Le Thriller de l’été. « Liquidation à Pôle Emploi -45- Judith Bat-Or

« On t’a jamais appris à ne pas te mêler de la conversation des grands ?! l’a rembarré Luciole.

– En vérité, Mademoiselle, si je puis me permettre… » réplique-t-il courtoisement malgré la rudesse de l’accueil. 

D’où il sort, ce gamin ? s’étonne Luciole, muette.

De son côté, Arthur a remarqué au passage sa régression lexicale sans toutefois s’en faire grief. La forme ici importe moins que les convictions qui l’animent. Le xxie siècle sera enfin celui des droits des femmes et des enfants. Et lui ne sera pas le dernier à lutter pour eux. Il va remettre, et de ce pas, cette péronnelle à sa place. Fille de Laurence ou pas.

« … j’ai vécu mon enfance à l’abri de cette sorte d’injonctions archaïques », continue-t-il sur un ton ferme, « grandissant sous le signe de l’ouverture, du dialogue et du respect réciproque. Ma grand-mère, qui n’est plus, l’âge l’ayant emportée, m’a éduqué dans un esprit d’équité. Aussi, et pour répondre clairement à votre question : on ne m’a jamais imposé de me taire en présence des adultes. Je n’imagine guère, d’ailleurs, que Laurence ait agi différemment avec vous.

– Laurence, ma mère ? Tu la connais ? émerge Luciole de sa stupeur.

– J’ai, en effet, cette chance immense, chère Mademoiselle Luciole…

– Et d’où tu connais mon prénom ? D’où il… s’interrompt-elle en surprenant la mine épanouie de Ferid. Qu’est-ce que t’as à sourire comme ça ?

– Moi ?! Je ne souris pas, j’observe.

– Veuillez, je vous prie, excuser ma familiarité, reprend Arthur la parole, en levant à nouveau le doigt, c’est que madame votre mère m’a tant parlé de vous !

– Madame ma mère ?! Je rêve !

– Mais brisons là, pour l’heure, et revenons à vos moutons.

– Mes moutons ? Qu’est-ce que tu racontes ? Ça y est, il m’a embrouillée !

– La pancarte “pour cause de décès”. Dont le design, je vous l’accorde, est un peu, disons, malheureux…

– Un peu ?! s’exclame Luciole. Malheureux ?! T’es mignon. C’est nul, c’est calamiteux, c’est ni fait ni à faire.

– J’ai dû œuvrer dans l’urgence, se justifie Arthur, piteux. Madame Laurence était pressée.

– Elle aurait dû me demander.

– Elle l’a envisagé, soyez-en assurée. Cependant, eu égard à vos obligations, votre deadline qui approche pour le contrat du siècle…

– Elle t’a parlé de ça aussi ?

– Quelle question, Mademoiselle ?! Votre mère vous évoque souvent. Avec une grande fierté. Elle s’en défend par principe, mais ne peut le dissimuler.

– Donc, cette cause de décès ? ravale Luciole son émotion.

– Eh bien, voyez-vous, Mademoiselle, quoique sujette aux impulsions, votre mère est une femme de fond. Afin donc de ne pas trahir sa pensée originelle, originale aussi, il me faut remonter aux sources de son inspiration.

– Ferid, c’est pas vrai, retiens-moi !

– Arthur, tu peux condenser ? s’interpose Ferid gentiment.

– Voici. Et que Dieu me pardonne le sommaire de ce résumé : selon Laurence, l’homo sapiens adore la tragédie.

– Et alors ? Ça, c’est pas un scoop.

– Mais elle a toute une théorie… 

– Elle a toujours des théories.

– En effet, quelle richesse d’esprit !

– Quel rapport avec la pancarte ?

– J’y viens, chère Luciole, j’y viens. Le lancement de Mamie galère s’est avéré difficile pour cette femme d’action. Du matin jusqu’au soir, personne. Elle s’ennuyait mais surtout craignait que son entreprise ne se conclût par un flip.

– Un flop, Arthur, corrige Ferid.

– Oh oui, pardonnez-moi, mes connaissances sont si fraîches. Résolue à agir avant d’en être réduite à mettre la clé sous la porte, Laurence a voulu tenter cette expérience audacieuse, “attirer le badaud par l’odeur de la mort”, comme elle l’a formulé elle-même. Ainsi, la cause de décès…

– Ne me dis pas que ça a marché !

– Eh bien, nous ignorons l’impact exact de la pancarte. Car suite à certains événements et développements imprévisibles, la clientèle a afflué. »

Il s’arrête et se mord les lèvres. Que peut-il dévoiler de ces « événements et développements imprévisibles » ? En effet, comment évoquer le recrutement de clients à l’agence Pôle Emploi sans parler de Hugo ? Ni mentionner Zaza ? Sa disparition ? Et l’enquête ? Eh oui, l’enquête aussi. Et en a-t-il le droit ? Ne serait-ce pas trahir Laurence ? Pour l’instant, en tout cas, il n’a pas à s’en soucier. Car Luciole se détourne de lui pour s’adresser à Ferid.

« Et tu la trouves comment, ma mère, sinon, ces derniers temps ?

– Comme d’habitude. Pourquoi ?

– Comme d’habitude ?! T’es sérieux ? T’as vu comment elle est sapée ?

– Oh moi, les fringues, tu sais…

– À quoi tu sers, putain ? détone-t-elle à nouveau. Je croyais qu’avec toi dans le coin elle était entre de bonnes mains. Mais tu n’as même pas remarqué qu’elle est bizarre en ce moment ? Qu’elle a l’air triste ? Qu’elle parle moins ? Qu’elle ne rigole qu’à moitié ? Tu n’as rien remarqué ?! » repart-elle pour un tour.

Soudain, Ferid comprend cette scène et ces jurons. Cette Luciole qui déraille, qui ne s’appartient pas. Elle s’inquiète pour sa mère ! Mais pourquoi ?

« Ben, alors, qu’est-ce qui se passe ? lui demande-t-il d’une voix douce. Pourquoi tu pètes un câble ? »

Touchée par sa gentillesse et surtout épuisée par tant d’émotions et de stress, Luciole hausse les épaules, soupire bruyamment, et reprend.

« Aucune idée, Ferid. Je ne sais pas ce qui se passe. Et c’est pour ça que je suis là. Maman a changé d’un coup. Pouf ! Du jour au lendemain. Et moi, je tourne en rond comme une idiote. Sans réponse. Avec ma deadline qui approche. Et j’arrive même plus à bosser.

– Permettez-moi, plonge Arthur, après moult tergiversations. Je crois être en mesure de soulager votre peine. »

Luciole n’a rien trouvé à redire, cette fois. Elle s’est affalée sur une chaise pour entendre la suite.

« Une zlabia pour la pt’ite dame, a annoncé Ferid en s’agitant à son comptoir. Pour toi, Arthur, un baklava ?

– Un thé, merci, suffira », a décliné le petit, et s’est assis près de Luciole.

Il a attendu que Ferid les rejoignent à leur table pour commencer à raconter le hasard improbable, « tout à fait extraordinaire ! », des retrouvailles après trente ans de Laulau et Zaza à l’agence de Mamie Galère.

« Ah oui ! c’est vrai, je me rappelle, s’est exclamé Ferid. Ta mère était super contente ! Elle m’a même pris plein de gâteaux, tout un assortiment, pour fêter l’événement. »

 Arthur a raconté la joie, puis le déchirement. L’énigme de la disparition. Le besoin de savoir. L’enquête. La filature.

« Ah, le niqab, c’était pour ça ?! a réalisé Ferid. Elle est trop drôle, ta mère. »

Arthur n’a rien omis que l’arrestation de Laurence et l’espionnage informatique. Il s’est épanché sur l’équipe, solidaire, engagée, qui soutient et encadre « votre maman » dans cette épreuve. Faisant feu de tout bois, brodant autour de Dominique, du vieux tonton Émile et de sainte Bernadette, la voisine à rouleaux, qu’il ne connaît, lui, qu’à travers les récits de Laulau.

« Aussi, vous pouvez m’en croire, a-t-il conclu, paternel, votre mère est très entourée et vous l’aiderez beaucoup plus en concentrant votre énergie sur vos projets professionnels qu’en perdant votre temps ici. Quant à moi, je m’y engage, dès qu’il y aura du nouveau, je vous en informerai. »

Après d’âpres négociations et des promesses réitérées, Luciole a donc consenti à rentrer chez elle travailler. Sur le pas de la porte, elle lance aux deux garçons un amical « salut, merci ».

« Salut, Lulu », murmure Ferid, en se caressant la joue – Luciole y a claqué une bise avant de s’éloigner. Ce n’est pas rien, une bise.

Satisfait de la conclusion de cette rencontre houleuse, Arthur retourne à ses affaires, pressé d’en apprendre plus sur la recherche de Hugo et son mystérieux « manifeste ».

« Quelle famille ! l’interpelle Ferid, du haut de son nuage.

– Putain, j’avoue, ose Arthur. Deux sacrés num… »

Son téléphone vient de biper, l’avertissant de l’arrivée d’un message sur sa boîte vocale. De Laurence justement.

« Allo, Arthur, c’est Laulau. Écoute, là, c’est la merde. Désolée pour ce raccourci, mais il y a urgence. J’ai l’intuition que Luciole va débouler chez Ferid. Elle m’a laissé des tonnes de messages hier soir. Je viens de les découvrir. Et elle n’est pas à la maison. Alors, surtout, Arthur, surtout, pas un mot sur Zaza. Ma fille a autre chose à foutre que s’inquiéter de mes problèmes. Tu lui inventes une histoire. N’importe quoi, tu vois. Je suis sûre que tu trouveras. Et tu la renvoies illico presto à son boulot. Putain, je te jure, ces gosses. Ben non, pas toi, évidemment. Merci, mon p’tit Tutur. Je te revaudrai ça. Non, finalement, t’avais raison. Tutur, ça le fait vraiment pas. Alors on en reste à Arthur. Bon, désolée pour le retard. Je ne vais plus beaucoup tarder. J’ai encore un truc à régler. Je me dépêche, promis juré. Attends-moi chez Ferid et régale-toi de gâteaux. Tu peux manger ce que tu veux. Ça risque rien, c’est que du miel. Pas du sucre raffiné de merde. Et tu mets tout ça sur ma note. Bon, ben, salut, petit. »

Arthur sourit et s’apprête à effacer le message quand il entend au loin :

« Ah et au fait, Arthur ! Attends, Arthur ! crie-t-elle pour l’empêcher de raccrocher. Putain, j’ai failli oublier. Dominique est ok. Je lui ai parlé de ta mère et il veut bien tenter le coup. Il est super, Dominique. Elle ne pourrait pas tomber mieux. Je t’envoie par texto son numéro de portable. Et tu l’appelles de ma part. D’ailleurs, il m’a donné une super idée. Au sujet de ce que tu sais. Je te raconterai. Tu verras. C’est génial. Bon, cette fois, petit, ciao. Et à plus tard. Et merci ! »

© Judith Bat-Or

***

***

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*