JP O’Malley. Comment le dictateur Franco a bâti son régime en diabolisant les Juifs

Dans son livre, Paul Preston démontre le double langage utilisé par le fasciste espagnol, affichant sa sympathie à l’égard des Juifs tout en relayant la pire propagande antisémite


Au printemps de l’année 1937, un livre avait été publié dans les zones placées sous le contrôle des rebelles dirigés par le général Francisco Franco, un ouvrage qui était intitulé La guerre en Espagne contre le judaïsme du bolchévisme. Son sujet : les progrès réalisés dans le cadre de la guerre civile qui déchirait l’Espagne à ce moment-là. Mais de manière néanmoins curieuse et malgré son titre accrocheur, il ne mentionnait ni les Juifs, ni les Bolchéviques, et ce, sur aucune page.

Mais alors pourquoi Franco évoquait-il la guerre civile en la présentant sous la forme d’un conflit opposant l’Espagne aux Juifs et aux Bolchéviques ? C’est la question qui est au cœur du nouveau livre de Sir Paul Preston, « Architects of Terror: Paranoia, Conspiracy and Anti-Semitism in Franco’s Spain », qui est sorti dans les librairies des États-Unis en date du 1er août.

L’ouvrage explore comment, pendant les années de la Seconde république espagnole, entre 1931 et 1936 et pendant toute la guerre civile – et au-delà encore, durant de nombreuses décennies – un mythe avait continué à être entretenu. Celui que les Juifs et que les francs-maçons tentaient de détruire la civilisation chrétienne en Espagne et qu’ils avaient ourdi un complot : celui de contrôler le monde.

L’historien britannique souligne que l’antisémitisme a été une thématique tristement banale, pendant des siècles, dans l’histoire espagnole – avec en particulier l’expulsion des Juifs du pays qui, en 1492, avait marqué le lancement de l’Inquisition.

Mais cela n’avait été qu’au lendemain de l’établissement de la Seconde république, au mois d’avril 1931, que l’antisémitisme devait commencer à jouer un rôle essentiel dans la politique au quotidien en Espagne et dans la vie publique du pays, déclare Preston, qui est notamment l’auteur de La Guerre civile espagnole, Franco, Juan Carlos et L’Holocauste espagnol.

« L’extrême-droite était bien déterminée à détruire la Seconde république et son ordre du jour réformiste, et à justifier ses initiatives de destruction. Elle a utilisé une couverture, celle d’un combat de vie et de mort qui visait à défendre les valeurs traditionnelles de l’Espagne contre une attaque menée par des forces coordonnées – la gauche, les francs-maçons – avec à leur tête les Juifs, les artisans de cette attaque », explique au Times of Israel Preston, professeur d’histoire internationale à la London School of Economics, depuis son domicile de Londres.

Sir Paul Preston, auteur du livre ‘Architects of Terror.’ Crédit : Badajoz Alone


Cet universitaire britannique, qui a été distingué par feu la reine Elizabeth II en 2018 pour ses contributions apportées dans le cadre des relations entretenues entre le Royaume-Uni et l’Espagne, affirme que même si les forces de Franco « n’ont pas combattu dans le cadre de la guerre civile pour spécifiquement annihiler les Juifs, la propagande antisémite et anti-franc-maçonnique a servi à unir et à intensifier l’animosité qui était ressentie à l’encontre de la république ».

La guerre civile, en Espagne, avait opposé entre 1936 et 1939 les républicains – libéraux, socialistes, communistes, anarchistes et nationalistes basques, catalans et galiciens – et les nationalistes, ou rebelles. Elle avait coûté la vie à 500 000 personnes. En avril 1939, le dirigeant rebelle, Franco – qui, à ce moment-là, avait pris le rôle de chef suprême du pays, s’octroyant des pouvoirs dictatoriaux – avait émis la dernière dépêche de la guerre. « Les troupes nationalistes ont atteint leurs derniers objectifs militaires. La guerre est terminée », avait-il affirmé.

Preston fait remarquer que pour les rebelles au moins, la guerre civile espagnole avait finalement été l’occasion de revenir sur les réformes éducatives et sociales qui avaient été décidées par la Seconde république démocratique et qu’elle avait été l’occasion de lutter également contre ses défis culturels à l’ordre établi.

« Mais l’épouvantail du complot judéo-bolchevico-maçonnique a été une étiquette pratique à coller sur de nombreux membres de la gauche de l’échiquier politique et autres libéraux qui étaient désignés par les rebelles comme ‘ces autres’ qu’il fallait exterminer », ajoute-t-il.

L’antisémitisme de droite, dans l’Espagne des années 1930, s’était aussi caractérisé par l’approbation de ce que pouvaient faire Hitler et le régime nazi plus largement en Allemagne. Preston remarque que des comparaisons étaient souvent faites entre l’influence que les Juifs, selon les nazis, avaient dans l’Allemagne de Weimar et l’influence que les Juifs auraient eu, pour leur part et conformément à la légende, dans l’Espagne médiévale.

« De la même manière, les activités des nazis étaient présentées comme la suite logique, au 20e siècle, de l’expulsion des Juifs qui avait été décidée par les ‘rois catholiques’ Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon en 1498. Dans les deux cas, on disait que c’était une mesure nécessaire pour protéger les valeurs et les intérêts nationaux », dit Preston.

L’historien qualifie l’idée qui se trouvait au centre de ce complot judéo-bolchévico-maçonnique « d’absurde, stupide, incohérente ».

« Ce qui reflète parfaitement l’absurdité de tout cela, c’est le fait qu’en 1931, il y avait peu de Juifs en Espagne et sur le territoire du Maroc espagnol, il y avait environ 3 000 Juifs au total », note Preston. « Des chiffres qui ont été multipliés par deux avec l’ascension des nazis en Allemagne. Entre 1933 et le début de la guerre civile, environ 3 000 Juifs sont arrivés en Espagne. On parle ici de réfugiés, de gens qui se battent pour leur survie, de gens qui ne se trouvent guère en position de chercher à dominer le monde ».

Et pourtant, l’ouvrage de Preston consacre une encre et un temps considérables à explorer la plateforme publique dont bénéficiaient les antisémites dans les journaux espagnols où ils étaient libres de présenter leurs points de vue dans les années 1930 – et cela devait encore être le cas pendant de nombreuses décennies. Les journaux les plus véhéments, comme El Siglo Futuro et El Correo Catalán, soutenaient ouvertement l’extrême-droite. Mais des diatribes enflammées dénonçant le complot judéo-bolchevico-maçonnique pouvaient aussi être lues dans des quotidiens traditionnels et conservateurs de l’époque, comme ABC, un journal royaliste, et El Debate, un quotidien catholique, poursuit l’historien.

L’antisémitisme s’était renforcé en Espagne après 1932, lorsque de nombreuses traductions en espagnol des « Protocoles des Sages de Sion », un ouvrage de fiction farouchement antisémite, avaient fait leur apparition. Initialement publié en Russie par l’éditeur, auteur et mystique Sergei Nilus en 1905, l’objectif poursuivi par ce texte était de prouver que les Juifs nourrissaient un plan secret, celui de contrôler le monde, en manipulant l’économie, en contrôlant les médias et en encourageant les conflits religieux.

Des points de vue qui étaient largement partagés par Franco, qui « se référait aux ‘Protocoles des Sages de Sion’ comme s’il s’agissait d’un document historique tout à fait sérieux », dit Preston.

Le livre ‘Architects of Terror,’ écrit par Sir Paul Preston


Citant de nombreux exemples de « la conviction paranoïaque » de Franco concernant « une conspiration judéo-bolchévico-maçonnique qui existait réellement », Preston indique que Franco avait envoyé, en 1943, un document au pape Pie XII qui « apportait, selon lui, la preuve que la franc-maçonnerie internationale et le judaïsme ordonnaient à leurs partisans de mettre en place un programme de haine à l’encontre de notre civilisation catholique ». Le Vatican n’avait toutefois pas paru convaincu.

Preston déclare que l’antisémitisme – essentiellement basé sur la religion – de la droite qui restait fidèle à Franco partageait de nombreuses similarités avec le racisme extrême du Troisième reich. L’historien note également que « dès le début de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à la fin de l’année 1942, la dictature de Franco n’avait pas permis aux réfugiés juifs de s’installer en Espagne, même si ces réfugiés étaient en possession d’un passeport espagnol ».

L’ouvrage cite des extraits d’un rapport qui avait été remis au ministère des Affaires étrangères espagnol au mois de janvier 1939, à un moment où il avait été demandé d’autoriser 150 000 catholiques romains d’origine juive à s’installer en Espagne. Le ministre des Affaires étrangères espagnol en Roumanie de l’époque, Pedro de Prat y Soutzo, avait refusé cette demande. « Ces Juifs et leur arrivée en Espagne seraient similaires à une invasion de parasites », avait écrit le ministre dans son rapport officiel qui avait été envoyé au ministère des Affaires étrangères.

Preston explique qu’il n’y a aucun doute sur le fait qu’un certain nombre de Juifs avaient eu la vie sauve lorsqu’ils avaient pu fuir l’horreur nazie en passant par l’Espagne. Après 1940, approximativement 20 000 à 35 000 réfugiés juifs avaient traversé le territoire espagnol – le pays était neutre – en tentant d’échapper aux persécutions des pays contrôlés par les nazis en Europe, certains de manière clandestine et d’autres avec une permission accordée à contrecœur.

Certains Juifs avaient été autorisés à parcourir le territoire – mais y résider leur était interdit. Les réfugiés juifs qui étaient parvenus à entrer en Espagne sans visa avaient été incarcérés dans des camps de prisonniers surpeuplés, dans des conditions d’hygiène déplorables. Les organisations juives qui auraient pu aider les prisonniers avaient aussi été interdites en Espagne, privant d’aide humanitaire les réfugiés, précise Preston.

L’historien fait remarquer qu’au mois de juin 1941, le ministère des Affaires étrangères, placé sous l’autorité de Serrano Suñer, avait informé les consuls espagnols stationnés en Grèce et dans les Balkans que le gouvernement espagnol ne reconnaissait pas les Juifs séfarades locaux comme des citoyens espagnols et qu’il était impossible que ces derniers puissent bénéficier d’une protection consulaire.

« Le régime de Franco avait permis à la Gestapo d’arrêter les réfugiés juifs allemands et autres et de les remettre au Troisième reich », dit Preston. « Le fait que de nombreux Juifs aient survécu en entrant en Espagne est à la base du mythe triomphaliste qui évoque une attitude bienveillante de Franco à l’égard des Juifs ».

Des réfugiés épuisés se reposent dans un village. (Crédit : Jesus Majada)
Au mois d’avril 1945, la presse pro-fasciste de Franco avait annoncé la mort d’Adolf Hitler « comme s’il était mort au combat de façon héroïque », dit Preston. « On avait insinué alors que les horreurs des camps d’extermination allemands étaient la conséquence du chaos de la défaite ».

De manière somme toute étrange, Franco avait livré des efforts considérables, après la Seconde Guerre mondiale, « pour se faire bien voir par le Congrès juif mondial et par les Juifs en Israël », dit Preston. « Mais tout cela n’était que mensonges et propagande et ce tournant n’est intervenu que lorsque les réussites des forces de l’Axe ont commencé à vaciller – ce n’est qu’à ce moment-là que Franco a dû faire face à la nécessité de mentir au sujet de son antisémitisme, et il est certain qu’il avait grand besoin de l’assistance financière et politique des États-Unis après la guerre ».

Preston s’intéresse aussi à une série d’articles antisémites et anti-maçonniques – il y en avait eu des dizaines – qu’avait écrit Franco avec pour pseudonyme Jakim Boor, des articles qui étaient parus dans le quotidien phalangiste Arriba.

Le premier article avait été publié en date du 14 décembre 1946, deux jours seulement après l’expulsion de l’Espagne de toutes les instances rattachées aux Nations unies, une expulsion qui avait été décidée en séance plénière de l’ONU. Franco, utilisant son pseudonyme secret, avait écrit que « le judaïsme hait la religion catholique », ajoutant que « ce sont quelques Juifs victimes du racisme allemand qui ont poussé les Alliés à entrer en guerre ».

« Le négationnisme de la Shoah affiché par Franco, qui disait alors que seulement quelques Juifs avaient été victimes des lois raciales, révèle une indifférence face au massacre de millions de Juifs – voire une approbation », estime Preston.

Des femmes et des jeunes filles, le crâne rasé, forcée de faire le salut fasciste. (Crédit : Collection of Francisco Moreno Gomez)
« L’antisémitisme a été une part déterminante de l’héritage qu’a laissé la dictature de Franco », explique Preston. Malgré la censure rigide qui avait été exercée par le régime, la publication de douze éditions réimprimées des « Protocoles des Sages de Sion », en plus d’autres ouvrages antisémites, avait été autorisée pendant toute la dictature de Franco – qui ne s’était pas achevée avant la mort du dictateur en 1975. Il était alors âgé de 82 ans.

L’entrée de l’Espagne dans l’OTAN et dans la Communauté européenne, au milieu des années 1980, avaient permis à l’Espagne de terminer sa transition vers la démocratie. Mais l’héritage d’une dictature fasciste pèse encore. Preston évoque un rassemblement qui avait eu lieu au mois de février 2021 au cimetière Almudena à Madrid, où des drapeaux affichant des symboles nazis et des panneaux arborant des slogans antisémites avaient été brandis. L’objectif de cette manifestation avait été de commémorer les volontaires espagnols qui avaient perdu la vie lors des combats contre les Allemands, en Russie, pendant la Seconde Guerre mondiale.

« Il n’y a aucun doute sur le fait que l’esprit de Franco est encore bien vivant, même après la mort du dictateur », déclare Preston. « Il ne manque pas aujourd’hui de livres pro-Franco qui paraissent en Espagne et il y a encore une fondation nationale Francisco Franco. Ce serait très difficile d’imaginer aujourd’hui une fondation Adolf Hitler en Allemagne ».

© JP O’Malley

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