Michèle Chabelski. Ces fêtes qui rythment nos vies à tous

Des seders de Hosh Hashana

***

  J’ai sept ou huit ans.

     Nous sommes invités à un seder de RoshHoshana chez des amis de mes parents. 

   Chez nous , on ne fête pas HosHashana,  la religion a été et gommée des préoccupations spirituelles de la famille, et de toute façon il n’y a pas de salle à manger rue Etienne Marcel, la pièce principale est un atelier où officient les mécaniciennes, les finisseuses et le presseur.

Le travail est chez nous une impérieuse nécessité et une vertu.

Mais mes parents et ma grand-mère ne refusent pas une invitation dont l’enjeu est un plaisir goûteux de retrouvailles sociales avec des amis du même pays, miraculeusement rescapés des fumées nazies.

  On parle un sabir auquel je ne comprends rien, des plats étranges défilent sur la table, je n’ai pas faim, comme d’habitude, je n’ai pas envie de goûter à ces bizarreries gastronomiques, Maman m’enjoint sévèrement de rester tranquille. 

 Tout le monde parle en même temps, des noms baroques traversent la table, certains invités, dont Papa, pleurent..

  Puis la fête reprend ses droits et Papa raconte des histoires en yiddish et en français, qui le font tellement rire qu’il manque s’étouffer avant la chute…

  Son rire est si communicatif que la tablée entière est bientôt secouée d’hilarité.

  Même Maman rit, alors qu’elle a commencé à morigéner Papa d’un « Jacques! » un rien offusqué quand il a entamé sa blague dont je comprendrai bien plus tard le caractère salace…

  Je demande à plusieurs reprises si on rentre bientôt, Maman m’ordonne de me taire, Papa m’embrasse pour me faire patienter: « Bientôt ketzeleh, bientôt… »

  Mémé est en bout de table avec des gens de son âge, elle parle yiddish et russe aussi…

   Elle m’adresse parfois un  petit clin d’œil complice.

***

   J’ai 14 ou 15 ans.

  L’atelier a fait place à une vraie salle à manger, des chaises de cuir vert ceinturent la table, sur le buffet trône la statue d’un cheval vert céladon et un bouquet d’épis de blé de cristal scintille doucement dans la lumière du lustre…

  Papa n’est plus ouvrier à façon. 

   La cuisine, où nous prenons toujours nos repas en dehors des fêtes, a perdu cette effervescence chaleureuse qui présidait aux déjeuners quand les ouvriers venaient faire chauffer leur gamelle sur la  gazinière en palabrant au milieu des rires et de la bousculade, dans des effluves propres à guérir l’anorexie dont je souffrais.

Il arrivait parfois devant mes yeux écarquillés d’envie qu’un ouvrier me prenne sur ses genoux et partage avec moi le contenu odorant de sa gamelle, tandis que Maman râlait entre ses dents en jetant le contenu de mon assiette intouchée…

 Une vraie salle à manger donc…

   Ou l’on goûtait plutôt qu’on y dînait…

   A glous tay, du lekher confectionné par Memé, des petits gâteaux secs circulaient entre les invités …

  La conversation comportait désormais autant de mots français que de mots yiddish…

Des mots écorchés  bosselés, transformés parfois en mutants inintelligibles.

  Mais des mots français quand même.

  Papa le parlait très bien, sans pouvoir se débarrasser de cet accent qui me faisait parfois honte.

***

 J’ai 18 ans. 

 Nous avons déménagé pour la rue de Picardie, appartement entièrement dédié à l’habitation  puisque maintenant Papa possède un magasin juste en dessous.

   La salle de bains est décorée de clématites rouges, le salon de meubles Louis XV achetés faubourg Saint Antoine. 

J’ai bien dit « le salon ».  

  Car nous possédons maintenant une salle à manger ET un salon. Un living room, quoi.

 Un canapé de velours broché, escorté de deux petites tables et d’une  table basse en bois de rose, vendus probablement à un prix plus intéressant si on achetait l’ensemble.

  Maman a organisé un dîner. 

On a choisi symboliquement le soir de Hoshashana, mais personne ne s’aviserait de proposer prières ou kippot. 

 C’est un RoshHoshana laïc.

   Mémé a préparé une carpe farcie, assassinée vivante sur le carrelage de la cuisine en laissant des trainées de sang qui me fâcheront  à vie avec ce plat si chargé de symbolique ashkénaze.

  La carpe et moi avons très tôt divorcé, j’ai bizarrement pris le parti de l’assassin au détriment de la victime, et j’aimerai Mémé jusqu’à mon dernier souffle malgré son geste qui lui vaudrait aujourd’hui les foudres des antispecistes.

   Il reste d’ailleurs aujourd’hui peu de meurtriers de carpes qui préfèrent les commander mortes chez le poissonnier du coin.

***

 J’ai 25 ans. 

 J’ai épousé un sefarade. 

Et pas n’importe lequel. 

 Un Cohen.

 Ce qui pousse ma belle-mère toute neuve à enfoncer régulièrement le clou: « Maintenant que tu es une Cohen… »

 Sous entendu, s’ensuivent un certain nombre d’ukazes et d’interdictions auxquels il ne fait pas bon de vouloir échapper.

   « Maintenant que t’es une Cohen, ma fille…

  T’es priée de remplacer ta mini jupe et tes devises féministes par une modestie de bon aloi  plus appropriée à ton statut de femme mariée. Juive ».

   Je finirai par rendre son nom à cette famille, et Chabelski portera des mini jupes sans trangresser de principe moral.

  Mais c’est une autre histoire. 

  Pour l’heure, une trentaine de personnes célèbrent Hosh Hashana chez mes beaux-parents.

   Enfants braillards cohabitent avec les parents, les grands-parents, les plus jeunes, les moins jeunes.

Les plus âgés sont regroupés en bout de table, mon beau-père prie gravement sur chaque légume recommandé, mes parents un peu étonnés observent cette incandescence familiale et cette déferlante de plats colorés et odorants qui régalent les papilles et délient les langues…

   Le bruit est assourdissant, les rires tonitruants, les femmes vont et viennent entre la cuisine et la salle à manger, les bras chargés de plats sans cesse renouvelés, des beaux-frères s’engueulent, des blagues traversent la table, des chiffres dansent une carmagnole enragée, on mange, on rit, on discute, le monde environnant n’existe plus, le bonheur est ici et maintenant.

  Mon père échange avec mon beau-père déjà âgé et malade qui découvre, étonné, un Ashkénaze aussi féru de religion que lui ( le père de mon père était rabbin).

  Les Ashkénazes n’ont pas fait que de se faire exterminer par les nazis, dis donc…

Ma mère reste assez silencieuse, vitrifiée par cette débauche de plats, cette chaleur humaine, ce monde rugissant et tumultueux réuni là dans cet infini plaisir d’être ensemble.

***

  J’ai presque quarante ans…

   Nous fêtons Rosh Hashana chez ma belle-mère.

  Mon beau- père n’est plus là, mes parents ont rejoint le groupe des gens âgés, mon époux et moi sommes dans la tranche triomphante, les enfants braillards sont devenus de jeunes adultes plongés dans le monde du travail et des projets, mes filles sont sagement assises avec les cousins et les cousines de leur âge, la Méditerranée a émoussé son excitation, ses cris et ses couleurs aux aspérités de la France.

***

2023

   RoshHoshana en famille. 

 Nos parents ne sont plus là. 

   Nos enfants sont les parents d’enfants installés à une autre table.

   Un grand-père aux allures de jeune homme récite les prières, nos avalons les dattes, les poireaux et la pomme au miel indispensables à la liturgie de Rosh Hashana.

 Nos enfants représentent la génération triomphante, nos petits-enfants, qui ont quitté la table, fédèrent notre amour et nos effrois sur l’avenir.

  Nos enfants discutent de sujets dont nous ne comprenons pas tout, la virtualité danse autour de la table avec le boulot, la politique, l’éducation des enfants, l’inflation, on évoque avec émotion les nombreux couples expatriés en remerciant FaceTime; Nous, les plus âgés, sommes en bout de table où nous observons, heureux, notre lignée en goûtant avec délectation cette réunion, nous demandant silencieusement si nous aurons la chance d’en déguster beaucoup d’autres…

  Nous savons bien que d’autres HosHashannas suivront sans nous, le mur sur lequel nous sommes adossés finira bien par s’effondrer.

     Ainsi va la  vie. 

    Les nazis sont oubliés, le soleil de là-bas aussi, reste ce suc de bonheur familial qui caresse le coeur et l’âme et dont nous rendons grâce à quelqu’un ou à personne  selon ses choix, ses  dogmes, ses croyances, ses plaies et ses cicatrices…

    Chana Tova

    A git your

     À l’année prochaine. 

     Peut-être… 

       Je vous embrasse,

© Michèle Chabelski

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1 Comment

  1. Bravo !!! Cà fait plaisir de lire ces souvenirs à travers les âges.
    On se retrouve avec les mêmes qualités et quelques défauts.
    A l’année prochaine tous en bonne santé
    C’est avec beaucoup de plaisir que je lis régulièrement les rubriques
    de Mme Michèle Chabelski.

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