Le Thriller de l’été. Liquidation à Pôle emploi -40- Judith Bat-Or

Raison et ressentiment  

C’était inéluctable.

Laurence a passé des jours à s’occuper l’esprit ailleurs. À espionner le fils, suivant ses déplacements, interrogeant ses collègues, fouinant dans ses affaires privées, pour ne plus penser à la mère. À collecter des données, du solide, du concret, cherchant éperdument celle qui réfuterait ses effroyables soupçons. À esquiver la vérité, comme un toréador le taureau enragé. Moins la putain d’élégance ! nuance-t-elle, spontanément, et accueille, rassurée, cette réflexion qui lui ressemble. N’importe quoi ! Quelle élégance ?! La corrida, ça pue la merde ! Et ce matin, c’est arrivé. 

Lorsqu’elle a vu Hugo, tiré à quatre épingles, sortir seul de chez lui, le pied léger, l’air satisfait, ses lèvres de « petit salopard » tordues en un rictus hautain, le taureau a chargé. Et il l’a percutée. K.O., Laulau, la toréro. Embrochée par le taureau. Terrassée par la vérité. 

Depuis, le petit salopard a disparu au bout de la rue. Alors qu’elle, sidérée, n’a toujours pas réussi à détacher son regard de la porte fermée sur l’horrible secret. Elle n’aurait pu imaginer une douleur aussi féroce. Cette explosion dans son ventre ! Pourtant, elle peine encore à se rendre à l’évidence. À accepter l’inconcevable. Elle a besoin des mots et de leur crudité pour parvenir à y croire. Elle a besoin de les entendre. Pour cesser d’espérer. Dis-le à voix haute, s’ordonne-t-elle, sans sa brusquerie coutumière – elle est déjà assez sonnée.

« Zaza est morte », murmure-t-elle.

Plus fort !

« Zaza est morte », répète-t-elle, distinctement cette fois, et sent ses genoux fléchir. 

Le cœur à l’envers, elle s’affaisse, pose sa tête contre l’acacia, derrière lequel elle planquait, comme sur une épaule amicale, pour s’adonner à son chagrin. Maintenant, tout est fini.

Tout est fini ?! sursaute-t-elle. Laisser ce fils de pute… pardon… cet enfant de salaud, cette merde immonde se pavaner et jouir de la vie, quand sa mère… Non ! Plutôt crever !

Soudain, en un déclic, elle s’est remise à l’endroit. Elle ne peut plus rien pour Zaza. Mais son fils, elle l’aura. Elle le traquera. Et il paiera. Là-dessus, elle envoie une tendre bourrade à son arbre. 

« Merci, mon vieux », le salue-t-elle, et s’éloigne d’un pas résolu.

 ***

Elle a marché droit devant elle, toute à son projet de vengeance qui, lui, tournait en rond. Ce n’est qu’en approchant qu’elle a compris où ses pas, résolus, la menaient. Elle craint de ne pas apprécier ce que cela peut signifier. Ne s’est-elle libérée de son connard de mari que pour aller se pendre à la prochaine branche pourrie ? Dépitée, elle a ralenti. Serait-elle de cette race de femmes infoutues de se débrouiller sans mâle à leur côté ? Pourquoi sinon courir vers Do, après ce qu’il a osé faire ? Qu’elle ne peut pas lui pardonner. A-t-elle vraiment besoin de ses conseils de croque-mort ? Ou pire, de son réconfort ?! En temps normal, dans le doute, elle aurait rebroussé chemin. Mais l’heure n’est pas aux volte-face ni même aux hésitations. Surtout qu’aujourd’hui les enjeux dépassent son ego chatouilleux. Qu’il ne s’agit même pas seulement du meurtre de Zaza – Seulement ?! Tu déconnes !? – et de son châtiment. Pourtant, tiraillée, elle piétine, les yeux rivés sur la vitrine. 

Ça suffit. À trois, on y va !

Mais elle ne compte pas. Car Dominique vient de surgir au milieu des couronnes, des urnes et des pierres tombales. Il disparaît aussitôt. Laurence ne décolle toujours pas. Elle lui a trouvé mauvaise mine. À cette distance ? Sérieux ? Pâlichon et l’air égaré. Do a toujours l’air égaré ! Triste. Comme abattu. Est-ce qu’elle lui a manqué ? Putain, Laulau, tu pues l’eau de rose. À quand les horoscopes du jour et les courriers du cœur ?

Piquée au vif, elle se décide, traverse la rue en trombe, s’engouffre dans la boutique. Et se ratatine sous le choc. Putain de carillon ! Elle l’avait oublié.

« Y a quelqu’un ? » s’annonce-t-elle.

Cet appel ! Cette voix ! Cet accent impérieux ! Il ne s’était donc pas trompé. Quand il l’a aperçue sur le trottoir d’en face, qu’il a pensé la reconnaître dans cette silhouette grise qui aurait pu appartenir à n’importe qui sauf à elle, il s’est dit que la nostalgie se jouait de son esprit. Mais maintenant qu’il l’a entendue. Plus de doute, c’est bien elle. Laurence est revenue. 

Sa majesté, en personne !

Cette femme ne finira jamais de l’épater ! Dominique sourit malgré lui. Déjà son humeur explosive s’est changée en pétard mouillé. Laurence a ce pouvoir sur lui. Depuis l’épisode douloureux de l’esclandre au commissariat, il a nourri rageusement le feu de son ressentiment. Ressassant ses griefs en vue d’une confrontation, pourtant hautement improbable, parce que jamais madame Baron ne prendrait l’initiative d’une réconciliation, et que lui, cette fois, ne bougerait pas le petit doigt. Ah, non, ça, certainement pas ! Or la voilà qui débarque la fleur aux dents en zone minée. Laulau ou l’art consommé de risquer le tout pour le tout. À moins qu’elle ait compris qu’elle ne risque rien avec lui.

Là-dessus, Dominique se cabre. Compris ? N’importe quoi. Il déteste l’idée que Laurence le tienne pour acquis. Qu’elle se croie tout permis. Peut-être devrait-il, pour lever ce malentendu, la laisser mariner une minute ou deux. Le temps qu’elle réfléchisse un peu aux conséquences de ses actions. Sans doute, il le devrait. Sauf qu’il trépigne d’impatience, et qu’à encore retarder le moment de la retrouver, il se punirait lui-même.

« Un instant, je vous prie », lui répond-il de loin, en se lavant les mains.

Pas mal, le coup du vouvoiement ! se félicite-t-il surpris de ce trait de génie. L’inspiration : un autre effet que Laulau a sur lui. Et de nouveau il sourit.

Ah, c’est comme ça, que tu le prends ?!

Laurence goûte moyennement le coup du vouvoiement. Elle serait venue jusqu’ici, ravalant sa fierté, un sacré gros morceau, disposée à passer l’éponge sur l’ingérence de Dominique dans son aventure policière, et lui aurait tendu la main, au nom de leur amitié, pour qu’il la snobe à l’arrivée ?! Comme si elle avait besoin de ce genre de mesquineries pour que cette matinée soit complètement pourrie. En d’autres temps, des temps bénis, à jamais révolus, dans son monde imparfait – mais ça lui suffisait –, à jamais disparu, un monde où sa plus chère amie n’aurait pas pu mourir assassinée par son fils, elle aurait tourné les talons, envoyé Dominique au diable, le vouant aux pires supplices, imaginant leur déroulement dans le moindre détail. Mais aujourd’hui, impossible. Elle a perdu Zaza. Et un paquet d’illusions. Alors qu’il ne vienne pas me casser les burnes, ce couillon ! proteste-t-elle sans conviction. Elle constate, atterrée, que jurer ne la soulage pas. Elle file du mauvais coton. Et cette putain de boule dans la gorge ! Elle ferait mieux de repartir. Avant de s’humilier.

***

Dominique secoue ses mains au-dessus du lavabo, puis les essuie longuement, examinant d’un œil critique son reflet dans le miroir. Enfin, il lui rend son sourire, béat, presque bêta, s’accordant, exceptionnellement, la mention « présentable » – la joie le rend indulgent –, et quitte l’atelier mortuaire pour rejoindre Laurence.

« Alors, quel bon vent nous amène ? » lui lance-t-il depuis le couloir, forçant sur le ton commerçant.

Te gêne pas, prends-moi pour une bite, lui renverrait Laurence si elle en avait l’énergie. En d’autres circonstances, elle aurait rebondi, jusqu’aux limites du mauvais goût, probablement même au-delà, sur les divers bons vents qui peuvent amener des clients dans une agence de pompes funèbres – cancers, grippes, overdoses, fuites de gaz, salmonelles, carambolages ou cirrhoses – suggérant de les baptiser, comme les tempêtes tropicales, de petits noms innocents : Mathurin, mille défunts, cent mille balles de chiffre d’affaires. Elle aurait sans doute aussi brodé à l’infini sur la gamme all-inclusive d’enterrements brunchies, funérailles dînatoires, ou incinérations à thème, sur les tarifs familles nombreuses, cartes de fidélité, codes promo et ventes flash, inventant des slogans catchy – deux bières achetées, un suaire gratis ; enterrement à Noël, moins 20 % sur le sapin… À moins qu’à court de patience elle n’ait planté là Dominique, le laissant jouer seul au plus con. Mais aujourd’hui, elle se contente de hausser les épaules et de l’attendre sagement. Peu lui importe combien de temps. Elle n’a le cœur, la tête, à rien.

Dominique s’était préparé à un affrontement pied à pied. Et il s’en régalait d’avance. Le combat promettait. Laurence est une valeureuse et brillante adversaire. Il l’aurait accueillie d’un froid « Tiens, c’est toi. Qu’est-ce que tu fais là ? » Et ensuite, il se serait tu, la soumettant à l’épreuve de son silence narquois. Elle aurait tenu trente secondes, une minute maximum, avant de ruer dans les brancards et commencer à l’insulter. Ce premier point marqué, il n’aurait plus eu qu’à veiller à ne pas tomber sous son charme. En tout cas, pas trop vite. Mais, comme c’était à prévoir, Laurence a complètement ruiné ce programme de réjouissances. Toujours à contre-pied de ce qu’on imagine.

Dès qu’il l’a aperçue, tout habillée de noir, au milieu de la boutique, il a compris qu’il n’y aurait ni réception glaciale, ni bras de fer, ni injures. Aussitôt, ses envies d’en découdre avec elle, même de la taquiner, se sont évaporées. Il s’est arrêté net, à l’entrée de la pièce, osant à peine respirer. Laurence, cette mouche du coche, championne du charivari, se tenait debout immobile, les yeux perdus dans le vague, bras serrés sur son ventre, mains agrippées à sa taille, comme pour faire bloc avec son corps. Elle semblait si lointaine. Minuscule. Si fragile !

Et leurs regards se sont croisés.

Quoi que bien rodé au chagrin, à force de côtoyer la mort et les endeuillés, il s’est senti submergé par celui de Laurence. 

« Oh non, Laulau ! oh non, Laulau ! » s’est-il écrié, très en verve, en se précipitant vers elle. 

Il l’a enveloppée de sa carcasse de géant et l’a pressée sur sa poitrine, bouleversé à la vue des larmes qui roulaient sur ses joues. Elle a accepté son étreinte, sans s’y abandonner – il ne faut pas exagérer –, et a continué à pleurer sans un bruit. Pas une plainte. Ni un sanglot. Laurence, pudique dans la douleur. Il ne l’aurait jamais cru.

Dix minutes au moins ont passé. Sa chemise est trempée. Ses jambes, ankylosées. Laurence n’a toujours pas bougé. À la longue, son poids plume finit par lui peser. Mais il hésite encore à enclencher la phase suivante. Celle où il l’assiéra devant une tasse de café. Où elle se confiera à lui – qu’a-t-il donc pu lui arriver ? Où il la consolera. Et deviendra son héros. Ben quoi, on peut rêver ! Pour l’instant, mieux vaut patienter. Ne pas la bousculer.

Soudain, Laurence renifle. La lumière au bout du tunnel.

Comment, nom de dieu, comment !, t’as pu tomber dans ce panneau ? s’interroge-t-elle avec hargne depuis qu’elle a émergé du profond de son désespoir, pour se retrouver en guimauve, écrasée contre un torse mâle, cou tordu et bouche de travers, la moitié du visage macérant dans ses larmes. Malgré son inconfort, elle s’interdit de moufter – Ça te fera les pieds ! – avant d’avoir la solution pour sauver sa réputation vis-à-vis du mâle en question. Et effacer de sa mémoire l’image de cette pauvre dinde qui chiale comme une madeleine. Dans son giron en plus. Mais comment, nom de dieu, comment !, t’as pu tomber dans ce panneau ?

Pendant tout le trajet depuis l’acacia jusqu’ici, elle avait réussi, pratiquement sans effort, à préserver sa dignité. Elle n’avait pas craqué non plus en attendant monsieur croque-mort, entourée de stèles funéraires et d’épitaphes impersonnelles. L’ambiance morbide lui convenait. Mais lorsque Do est apparu dans l’encadrement de la porte arborant son sourire craquant de premier communiant, que leurs regards se sont croisés, toutes les digues ont cédé. Elle n’a pas eu le temps de se prévenir du danger, de se dire qu’elle le regretterait, qu’une femme ne devait pas, qu’elle ne devait jamais !, montrer ses faiblesses à un homme, ou pire s’effondrer dans ses bras, sous peine de finir sous sa coupe. Soumise. À sa merci.

À sa merci, mes couilles ! se réveille-t-elle brusquement et se somme d’arrêter de geindre. De recentrer le débat. Sur l’essentiel. Sur Zaza. Zaza ! Elle encaisse ce rappel à la réalité comme un coup de poing dans l’estomac et, pour retenir un sanglot, renifle résolument. Pas très classe et tant mieux ! Qu’il n’aille pas se faire d’illusion. Ni princesse, ni mauviette, Laurence Baron est une souillon. 

Sur ce d’une poussée vigoureuse, elle se libère de Dominique, de sa protection,  sa tendresse et sa prévenance menaçantes.

« Maintenant, retour à nos moutons », clôt-elle la séquence épanchements.

Do la considère, ébahi.

« Ben quoi, j’ai pété un câble, poursuit-elle, pour garder la main, sur un ton désinvolte. Y a rien à voir. Dégagez. Ça arrive à tout le monde. On va pas en faire un fromage.

– Sans doute. Non. Oui. Tu as raison. Alors, ok. Pas de fromage, bafouille Do, déstabilisé. Et donc, là, tu vas mieux ?

– Pourquoi, ça se voit pas ? » attaque-t-elle sur la défensive.

Il préfère ne pas lui répondre qu’en vérité, au contraire, elle a l’air ravagé, les yeux injectés de sang et les paupières gonflées. Que la tristesse se lit en toutes lettres sur son visage. Et choisit, stratégiquement, d’éluder la difficulté.

« Alors, viens de l’autre côté. On sera plus tranquilles. D’abord, on se boit un café…

– Non merci. Pas de café. Ne te dérange pas pour moi. Retourne à tes macchabées. En plus, je suis super pressée. J’ai rendez-vous à l’agence avec un petit client, ajoute-t-elle pour noyer le poisson. Douze ans. Super mignon. Et très intelligent. Arthur ! Tu te rends compte ? Appeler un enfant Arthur ! Y a des parents, je te jure. Bref, il s’inquiète pour sa maman… 

Brusquement, elle se tait, butant sur ce « maman », qui la renvoie vers Zaza.

« Et ton histoire de moutons ? vole Dominique à sa rescousse.

– C’est ça, fiche-toi de moi !

– Pas du tout ! Sérieusement ! C’est juste que… Tu comprends… »

Attention, terrain glissant ! Il ne doit surtout pas avoir l’air trop inquiet, ni trop gentil ou empathique, ni pressant, ni paternaliste. S’il se trompe de registre, il risque de la perdre. Peut-être définitivement. Il opte pour le détachement.

« Tu es venue pour me parler. Alors, vas-y, parle-moi. Après tu pourras t’en aller. Et donc, qu’est-ce que tu voulais ?

– Zaza est morte, voilà ! » plonge-t-elle pour en finir, puis déraillant vers les aigus : « Il l’a tuée, Dominique. Pas juste séquestrée. Ce salaud a tué sa mère. Tu te rends compte ?! Sa mère ! Et je ne délire pas ! Je le sais. J’en suis sûre. Et je vais le prouver. Il ne s’en sortira pas. Tant pis, si personne ne me croit. Avec ou sans police. Je le défoncerai moi-même. Je vais le massacrer… 

– S’il te plaît, l’interrompt Dominique, affolé.

– S’il te plaît quoi ? Quoi, s’il te plaît !? Je t’en foutrais, moi, des s’il te plaît ! N’essaie même pas de me calmer ! Tout ça à cause de cons qui veulent des faits, des preuves, des liens de parenté ! J’ai envie de tous les tuer. Si on avait agi avant, on aurait pu la sauver. Elle a dû avoir tellement peur. Mais c’est trop tard, Dominique ! Elle est toute seule. Ma petite Zaza ! Qu’est-ce qu’il a fait de son corps ? Putain, j’y ai même pas pensé. Qu’est-ce qu’il a pu en faire ?! Seule, sans personne pour la pleurer. Dans le jardin ! Bien sûr ! Y a que là. Oui. C’est évident. L’ordure ! Le salopard ! Personne pour l’accompagner. Pour lui tenir la main. Pour lui dire que tout ira bien. À moins qu’il l’ait empoisonnée… J’espère qu’il l’a empoisonnée. Qu’elle ne l’a pas vu venir. Qu’elle n’a pas su que c’était lui. »

Pendant son monologue aussi décousu qu’éperdu, Dominique l’a conduite doucement vers l’arrière-boutique. Enfin, d’une légère pression sur l’épaule, il l’assoit.

« Je l’aurai. J’en fais le serment », finit-elle d’une voix blanche.

© Judith Bat-Or

***

***

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*