine, l’apercevant, s’est détachée du groupe pour courir à sa rencontre. Amandine, la coquine, lui offrait la chance de sa vie. Elle l’ignorait. Lui aussi.
« Hugo, venez ! Y a un souci.
– Un souci ?
– C’est Berger. »
Il a senti son cœur se décrocher dans sa poitrine. Berger avait-elle laissé une note hier soir avant de partir le rejoindre ? Du genre, « si vous lisez ces mots, c’est qu’il m’est arrivé malheur. Ne cherchez pas, c’est Hugo ! » Mais non. Bien sûr que non. Il regardait trop de polars. Berger n’avait aucune raison de se douter de quoi que ce soit. Il l’avait invitée à rencontrer sa mère. Pour l’aider à sortir de sa « terrible dépression ». Rien de louche là-dedans. Tout allait bien. Tout irait bien.
« Berger ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a ? lui a-t-il répondu le plus innocemment possible.
– Elle a qu’elle n’est pas là. Ni ici ni nulle part.
– Comment ça, nulle part ? Elle est forcément quelque part.
– On lui a laissé des messages. Elle n’a pas encore rappelé. Chez elle, ça ne répond pas. Et son portable est éteint. On tombe sur sa messagerie avant la première sonnerie. Elle doit plus avoir de batterie. »
Tu m’étonnes qu’elle a plus de batterie ! s’est amusé Hugo. À plat, la pauvre Berger. C’est le problème quand on passe la date de péremption. Comment ils appellent ça déjà ? Ah oui ! L’obsolescence programmée.
« Ben qu’est-ce que vous avez ? Pourquoi vous souriez, Hugo », s’est étonnée Amandine.
Il venait de retenir un éclat de rire de justesse. Il fallait qu’il arrête d’être drôle à ce point.
« Mais enfin, Amandine, parce que tout ça est ridicule, s’est-il brillamment rattrapé. Elle n’est même pas vraiment en retard. »
Sauf qu’apparemment si. Car d’habitude Berger prenait son poste à sept heures. Tous les matins. Sans exception. Elle n’avait pas manqué une seule fois à cette règle, depuis qu’elle dirigeait l’agence. S’absenter sans raison, ce n’était vraiment pas son genre.
Aussi, après cette mise au point à l’intention de Hugo, le débat a repris. Certains proposaient d’envoyer quelqu’un chez elle. L’un d’eux ou un voisin. D’autres considéraient que la première urgence était d’accueillir le « public » qui s’impatientait dehors. D’autres encore souhaitaient, pour assurer leurs arrières, parce qu’on ne sait jamais, prévenir la hiérarchie. Mais qui était la hiérarchie ? Il y avait autant d’avis que de personnes réunies, mais dans le tumulte des voix, Hugo n’entendait plus que des bribes de phrases ou des mots qui volaient à travers la pièce « malade », « secours », « non-assistance », « conscience professionnelle », « procédure », « police »…
« Taisez-vous », a crié Hugo – ce “police” l’avait secoué, comme un électrochoc.
Et tous, comme un seul homme, se sont tournés vers lui. Perplexes, ils le scrutaient dans le silence le plus complet. Face à leur soumission, il s’est senti pousser des ailes, sûr de lui, inspiré. Ils attendaient sa parole. À lui, Hugo Leroy.
« Des secours ? La police ? Qu’est-ce qui vous prend, à la fin ? Et si Berger tout simplement avait une panne d’oreiller ? » – il n’était pas mécontent d’avoir pu recycler sa vanne. « Ou bien, elle a craqué. Pas impossible, à ce rythme. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, c’est même plus que probable. On s’est beaucoup rapprochés, elle et moi, ces derniers temps. À travailler côte à côte au quotidien, forcément. C’est une grande dame, vous savez. Mais tout le monde a ses limites. Et elle semblait découragée. Elle me parlait d’usure, si je me souviens bien, de perte de motivation. Tant de responsabilités. Et pour quoi ? Et pour qui ? Pour quelle reconnaissance ? Elle m’a dit qu’elle avait envie de vivre, de s’amuser. De sortir de ces quatre murs. De voyager à l’aventure. »
Ses collègues l’écoutaient. Apparemment touchés. Et c’est là qu’il a joué son coup le plus sensationnel.
« Alors, voilà, ce qu’on va faire. On va laisser Berger récupérer tranquillement. Côté hiérarchie, on la couvre. Je trouve qu’on lui doit bien ça. On attend qu’elle se manifeste. Elle reviendra quand elle pourra. D’ici là, je la remplacerai. C’est ce qu’elle voudrait, j’en suis sûr. Si vous avez des questions, mon bureau est ouvert, je suis à votre disposition. Ah oui et, s’il vous plaît, partagez-vous mes rendez-vous. Je ne peux pas être partout. Je ne suis pas Berger. Bon. Maintenant, au boulot ! Levez-moi ce rideau. Que le spectacle commence ! Donnons le meilleur de nous-mêmes. Rigueur, méthode et discipline ! » a-t-il terminé exalté.
© Judith Bat-Or
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