INTERVIEW. Pour le politologue spécialiste de l’islam contemporain, les promoteurs du port de l’abaya à l’école poursuivent un objectif de victimisation.
Le politologue Gilles Kepel, qui publie un récit retraçant son parcours intellectuel, « Prophète en son pays » (éditions de l’Observatoire), est un spécialiste réputé de l’islam contemporain. À quelques heures de la décision du Conseil d’État, saisie par l’association Action droits des musulmans, sur l’interdiction de l’abaya à l’école, l’universitaire analyse les controverses générées par ce vêtement. Et explique l’alliance paradoxale entre « salafistes » et féministes. Entretien.
Le Point : Pour vous, l’abaya relève d’un «salafisme d’atmosphère». C’est-à-dire ?
Gilles Kepel : Cette affaire d’abaya me rappelle évidemment l’affaire du voile islamique. J’étais alors membre de la commission Stasi [commission de réflexion sur l’application de la laïcité, installée en 2003 par Jacques Chirac, alors président de la République]. En se prononçant pour le port du voile à l’école, l’UOIF (Union des organisations islamiques de France), émanation des Frères musulmans de l’époque, visait à tester la République et à se présenter comme le défenseur des musulmans persécutés. Nous pensions qu’elle n’irait pas à l’affrontement, d’autant que la gauche défendait une conception beaucoup plus républicaine, universaliste et laïque qu’aujourd’hui. C’est bien cela qui s’est produit. À partir du moment où la loi sur la prohibition des signes religieux dans l’espace scolaire a été votée (2004), les chefs d’établissement ont pu vaquer à leurs occupations plutôt que de passer leur temps à préparer des contentieux pour le tribunal administratif puis le Conseil d’État. Mais, du coup, les établissements hors contrat, d’obédiences diverses – pas seulement musulmans, mais aussi catholiques traditionalistes, juifs et autres –, ont proliféré, ce que nous n’avions pas anticipé.
Le contexte actuel est bien différent…
Oui. Cette affaire a lieu après les attentats de Daech qui ont ensanglanté la France. L’offensive armée ayant échoué, l’islamisme radical se trouve aujourd’hui dans une phase de faiblesse, qui consiste à ne pas affronter l’ennemi mais plutôt à tester les résistances de la société. Il n’existe plus d’appareil bien organisé, comme l’UOIF à l’époque. Le Qatar n’a plus besoin des Frères musulmans pour lutter contre l’Arabie saoudite, et Mohammed ben Salmane, son prince héritier, a en grande partie marginalisé le salafisme dans son pays. Les mots d’ordre concernant l’abaya sont aujourd’hui d’abord portés par les réseaux sociaux : sur l’Internet islamiste, on exalte le port de l’abaya. En France, la dynamique a eu lieu quand Pap Ndiaye était ministre de l’Éducation. Les islamistes ont jugé qu’il serait beaucoup moins offensif sur le sujet que son prédécesseur et qu’ils avaient un créneau. L’objectif est une victimisation qui permet de ressouder les rangs : «provocation, répression, solidarité», selon le mot d’ordre du gauchisme de ma jeunesse !
« Le port de l’abaya relève de l’injonction salafiste, pas du commandement islamique ». Mais s’agit-il vraiment d’un vêtement religieux ?
En arabe, « abaya » signifie « robe longue ». On ne l’a pas portée de toute éternité : elle a été mise à la mode par les salafistes en Arabie saoudite et dans les autres pays du Golfe au milieu du XXe siècle, quand les femmes, sortant des harems, allaient dans l’espace public. Le port de l’abaya relève de l’injonction salafiste, pas du commandement islamique. C’est un vêtement religieux par projection, par destination, à la manière d’un masque sanitaire porté pour dissimuler une partie du visage. L’islam, comme du reste les autres religions, recommande simplement de porter une tenue pudique.
Certains opposants à l’interdiction de l’abaya, comme Sandrine Rousseau, dénoncent une volonté de contrôler le corps des femmes. Les intégristes retournent-ils à leur avantage les revendications des féministes ?
La mouvance islamiste fait feu de tout bois, comme le montre le pacte du rappeur Médine qui appelle à crucifier les « laïcards », et qui appelle à scier l’arbre de la liberté avec Marine Tondelier. Pour LFI, les écologistes et consorts, l’objectif n’est plus seulement de s’appuyer sur la lutte des classes comme moteur de l’Histoire, mais de la réifier dans un clivage identitaire. Plutôt que de faire en sorte que les prolétaires immigrés, par leur socialisation, deviennent des Français de classe moyenne, comme c’était le cas auparavant, ils les figent dans leur identité d’origine afin de récupérer leurs voix en bloc compact aux élections. D’où la recherche actuelle d’alliances, apparemment contradictoires, entre féministes et salafistes, pour le plus grand profit de la Nupes. Plutôt que de défendre la cause mondiale de l’écologie, ils se prononcent pour le port de l’abaya… Et, en réaction, le RN progresse à la vitesse d’un cheval au galop dans le reste de la société.
Jean-Luc Mélenchon était un opposant farouche au port du voile dans la précédente décennie. Comment expliquez-vous son revirement ?
Mélenchon a été formé à la vision la plus «salafiste» du trotskisme, le lambertisme, qui considère que l’«entrisme» dans les organisations syndicales, politiques et autres doit être pris au pied de la lettre. Ce qui amène à tenir en permanence un double discours. Hier pourfendeur virulent du port du voile, il a fait un virage à 180 degrés car il voyait là une opportunité de gain politique.
Dans un pays qui déserte les urnes, les entrepreneurs religieux peuvent être d’importants prescripteurs, surtout quand ils se placent dans une logique de victimisation. Aujourd’hui, on gagne une municipalité de banlieue avec 200 voix.
À Stains (Seine-Saint-Denis), des enseignants et membres du personnel du lycée Maurice-Utrillo sont en grève pour dénoncer la politique « islamophobe » du gouvernement. Ce mouvement peut-il faire tache d’huile ?
Je ne sais pas s’il peut se répandre, mais les conditions objectives de la convergence des luttes sont réunies. La prolétarisation du corps enseignant dans son ensemble, jusqu’au supérieur, est un problème beaucoup plus grave. Cette profession est méprisée par l’État. On ne peut pas demander aux enseignants d’être les hussards noirs de la République tout en les traitant comme un lumpenprolétariat. Le président et son ministre sont face à leurs responsabilités.
Après l’abaya, les intégristes vont-ils trouver un nouveau moyen de tester la République ?
Cela dépendra de la décision du Conseil d’État. Le salafisme atmosphérique est une question importante. Mais ce n’est pas d’abord un enjeu de répression. Il s’agit de rendre notre modèle scolaire attractif, et ce n’est pas en dédaignant socialement nos enseignants que l’on y arrivera.
Propos recueillis par Samuel Dufay, pour Le Point – septembre 2023
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