La Colonne de Judith Bat-Or. Journal d’une invisible -35

Aurais-je donc fait tout ce chemin, cette Alya tant rêvée, pour retomber en exil ?

Judith Bat-Or

 Il était trois heures du matin. Le taxi roulait lentement. Je ne reconnaissais rien. La nuit change tout. L’obscurité. Le silence. L’immobilité… Ainsi, au terme de ces dix jours de régime spaghetti pizza, cette ville, accrochée à flanc de colline, avec la mer à ses pieds, celle qui m’avait éblouie, conquise, par sa beauté, dont j’avais grimpé, descendu, grimpé encore les escaliers, où j’avais dû esquiver, tel un toréro dans l’arène, les charges de Vespa, cette ville s’était changée en décor menaçant. Jusqu’au chauffeur, trop poli et trop ponctuel, dans sa voiture trop propre et trop spacieuse, pour n’être pas suspect ! Je le sentais, ô intuition infaillible !, d’ici quelques minutes, je disparaîtrais à jamais, victime d’une balle perdue ou d’une prise d’otages. Pourquoi ? Ce n’était sûrement pas les raisons qui manquaient. Parano, moi, vous croyez ? À ma décharge, l’heure inhumaine à laquelle je m’étais levée ; la renommée de Naples, capitale de la mafia ; et la mine, décidément trop honnête, de ce chauffeur de taxi.

Enfin, « contre toute attente », je suis arrivée à bon port. Ou plutôt à l’aéroport. Fermé pour cause d’heure indue. Devant ses portes, des voyageurs, dans divers états d’éveil, allant de l’excitation à la léthargie avancée, attendaient sagement, assis sur leurs valises, vautrés contre leurs sacs-à-dos, ou simplement debout, en grappe. Folklore. J’ai rejoint le troupeau. Surtout des Israéliens. Puisque le premier vol du jour partirait pour Tel-Aviv. 

J’ai toujours adoré rentrer en Israël, replonger dans sa rudesse, son désordre, ses bousculades, ses cacophonies de klaxons, reconnaître sur les visages cette joie de vivre goulue et insolente – optimisme qui se moque de la réalité –, entendre les rires sonores et les coups de gueule de ce peuple qui parle en points d’exclamation, et surtout retrouver l’hébreu. Cette langue, mon temple, mon foyer, qui me lie à mon passé, du plus profond de mon être, et à mon avenir, j’espère. De tout mon cœur, je l’espère. Avant même le départ, avant la file interminable devant le comptoir à bagages, j’étais déjà dans le bain. Même le côté pestiféré de notre espace réservé, isolé, pour notre sécurité, au bout du bout du terminal… Tout m’allait. Je souriais tendrement à la vue de ces orthodoxes, avec leurs boîtes à chapeau et leurs païes au vent (oui, même à l’intérieur, ils sont toujours en mouvement). Je regardais, émue, certains hommes sortir de leur poche la kippa qu’ils devaient cacher dans leur pays, “leur patrie”, pour la poser sur leur crâne. J’admirais ces mamans courage avec leur ribambelle d’enfants, les valises, les poussettes, les passeports, les casse-croûte, les mouchoirs au cas-où… Je m’amusais en découvrant ceux qui me rappelaient les spectacles de Gad Elmaleh. Tous différents, mes frères et mes sœurs. Tous les miens.

Pourtant, le jour de mon retour de Naples, je ne souriais pas (bien qu’ayant échappé, c’est vrai, à un règlement de compte, un rapt, une fusillade…). Non. J’étais triste. Crispée. Insensible même à la magie de l’hébreu. J’observais avec méfiance, distance, les familles de Juifs orthodoxes, les porteurs de kippa, les autres aussi. En quelques mois, mes frères et sœurs m’étaient devenus suspects. Étaient-ils de ceux qui insultent les femmes comme moi, qui s’habillent léger en été ? De ceux qui veulent, par la loi, m’imposer leur mode de vie ? Ceux qui me traitent en ennemie parce que je ne pense pas comme eux ? Eux que j’avais toujours aimés, je les craignais désormais.

J’ai donc embarqué le cœur lourd dans l’avion qui me ramènerait chez moi. À la maison. M’y sentirais-je étrangère ? Étrangère à nouveau ? Aurais-je donc fait tout ce chemin, cette Alya tant rêvée, pour retomber en exil ?

Au-dessus de Tel-Aviv, le ciel, en phase avec mon cœur, était chargé de gros nuages. Personne n’a applaudi au moment de l’atterrissage. J’ai eu envie de pleurer. Pleurer sur ce pays dont ont rêvé mes ancêtres pendant des générations, jusqu’à mes grands-parents, mes parents, jusqu’à moi-même et mes enfants. Ce miracle qu’ont accompli des héros fous d’espoir. Et sur sa fragilité face à la férocité de certains appétits. Qu’allait-il advenir de lui ?

© Judith Bat-Or

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

2 Comments

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*