Pause café
Quelle lenteur ! Laurence s’impatiente, les yeux braqués, assassins, sur le bouton d’appel. Mais qu’est-ce qu’il fout cet ascenseur ?! Depuis le temps qu’il descend ! D’un doigt rageur, elle écrase la flèche verte qui clignote imperturbablement. Elle l’enfonce à nouveau. Plusieurs fois. Rapidement. Souffle. Peste. Trépigne. Et abandonne finalement. Elle arrivera plus vite à pied.
Choisissant d’ignorer l’ambiance inhospitalière, à base d’odeur de moisi, de béton, de lumière blafarde et de manque d’oxygène, elle attaque au pas de course l’escalier en colimaçon, saluant l’occasion de faire un peu de sport. Un geste pour sa santé. Au passage du premier palier, elle se flatte d’un fier « plus que trois ! », avant de réaliser : La vache, on n’est pas rendu ! D’autant qu’elle commence à sentir des tiraillements dans les cuisses. Il ne lui reste qu’à respirer. Et à persévérer. Et à entamer dès demain un programme de remise en forme. Sur cette résolution, elle poursuit courageusement
Sur cette résolution, elle a courageusement continué son ascension pour gravir les dernières marches au son sifflant de ses poumons. On dirait un biniou ! observe-t-elle, moqueuse.
« Ce n’est qu’un début continuons le combat », sonne-t-elle vigoureusement à la porte de Luciole. Elle ne se souvient pas pourquoi elle a choisi ce signal de reconnaissance. Certainement pas par nostalgie de ses engagements étudiants. Aujourd’hui, elle déteste les manifestations et leurs « tous ensemble » affligeants. Comme si c’était un argument ! Elle craint les foules en communion, la « griserie du mouton ». Le nombre n’est pas la raison. Mais qu’est-ce qui se passe ? coupe-t-elle court à son introspection. Car Luciole ne lui répond pas.
« Allez, chérie, fissa ! Pose ton crayon et ramène-toi. »
Elle colle son oreille à la porte. N’entend que sa respiration. Encore nettement alourdie par sa difficile ascension. Elle tambourine. Attend. Enfin, soudain !, tilt, elle comprend. Sa fille se mêle encore de refaire son éducation. Elle l’a prévenue récemment qu’elle ne tolèrerait plus sa soi-disant étourderie. Parce que c’est trop facile. Dixit. Et qu’il serait temps à son âge d’apprendre à se comporter en adulte responsable.
Aussi, la dernière fois que Laurence a sonné, Luciole n’a ouvert qu’à moitié, la laissant sur le paillasson pour lui passer un savon.
« Où sont tes clés, maman ? l’a-t-elle accueillie fraîchement.
– Je sais pas. Dans ma chambre. Pourquoi ?
– C’est moi qui pose les questions. Et pourquoi pas dans ton sac ?
– J’aime voyager léger », a plaisanté Laurence, pour détendre l’atmosphère.
Elle n’a pas pu s’en empêcher. Elle adore taquiner sa fille. Pour la dérider un peu. Qu’elle ne finisse pas comme son père. Avec un balai dans le cul. Luciole n’a pas apprécié.
« Eh bien moi, figure-toi, je ne peux pas me payer le luxe de la légèreté, a-t-elle alors pontifié. Moi, j’ai besoin de bosser. J’ai un loyer à régler. Des charges. L’électricité.
– Des factures, quoi, j’ai compris.
– J’espère bien que tu as compris, parce qu’à partir de maintenant, ne compte plus sur moi. T’as pas tes clés, tu dors dehors. C’est aussi simple que ça. Je ne suis pas ta mère. Je ne suis pas ta portière !
– Sans doute », a pouffé Laurence.
Et sans perdre un instant, elle a sauté sur l’aubaine de cette « portière » inespérée pour craquer le sérieux de Luciole. Pourquoi s’en serait-elle privée ? Bientôt, mère et fille, complices, riaient à s’en tenir les côtes. « Ma portière », hurlait l’une. « Ta portière », hennissait l’autre.
On dirait que la conjoncture est moins favorable cette fois.
« Espèce de mule ! explose Laurence, avant de s’amender. Excuse-moi de te déranger. Mais vraiment, aujourd’hui, ce n’est pas de ma faute. J’ai ma clé, je te jure. Quelque part dans ma banane. Sauf que je suis chargée. J’ai apporté des croissants. Et je n’arrive pas d’une seule main à décoincer cette putain de fermeture éclair. C’est d’un pas pratique, ces machins. En plus d’être super vilain. Tu devrais réfléchir à une alternative. Avec ton talent, je suis sûre que tu trouverais un truc de ouf. Et là, je te promets, c’est couilles en or garanties. »
Un silence obstiné répond à sa tirade. Résistante à la flatterie. Inflexible et teigneuse. Elle reconnaît là chez sa fille son empreinte génétique. Luciole a hérité de son caractère de Pitbull. Si elle avait chopé son sens de l’humour au passage, elle aurait été parfaite. Presque parfaite, c’est déjà bien ! se rengorge Laurence. Et ainsi, attendrie dans sa fibre maternelle, elle consent à capituler.
« C’est bon, chérie, tu as gagné. »
Sur ce elle cale entre ses lèvres le sachet de viennoiseries, décoince la fermeture de sa vilaine banane et en extrait son trousseau de clés.
« Ce putain de verrou, va falloir le changer, il grippe ! commente-t-elle bientôt, toujours à plein volume, en farfouillant dans la serrure. Ah non, bouge pas, c’est bon, je m’étais gourée de clé.
– Ta gueule ! déboule le voisin. Arrête de beugler ! Ras-le-bol… Ça suffit… J’en peux plus… J’en ai marre… Je suis pas… On n’est pas ! bafouille-t-il, ulcéré.
– Eh ben, pépère, faudrait voir à pas hyperventiler. C’est pas bon pour ce que tu as. Tu vas nous péter une durite.
– Ce que j’ai ? Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai ? descend pépère de ses grands chevaux.
– J’en sais rien. Je suis pas médecin », clôt Laurence la consultation, et lui claque la porte au nez. « Luciole, t’as vu, j’ai pas menti », enchaîne-t-elle tonitruante, en faisant cliqueter ses clés. « Je mets le jus en route. Et après, petit déjeuner. Tout le monde a droit à un break. Même à trois jours d’une deadline. Tu n’en es pas à cinq minutes. Et puis, t’inquiète, t’es la plus douée. Tu vas tous les niquer. De toute façon, moi non plus, je n’ai pas beaucoup de temps. Un quart d’heure maximum. Après je te rends à ton taf. Et moi, je retourne à… » sa voix s’étrangle dans sa gorge. « Et moi, je retourne au mien.
Elle s’est raffermie de justesse. Un peu de tenue, Laulau ! Elle ne doit surtout pas se laisser submerger. Encore moins devant la gamine. Elle s’ébroue pour chasser de son esprit la tragédie, le souvenir de son amie, la cruauté de sa perte. Pour se concentrer sur sa rage, son objectif, son plan d’action. Cap sur l’avenir, s’ordonne-t-elle, et repart dans ses tourbillons.
En deux temps trois mouvements, elle a préparé le café, déballé les croissants, et dressé une jolie table.
« C’est prêt ! » sonne-t-elle la récré.
Dans l’appartement, rien ne bronche. Putain, la lourdeur ! grogne-t-elle, reconnaissant là chez sa fille l’empreinte de son géniteur. À bout de patience, qu’elle a courte, elle se précipite au salon. Pour découvrir que Luciole ne planche pas, ne boude pas, qu’elle n’est tout simplement pas là. Elle l’appelle à tue-tête en la cherchant d’une pièce à l’autre. Puis revient à son point de départ. Sa fille n’est pas à la maison. Louche, cette désertion. Luciole lui a assez rebattu les oreilles avec cet appel d’offre qui déciderait de son futur – « C’est le contrat du siècle. Si je me plante, je suis grillée, ma carrière fichue, terminée. Et je n’ai plus qu’à me marier ! » Récriminant en boucle sur ce délai trop serré – « Je suis charrette, tu comprends ? Ben non, tu ne comprends pas. Tu ne peux pas comprendre, madame Relax-y-a-pas-mort-d’homme. » Se défoulant sur sa mère. « De toute façon, tu t’en fous. Comme tu te fous de tout. Tu ne comprendras jamais rien. » Mais ça, c’était de bonne guerre.
« Où t’es, bordel ? grommelle Laurence. C’est pas le moment de déconner. »
Et s’approchant discrètement du coin travail de Luciole, comme pour tromper sa surveillance, elle jette un œil indiscret aux croquis épinglés, présentés en séquence, sur son panneau d’affichage. Quel putain de talent ! se gonfle-t-elle d’orgueil. Pour se ressaisir aussitôt. Car le talent ne suffit pas. Encore faut-il bosser. Persévérer. Finir à temps ! Ne pas flancher à dix mètres de la ligne d’arrivée. Les dates butoir, putain, c’est pas fait pour les chiens ! Brusquement, la panique la prend : Luciole risque de se planter ; après ces mois d’acharnement, de passion et de stress.
Et alors ?! se fige-t-elle. Et si Luciole se plantait ! Il y a pire dans la vie. Par exemple, la mort solitaire d’une femme extraordinaire. Ses années de calvaire. Son voyage au bout de l’enfer. Son annihilation à coup de vexations. Sa résurrection fugitive. Puis sa disparition, brutale, prématurée, dans l’indifférence générale. Par exemple, l’injustice divine. Tant de promesses gâchées. Tant d’existences violées. De malchances – ces vices du destin. De rêves assassinés.
Soudain, tout son être vacille. Les succès, les défis, les frictions, les conflits lui semblent tellement dérisoires. Elle s’affaisse sur le tabouret à dessin de sa fille. Hébétée. Incapable de plus bouger. La vague de désespoir l’a rattrapée par surprise. Comme à son habitude, elle a péché par imprudence. Croyant qu’il lui suffirait de manœuvrer habilement, pour se préserver sans faillir d’émotions dangereuses. Elle a imaginé pouvoir traverser son chagrin à sa manière, expéditive. Laurence Baron saurait résister au diktat des psys avec leur travail de deuil et leurs sept étapes imposées ! De l’enculage de mouche à l’usage de bourgeois égocentriques et oisifs. Elle sauterait le déni, si cela lui chantait. Et la résignation aussi. Résignation, n’importe quoi ! Pourquoi pas soumission ? Elle passerait directement du choc à la reconstruction. Sans marchandage ni dépression. Avec la colère tout du long. Pour booster sa tension. Son deuil à elle se déroulerait en deux étapes seulement : la traque et le châtiment.
Sauf que, en cet instant, rien ne reste de sa superbe. Partie. Pfft ! Envolée. Et elle se sent vidée. Elle n’aspire plus à réparer. À venger et punir. Elle n’a envie que de dormir. Dormir pour oublier.
« Pour le petit déj’, c’est râpé », conclut-elle hors sujet, et sombre dans ses pensées.
Du profond de son black-out, elle remarque, désabusée, qu’au moins dans son malheur Zaza a échappé au déambulateur. Mais cela ne la console pas. Car pourquoi pas après tout un déambulateur ? Customisé, avec moteur. Un moteur débridé pour les pointes de vitesse, ajoute-t-elle ironique. Mais cela ne l’amuse pas. Peut-être qu’au paradis, Zaza ne s’emmerde pas. Qu’elle baise avec des apollons. Mais cela ne l’excite pas. Qu’elle se régale de gâteaux, aux amandes et au miel ! En sirotant de l’hydromel. Pendant que des angelots lui jouent des airs de Sinatra. De Sinatra, sérieux ?! T’as rien trouvé de mieux ?
Toi, ta gueule ! ordonne-t-elle à son esprit de contradiction. Au ciel, en tout cas, Zaza ne voit pas son pourri de fils. C’est déjà ça. Basta ! Et ainsi, la Laulau d’assaut émerge enfin de sa torpeur. Elle bondit sur ses pieds. Prête au combat au corps à mort. Tant qu’elle vivra, Hugo ne connaîtra pas de repos. Elle hantera ses jours, ses nuits. Elle le harcèlera. Et le poussera à l’erreur. Ce salopard n’est pas de taille. Il finira par craquer. Elle n’a qu’à s’accrocher. Comme avec les escaliers. Une marche après l’autre. Première marche. Elle fonce dans sa chambre.
Quelques minutes plus tard, elle acte devant son miroir ses retrouvailles avec elle-même, en version technicolor. Son déguisement passe-partout lui plombait le moral. Évidemment, c’est normal. Et si elle n’avait cette mission urgente à accomplir, elle développerait volontiers une théorie à ce sujet. Quoi qu’il en soit, dans sa mini, son décolleté et ses talons, elle se sent d’attaque pour la suite. D’attaque pour la deuxième marche. Et maintenant, action ! annonce-t-elle en vidant sa banane sur son lit pour faire le tri de ses affaires. Avec sa nouvelle tenue, elle ne peut emporter que le strict nécessaire.
« Ça pas besoin. Ça pas besoin. Ça oui ! prend-elle son téléphone et découvre : soixante messages ! Soixante messages ?! Putain, Arthur ! »
© Judith Bat-Or
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