Michèle Tribalat. 2004: Elle avait déjà tout dit et n’a pas été écoutée

« Après le foulard, l’abaya et le qamis au cœur de la bataille islamiste à l’école »: Édito de Valérie Toranian pour La Revue des deux mondes du 17/10/2022

Les rapports entre l’islam et la laïcité

Colloque : L’école face à l’offensive intégriste

« PEREC » ou « Association Pour une école républicaine et citoyenne« 

15 mai 2004

***

Lorsque l’islam commence à faire parler de lui en France, dans les années quatre-vingt, la laïcité est intégrée profondément dans l’identité des Français. La bataille engagée contre l’Eglise catholique, un siècle plus tôt, est gagnée depuis longtemps. Dès après la Première Guerre mondiale, l’Eglise a consenti, moyennant une assise diocésaine des associations, à entrer dans le cadre de la loi de 1905. La dureté des premiers temps s’est adoucie et la séparation s’est voulue plus souple. Une expression publique de la foi a été progressivement tolérée. Et des adoucissements à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, sous la forme d’avantages fiscaux, sont intervenus au point que certains ont pu parler de la fin de la laïcité fiscale. De même, l’entretien des bâtiments autrefois réservé aux bâtiments, propriété des communes ou de l’Etat, et donc avantageant surtout l’Eglise catholique, a été étendu à l’ensemble des lieux de culte, pourvu qu’ils soient encadrés par la loi de 1905. C’est donc dans un système considérablement adouci que s’installe l’islam, système qui n’est guère propice au décodage de ce qu’est la laïcité française par les nouveaux venus. Du coup l’islam qui est étranger à l’idée de laïcité a bien du mal à s’en figurer les contours.

Je veux faire une incidente tout de suite pour éviter les malentendus. Je sais qu’il a existé, et qu’il existe encore, dans l’islam des penseurs éclairés. Mais le sort qui leur a été réservé et leur est encore réservé – persécutions, exil, mort – ne plaide pas pour la thèse d’un islam globalement modéré, ouvert à la laïcité. Les « nouveaux penseurs » de l’islam dont on nous parle aujourd’hui (Soroush Abou Zeid etc.) ont tous dû s’exiler pour survivre. Il ne faut donc pas imaginer l’islam à l’image de sa dissidence. Jamais nous n’avons pris les paroles des dissidents des pays communistes comme décrivant le communisme réel. Il en va de même en islam, tant que ce dernier ne reconnaît pas la légitimité en son sein du discours des dissidents.

Par ailleurs, je trouve qu’il est plus pertinent de parler de modèle laïque français, plutôt que de laïcité, afin d’insister sur le caractère politique et non seulement juridique de cette idée. Car si l’on prend le texte de la loi de 1905, et notamment les deux principes du titre premier, rien ne nous sépare profondément, par exemple, du modèle américain qui, comme nous, reconnaît la liberté de conscience et bannit toute intervention de l’Etat dans les affaires religieuses, puisqu’il s’interdit toute loi reconnaissant ou prohibant une religion (premier amendement du Bill of rights).  Il y a donc quelque chose de plus dans le modèle laïque français, qui n’est pas complètement exprimé dans la loi : l’impossibilité pour le religieux de s’immiscer dans le politique, l’exigence de discrétion religieuse dans l’espace public comme condition du pluralisme et la possibilité, pour l’Etat, lorsque la situation l’exige, de limiter l’expression publique des religions (circulaire du 15 mai 1937 étendant à la sphère religieuse la circulaire du 31 décembre 1936, loi sur les signes religieux de 2004), chose impensable aux Etats-Unis. 

Les modèles politiques issus de l’histoire des peuples varient forcément beaucoup en fonction de leur histoire : Le pluralisme religieux est inscrit dans celle du peuple américain, la tentation de l’intolérance dans celle du peuple français. Le modèle laïque français est celui de la pacification des rapports avec et entre les religions. Il est marqué par une méfiance vis-à-vis des religions et la crainte d’une résurgence de conflits. Le modèle américain ne craint rien des religions et réserve sa méfiance à l’Etat dont il s’assure qu’il n’empiète jamais sur les libertés privées. Au contraire, en France, c’est par l’Etat qu’est passée la pacification des rapports avec et entre les religions. Et c’est lui qui est garant de la liberté de conscience. Aux Etats-Unis, c’est la Cour suprême. 

L’accent mis depuis près de quinze ans sur le caractère juridique de la notion de laïcité a contribué à l’aligner sur une conception plus abstraite, vidée de son particularisme politique, et donc réduite à l’expression de droits individuels : en somme la liberté de conscience et de pratique religieuse.

Cette conception convient parfaitement à l’islam qui y voit l’assurance de son indépendance par rapport à l’Etat. Pour beaucoup d’autorités religieuses, y compris ceux qu’on déclare modérées, la laïcité est vue comme une manière, de contenir ou d’échapper à la tutelle de l’Etat. C’était déjà la thèse des oulémas de l’Algérie française qui demandaient que l’on applique la loi de 1905 en Algérie pour se défaire de la tutelle de l’Etat impie. Un exemple récent, le « modéré » Dalil Boubakeur a accueilli avec dépit le premier projet de la circulaire d’application de la loi de mars 2004 sur les signes religieux à l’école. Voilà ce qu’il déclarait, comme président du CFCM,  au Parisien du 3 mai : «  C’est une douche froide pour nous, qui nous étions prononcés pour un assouplissement des modalités d’application de la loi et notre intervention en cas de litige ». Le CFCM se voyait donc intervenir et peser sur la réglementation des voiles à l’école. Les autorités religieuses ont énormément de mal à se cantonner à leur sphère, sans empiéter sur le politique. 

Il faut dire que le discours de l’Etat est loin d’être clair. Il parle beaucoup de laïcité mais ne se sent guère contraint par les obligations qu’elle implique pour son champ d’action auquel les cultes échappent, en principe, sauf pour des questions d’ordre public. Comment faire comprendre aux musulmans ce qu’est la laïcité lorsque l’Etat prend lui-même en mains l’organisation de l’islam par un processus très intrusif, et qui le demeure aujourd’hui ? Les réunions du Conseil français du culte musulman (CFCM) se font en présence des deux conseillers du ministère de l’intérieur. L’ambiguïté dans laquelle a été fabriqué ce CFCM se retrouve aujourd’hui : Comment l’Etat peut-il donner des injonctions au CFCM afin de veiller, je cite, à « exercer une discipline  interne dans les lieux de culte » alors que le CFCM a été conçu pour être parfaitement impuissant puisqu’il n’a aucun droit de regard sur les associations cultuelles ou fédérations d’associations.

L’attitude trouble de l’Etat vis-à-vis de l’islam ne permet pas aux musulmans de se figurer ce qu’est le principe de laïcité, puisque l’Etat lui-même semble faire peu de cas de ses propres obligations. Pire, pour ceux qui ont très bien compris, elle les autorise à biaiser. En outre, ils ont localement, le témoignage permanent du caractère relatif de l’intangible français. Presque tous en loi de 1901, les lieux de culte musulmans, bénéficient de subventions, pourtant interdites dans la loi quel que soit le régime juridique du lieu de culte. 

La gestion de fait de l’islam par les pouvoirs publics repose sur au moins quatre idées :

  1. L’islam est apparu récemment et n’a pas de patrimoine. Il y aurait donc une justice à ce que l’Etat et les communes équipent l’islam pour qu’il soit en état de rivaliser avec les autres cultes. Mais le curieux concept d’injustice rétrospective ne s’applique qu’à lui. Pas question de le transposer aux témoins de Jéhovah, boudhistes, évangéliques etc.
  2. Les musulmans sont des miséreux qui n’ont pas les moyens de se payer des lieux de cultes « dignes et décents » selon la formule consacrée. Ce misérabilisme les maintient dans une tutelle et une irresponsabilité totales et entretient cette attitude de plaignant permanent. Comment font les autres cultes récents ? La vivacité d’une religion se mesure aussi à ce que les croyants sont prêts à dépenser pour elle.
  3. Si les pouvoirs publics ne financent pas, les pays du Golfe le feront. Ils le font déjà. Et ces financements ont forcément une contrepartie idéologique. Pourtant, la seule question qui vaille est celle-ci : Est-on en mesure d’empêcher les flux financiers qui en proviennent ? Si la réponse est non, ce qui ne s’investit pas dans la pierre se concentrera sur d’autres choses : bourse aux filles pour se voiler, caritatif, social etc.  Sera-ce un progrès ?
  4. Les pouvoirs publics aimeraient bien financer pour contrôler. Sans structure hiérarchique, l’islam peut être mis sous tutelle. Ce souci de contrôler explique les tentations concordataires au niveau national et local comme le montrent les propos sans ambiguïté du ministre Pierre Bédier: « En 1905, le gouvernement pensait que les catholiques étaient antirépublicains et constituaient une menace. Aujourd’hui c’est l’islam qui pose question. Ce serait manquer de réalisme que de ne pas répondre à cette inquiétude » (Le Pèlerin, 7 février 2003).

Par ailleurs, les difficultés se concentrent autour des questions liées à la famille et à l’apostasie qui, toutes deux touchent à la transmission et au maintien de la communauté. La famille, parce qu’elle forme le cœur de la transmission des traditions islamiques et l’apostasie qui interdit de quitter le groupe.

On retrouve aujourd’hui ces deux aspects dans les avis juridiques du Conseil européen de la fatwa et de la recherche (CEFR), avec premièrement une mobilisation sur la question du statut personnel et deuxièmement une réaffirmation de la sanction d’apostasie, dont l’exécution est cependant reconnue impossible en Europe, faute d’un gouvernement islamique pour prononcer et exécuter la sanction. Ceci explique pourquoi l’union des organisations islamiques de France (UOIF) a refusé d’indiquer clairement, dans la charte signée pour participer au processus de création du CFCM, qu’elle reconnaissait le droit pour un musulman à changer de religion.

La stratégie de l’Etat qui consiste à minimiser les difficultés, en repoussant les problèmes à plus tard, tout en gardant la main sur le CFCM, ne permet pas aux autorités musulmanes d’affronter les renoncements qu’on est en droit d’attendre de leur part.  L’islam est traité comme une victime, comme un grand malade qu’on ne saurait bousculer, sous peine du pire. Mais, surtout, les pouvoirs publics répugnent à dévoiler aux Français l’ampleur des difficultés car ils craignent toujours de leur part une mauvaise réaction. Les alertes à l’amalgame après le 11 septembre l’ont amplement démontré. Avoir des exigences avec l’islam ce serait confirmer que nos problèmes ne tiennent pas seulement à l’islamisme et gâcher cette représentation idyllique selon laquelle l’islam est parfaitement adapté, toute difficulté n’étant imputable qu’à l’islamisme. Or l’islamisme ne se caractérise pas tant par un dogme particulier que par l’érection de l’islam en solution politique définitive. Si nous avons des raisons de nous faire des frayeurs avec les salafistes, qui occupent le dernier degré de l’échelle de Richter des périls islamistes, il faut garder l’œil ouvert sur des stratégies beaucoup plus soft, mais dont le rayon  d’action est beaucoup plus grand et qui mettent en péril notre modèle politique. Et ce modèle n’est guère congruent avec les évolutions récentes, notamment celle de la conception de l’individu.

La question des droits de l’homme est en train de subir une transformation radicale. Ces droits ont été pensés à l’origine pour souligner la commune nature humaine de tous les hommes et garantir les droits essentiels permettant à chacun de vivre dans la dignité. Or nous assistons à une mutation de la conception de l’individu avec la notion moderne d’identité. La notion d’universel a tendance à se déplacer. D’après Charles Taylor, avec la radicalisation de l’exigence d’égalité, on serait passé d’une conception de l’égale dignité fondée sur « un potentiel humain universel » à une conception d’égalité dans la différence fondée sur le potentiel, lui aussi universel, de former et de définir sa propre identité individuelle et culturelle. La reconnaissance ne se limiterait plus à ce qu’il y a de commun et donc d’abstrait dans tous les êtres humains, mais s’étendrait à l’identité unique de la personne, comme être humain et comme membre d’une communauté. Cette mutation des droits de l’homme pourrait aboutir à l’inscription, dans les droits de l’homme, d’une reconnaissance de droits à l’identité culturelle. 

Un « projet de Déclaration des droits culturels » a été élaboré en 1996 au sein de l’institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme, une chaire de l’UNESCO située à Fribourg. Et l’on ne peut s’empêcher de penser à la France lorsque Mesure et Renaut font, dans leur ouvrage Alter Ego, le commentaire suivant de ce projet de déclaration : « il se pourrait […] que doive être absolument interdite la référence à une identité culturelle qui, dans sa teneur propre ou dans l’interprétation susceptible d’en être produite par un groupe, nierait la possibilité même d’un […] respect mutuel de la diversité et impliquerait l’assimilation des autres cultures. »[1]

En France, c’est le groupe majoritaire qu’il faudrait priver de référence à son identité culturelle.

Toute République porteuse d’une conception du bien particulière et soucieuse de sa survivance aura quelques difficultés si cette mutation s’accomplit. La République française plus que tout autre car traditionnellement assimilatrice et peu soucieuse de la préservation de la diversité culturelle en son sein. Elle a d’ailleurs abandonné de facto, et non de jure, toute politique d’assimilation, sous la pression de ces droits de l’homme, nouvelle manière, dont l’influence est déjà considérable. Tout projet de transformation, et l’assimilation en est un, est regardé comme un obstacle à la liberté des individus de choisir librement leur affiliation culturelle. 

Pire, l’assimilation est vue comme un processus de domination culturelle, et qui dit domination dit forcément lutte pour l’émancipation. En résistant à l’adaptation des modes de vie, les cultures minoritaires importées apporteraient leur pierre au combat pour l’émancipation, nouvelle manière. C’est comme cela que l’on a vu les champions de la transformation sociale se recycler en promoteurs de l’authenticité culturelle. Il est piquant de noter que ce sont les mêmes qui pourfendent le libéralisme et manifestent morgue et mépris vis-à-vis des « Américains ». En effet, cette philosophie des droits culturels si elle se nourrit des évolutions de l’individu, a une cohérence plutôt libérale : c’est-à-dire, pour faire vite, qu’elle privilégie la justice sur le bien. L’Etat doit être le plus neutre possible afin de ne pas interférer avec le droit des individus de poursuivre leur propre conception du bien, pourvu que des principes de bases minimaux soient respectés.

Un mot sur le débat des liberaux et des communautariens nord-américains qui nous échappe en grande partie. Il faut savoir que ceux qu’on appelle communautariens se situent presque tous dans la pensée libérale. Communautariens ne veut pas dire communautaristes au sens du lieu commun français si peu élaboré. Une grande partie du débat américain a porté sur la conception de la personne : moi situé ou moi désencombré. La question que se posent les critiques communautariens de la morale libérale est plutôt la suivante – « sera-t-elle en mesure de remplacer [les liens que génère le patriotisme] par quoi que ce soit de solide et d’adéquat » ?[2]. Ils insistent sur le fait que certaines nations développent une conception du bien commun particulière vis-à-vis de laquelle les Etats ne peuvent être neutres. 

Les deux écoles ont vu fleurir en leur sein des multiculturalistes favorables à l’instauration de droits collectifs pour les minorités. Mais ni le libéral Kymlicka[3] ni le communautarien Taylor[4] ne remettent fondamentalement en cause la morale libérale.

Le modèle politique développé en France est incompatible avec les exigences des nouvelles tendances multiculturalistes de la morale libérale. Au lieu de reconnaître que la France, comme toute nation majoritaire établie depuis longtemps, « travaille », selon l’expression de Michael Walzer, « à reproduire des hommes et des femmes d’un certain type »[5], elle s’est laissé gagner par l’impuissance politique. Nous ne savons plus mettre en avant une idée du bien commun face à la demande incessante de droits nouveaux. Dans la doctrine libérale nord-américaine, la prééminence absolue donnée à la justice au détriment du bien commun – notion politique – nous pose un problème. Elle est à contrecourant de notre « culture » nationale qui sacralise la loi comme expression de la volonté politique[6].

Le piège serait de nous laisser enfermer dans une posture universaliste, entièrement rhétorique, et sans prise sur la réalité. En effet, le recours à l’universel soustrait à l’espace démocratique la discussion sur les principes, avec le risque de donner le pas aux juges sur les politiques. C’est ce qui s’est passé avec les quinze ans de jurisprudence du Conseil d’Etat sur le voile islamique ; et qui n’est peut-être pas terminé. Il est tout à fait saisissant de voir ce que donne le désir des juges de faire faire un pas en avant, à la société tout entière, à l’insatisfaction quasi-générale. Ce comportement du Conseil d’Etat n’a été possible que parce que les politiques, bien que portés à une décision tout autre, trouvent quelque légitimité à la morale libérale attribuant une prédominance absolue du juste sur le bien, juste qu’ils se sentent incapables de définir par eux-mêmes. Il suffit de se rappeler le désarroi des hommes politiques au pouvoir à l’automne 1989. D’une certaine manière on peut dire que c’est le Conseil d’Etat qui incarne, en France, la morale libérale visant à définir des principes théoriques compatibles avec toutes sortes de conceptions du bien, toutes sortes de morales substantielles. Les Conseillers vivent suffisamment à l’écart des contingences du monde pour cela. Dans un pays où c’est par la loi que passe l’expression démocratique, les décisions du Conseil d’Etat doivent donc être suffisamment encadrées, car ce ne sont que des décisions administratives et non pas politiques. 

Alors que le recours à l’universel, censé être objectif, suspend le principe démocratique, l’acceptation du débat politique le réintroduit. Mais, il nous oblige à consentir, encore et toujours, à débattre de la laïcité, sans être sûrs qu’elle y survive. A cet égard, la laïcité reste un combat politique.

Il faut privilégier le débat démocratique au refuge dans la défense de l’universel pour d’autres raisons encore. En effet, l’abstraction à laquelle renvoie nécessairement la discussion sur l’universalité des principes nous fait courir le risque, dans une époque marquée par le relativisme, d’une conception morale minimale réduite au plus petit dénominateur commun permettant une pluralité d’interprétations. Nous avons connu cela avec la laïcité plurielle, ouverte, de compensation etc. C’est la « moralité proche de l’os » dont parle Michaël Walzer, communautarien modéré, moralité qui ne désigne que « quelques traits réitératifs  de certaines moralités épaisses ou maximales »[7]. Ainsi, on peut, dit-il, tout aussi bien accuser Saddam Hussein de violer les droits fondamentaux que de faire preuve de barbarie ou d’offenser Dieu.[8]

Cette tentation minimaliste est une vraie chance pour les islamistes qui espèrent toujours donner à nos principes la couleur de l’islam alors qu’ils ont plus de difficulté avec les modèles politiques issus de l’histoire des peuples.D’ailleurs Tariq Ramadan ne s’en cache pas : « Ce ne sont pas les modèles qu’il faut défendre, mais les principes. »

Autre propos à méditer des militants de l’islam (Colloque des musulmans de l’espace francophone –CIMEF- Abidjan, 1999), je cite : « Il semble avant tout impératif de pouvoir parvenir à la mise en place et à l’effectivité de l’Etat de droit tout en abordant et en comprenant celui-ci de façon neutre et objective, c’est-à-dire dénué de toute connotation idéologique occidentale. A partir de cela seulement nous pourrons penser à la création des conditions objectives pour l’épanouissement de l’islam et des musulmans sur tous les plans. »

Les militants de l’islam sont à la recherche de cette « moralité proche de l’os » décrite par Michaël Walzer qu’ils aimeraient bien voir triompher en France et, plus largement, en Europe. Une moralité minimale qui, convenant à tout le monde ne gênerait personne, et ouvrirait l’espace européen, en toute légalité, à leur idée de la vie bonne. C’est cela islamiser la modernité.

Nous savons ce que cette stratégie a donné avec la laïcité en France. La rénovation du principe de laïcité par le Conseil d’Etat a autorisé les militants de l’islam à se positionner comme garants des lois et de la constitution. Ils ont pu donner des leçons de tolérance au nom de la laïcité et se poser en défenseurs de la liberté de conscience et de la liberté religieuse.

C’est au nom de la liberté individuelle que le communautarisme islamique peut progresser en France, comme partout ailleurs en Europe. Et il rencontre un allié de poids dans la théorie libérale procédurale qui fait de la conception de la vie bonne un choix purement individuel que l’Etat ne saurait entraver et qui ne peut buter que sur un socle de valeurs de base restreint compatible avec les diverses conceptions de la vie bonne. Une telle conception serait acceptable entre partenaires croyant tous en l’autonomie et la liberté individuelle. Elle devient plus problématique lorsqu’elle est utilisée pour sa destruction : il est difficile de se prémunir contre les ennemis de l’autonomie de l’individu lorsque c’est en son nom qu’ils se mobilisent. 

Elle fait courir le risque de morcellement de la communauté nationale en communautés particulières qui, quel que soit leur poids, ont des droits spécifiques ce qui revient à leur donner « le contrôle de leur espace public »[9] . On voit mal ce qui reste au groupe actuellement majoritaire et qui se pense encore comme communauté politique. La solution de la République procédurale ne présente que peu d’attraits pour ces Français dont on voit mal comment ils pourraient  trouver quelque intérêt dans un débat éthéré sur la justice.

Pour Michael Walzer, la plupart des gouvernements des Etats-nations « ont un intérêt à la survivance culturelle de la nation majoritaire ; ils ne prétendent pas à la neutralité en se référant à la langue, à l’histoire, à la littérature, au calendrier, voire aux mœurs de celle-ci… Dans la mesure où les droits fondamentaux sont respectés, il semble n’y avoir aucune nécessité de préservation ou de protection égale pour les cultures minoritaires. »[10]

Alors que toute notre histoire, notre culture politique nous guide dans cette voie, la question se pose de savoir qui est prêt à défendre, en France, ce modèle libéral tempéré qui assumerait l’identité et la culture majoritaires et prendrait en charge sa survivance. 


Notes

[1] MESURE S., RENAUT A., Alter Ego. Les paradoxes de l’identité démocratique, Aubier, 1999.

[2] MACITYRE A., « Le patriotisme est-il une vertu ? », in : BERTEN A., DA SILVA P., POURTOIS H ,, Libéraux et communautariens, PUF, 1997.

[3] KYMLICKA W., La Citoyenneté multiculturelle, une théorie libérale du droit des minorités, La découverte, 2001.

[4] TAYLOR C., La liberté des modernes, PUF, 1997.

[5] LACROIX J., Michaël Walzer, Le pluralisme et l’universel, Michalon, 2001et

[6] GARAPON A., PAPADOPOULOS I., Juger en Amérique et en France, Odile Jacob, 2003.

[7] WALZER M., Morale maximale, morale minimale , BAYARD, 2004.

[8] LACROIX J., op. cit., WALZER M., op. cit.

[9] WALZER M., Commentaire in : Charles Taylor,  Multiculturalisme, Différence et démocratie, Aubier, 1994.

[10] WALZER M., Commentaire in : Charles Taylor, op. cit.

© Michèle Tribalat

Michèle Tribalat est démographe. Elle a publié notamment Statistiques ethniques, une querelle bien française, L’Artilleur, en 2016, et « Immigration, idéologie et souci de la vérité », L’Artilleur, 2022.

http://www.micheletribalat.fr/

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1 Comment

  1. Il existe des prises de consciences bien plus anciennes, non scientifiques mais tout aussi pertinentes.
    Voici par exemple un extrait du discours de 1968 d’Enoch Powell, décrivant l’immigration en Grande-Bretagne reprenant les mêmes idées non pas sur l’islam en particulier mais sur l’abandon qui a été fait de l’intégration : « L’autre dangereuse chimère de ceux qui sont aveugles aux réalités peut se résumer au mot intégration. Être intégré, c’est ne pas se distinguer, à tous points de vue, des autres membres d’une population. Et de tout temps, des différences physiques évidentes, particulièrement la couleur de la peau, ont rendu l’intégration difficile, bien que possible avec le temps. Parmi les immigrés du Commonwealth venus s’installer ici depuis 15 ans, il existe des dizaines de milliers de personnes qui souhaitent s’intégrer, et tous leurs efforts tendent vers cette objectif. Mais penser qu’un tel désir est présent chez une vaste majorité d immigrés ou chez leurs descendants est une idée extravagante, et dangereuse de surcroît. Nous sommes arrivés à un tournant. Jusqu’à présent, la situation et les différences sociales ont rendu l’idée même d intégration inaccessible : cette intégration, la plupart des immigrés ne l’ont jamais ni conçue ni souhaitée. Leur nombre et leur concentration ont fait que la pression vers l intégration qui s’applique d’habitude aux petites minorités n’a pas fonctionné. Nous assistons aujourd’hui au développement de forces qui s’opposent directement à l’intégration à l’apparition de droits acquis qui maintiennent et accentuent les différences raciales et religieuses, dans le but d exercer une domination, d’abord sur les autres migrants et ensuite sur le reste de la population. Cette ombre, au départ à peine visible, obscurcit rapidement le ciel. Et on la perçoit désormais à Wolverhampton. Elle donne des signes d’expansion rapide. Les mots que je vais citer ne sont pas les miens, je les reprends tels quels de la presse locale du 17 février, ils sont d’un député travailliste, ministre du gouvernement actuel : «Il faut déplorer la campagne menée par la communauté Sikh pour conserver des coutumes inappropriées. Ils travaillent en Grande-Bretagne, et dans la fonction publique qui plus est. Ces personnes doivent accepter les conditions liées à leur emploi. Réclamer des droits particuliers pour leur communauté (ou devraient-ils parler de rites) mène à un dangereux clivage au sein de la société. Ce communautarisme est un chancre : qu il soit revendiqué par un camp ou par un autre, il faut le condamner sévèrement.» […] Le projet de Loi sur les Relations Raciales constitue le terreau idéal pour que ces dangereux éléments de discorde prospèrent. Car voilà bien le moyen de montrer aux communautés d’immigrants comment s’organiser et soutenir leurs membres, comment faire campagne contre leurs concitoyens, comment intimider et dominer les autres grâce aux moyens juridiques que les ignorants et les mal-informés leur ont fourni. « 

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