« La femme n’est victime d’aucune mystérieuse fatalité : il ne faut pas conclure que ses ovaires la condamnent à vivre éternellement à genoux ». Simone de Beauvoir
Que tu sois ma sœur, ma mère, ma fille, mon épouse, ma parente proche ou lointaine, mon amie, qu’importe ! Ce qui est déterminant, c’est que tu es une femme et qu’il s’agit de toi qui dois être la personne la plus importante à tes propres yeux. Tu dois être au sommet de ton estime à toi.
Figure-toi que j’ai longtemps hésité avant de me diriger vers toi pour te dire ces quelques mots qui me taraudent la mémoire parce que tu vas très vite deviner que ces mots baignent dans la colère en même temps que dans l’espoir. Surtout au moment où on t’affuble de cette robe si moche qui cache tes formes et qui fait de toi une sorte d’immondice sans formes ni courbes. Colère de te voir affublée d’une bâche difforme dont les machistes misogynes t’obligent, sous le fallacieux prétexte du fameux libre choix, à te couvrir comme si tu étais une simple marchandise à faire disparaître sous une couverture laide et disgracieuse.
Colère de savoir que certains t’ont réduite à une silhouette anonyme et à une camelote impersonnelle à dissimuler dans le coin le plus obscur de l’humanité. On t’a même obligée à vivre dans une cage mobile que tu transportes malgré toi dans tous les coins où tu te déplaces. On a mis sur ta longue route sinueuse des balises et des jalons pour te signaler des frontières à ne pas dépasser.
On a fait de toi une domestique corvéable à merci. Et te voilà à la disposition du maître tout puissant tous les jours de l’année sans qu’il y ait une seule journée fériée à t’accorder. Colère encore que tu ne puisses valoir que la moitié mathématique de celui qui te rabaisse, en termes d’héritage et même en termes de témoignage, puisque ta parole ne vaudrait à peine que cinquante pour cent de la sienne.
Colère toujours de savoir que tu peux tomber dans ce piège que l’on appelle le syndrome de Stockholm qui fait que la victime puisse protéger son agresseur et même défendre le point de vue de celui qui l’opprime.
Colère enfin de savoir que tu as fui les pays où les pratiques sectaires les plus rétrogrades t’ont acculée à n’être plus qu’une parcelle de chimère et que tu es venue ici, au pays qui affiche Liberté, Égalité, Fraternité au fronton de ses bâtiments officiels, pour reproduire précisément ce que tu as cru abandonner derrière toi. Espoir parce qu’il ne faut jamais désespérer de la nature humaine et qu’ici ou là, dans les coins les plus soumis aux ténèbres, des femmes dignes se mettent debout pour se débarrasser des reliquats paternalistes les plus réactionnaires.
Espoir de savoir, à travers les réseaux sociaux, en France, au Québec ou en Belgique, que le combat le plus énergique pour la laïcité est mené d’abord par des femmes lumineuses, elles aussi, issues des pays de l’Afrique du Nord. Espoir à nouveau quand je lis les envolées lyriques à la gloire de la liberté, de pouvoir se comporter comme on le souhaite, de la part de femmes qui étaient mises sous séquestre par de leurs compagnons.
Il y a bien eu des Simone de Beauvoir, des Gisèle Halimi, des Simone Weil et des Elisabeth Badinter pour mener à bien cette décolonisation des esprits au niveau de l’Hexagone et c’est dans cet accomplissement d’affranchissement que je peux mettre sur les mêmes strates des figures admirables comme celles de Lydia Guirous, Zineb El Rhazoui, Djemila Benhabib et Rachida Hamdan. Ces militantes de la liberté sont, à l’évidence, des sentinelles qui alertent sur la tyrannie et l’asservissement que subissent, ici en Europe, nombre de femmes qui sont tenues dans la servitude par la pression des cités et celle de la « communauté ».
Je voulais m’adresser directement à toi parce que je sais combien ta parole est captive et te dire que tu ne dois pas avoir honte d’afficher ton sourire, de laisser tes si beaux cheveux suivre les méandres du vent et d’apparaître avec les contours que tu as toujours possédés. Montre-moi ton visage et regarde-moi au fond des yeux. Je suis ton frère, ton père, ton ami, ton partenaire. Ne crois pas les dégénérés qui te demandent de te prémunir contre moi. Tu n’es pas une sempiternelle victime et tu sais très bien que je ne suis pas un prédateur.
Tu es mon égale et je suis ton semblable. Nous savons que nous habitons une horizontalité parfaite. J’apprécie au plus haut point nos discussions acharnées sur des sujets qui nous habitent tous les deux et qui ne font qu’enrichir notre alliance. Je n’aime pas quand tu t’obliges à anesthésier tes bourrasques. Toi aussi, tu peux avoir des moments d’impatience et de rage, des instants où tu peux piaffer et remettre en cause le monde comme il va.
Pourquoi donc accepterais-tu de préparer le couscous pendant une semaine et t’effacer lorsque le jour de la noce arrive ? Pourquoi dois-tu accepter de te mettre derrière un rideau pour admirer le cortège sans t’y mêler ? Pourquoi n’as-tu pas le droit d’accompagner le cercueil de ton parent au cimetière pour lui dire un dernier adieu ? Qu’est-ce que cette divinité qui mettrait sur des plans différents les deux facettes de sa propre création ?
Pourquoi serais-tu la seule à changer la couche du bébé, à remplacer les draps, à laver la cour, à passer la serpillière, à repasser des chemises que tu ne porteras jamais, pourquoi te mets-tu en quatre pour préparer le déjeuner puis le dîner à celui qui n’a comme seule façon de se comporter que de mettre les pieds sous la desserte sans même avoir la politesse de dresser la table ? Pourquoi ? Pourrais-tu me le dire et d’abord te poser ces questions ?
Même si le tableau est sombre, j’ai l’espérance chevillée au corps parce que je sais que l’appréhension de tout avenir ne constitue pas un projet d’avenir. Nous nous relèverons ensemble, dans la gémellité, pour voguer vers des territoires immaculés et des fiefs insoumis où seules les Lumières peuvent pénétrer car seules les Lumières, venues de cette Révolution qui a ensoleillé le monde, peuvent magnifier notre immense désir universaliste.
© Kamel Bencheikh
Kamel Bencheikh est poète et écrivain. Né à Sétif en Algérie, il vit à Paris. Il est chroniqueur au Matin d’Algérie. Il a publié plusieurs livres, dont Là où tu me désaltères, recueil de poèmes (éditions Frantz-Fanon 2022), L’Impasse, son dernier roman (éditions Frantz-Fanon, 2020), La Reddition de l’hiver, recueil de Nouvelles (éditions Frantz-Fanon, 2019) ; également des ouvrages de poésie : Préludes à l’espoir (Éditions Naaman, Coll. « Création », Canada, 1984), Jeune poésie algérienne. Anthologie de la poésie algérienne de langue française, introduction et choix par Kamel Bencheikh (Revue Traces), Poètes algériens d’expression française (Magasin Général Éditeur). Il a aussi contribué aux ouvrages collectifs La Révolution du sourire (Éditions Frantz Fanon, 2019) qui rassemble dix auteurs et journalistes algériens et Les années Boum (Éditions Chihab, 2016), réalisé sous la direction de Mohamed Kacimi, organisé autour de textes personnels d’auteurs ayant vécu la période Boumediene.
Kamel Bencheikh est à l’initiative d’un appel pour la laïcité en Algérie.
Sublime message à ma sœur, ma mère, ma femme, ma fille, ma cousine, mon amie…
Merci à Kamel Bencheikh d’avoir par ce texte exalté la beauté et la vérité du message…
La (sinistre) Beauvoir a fait l’apologie de l’ayatollah Khomeini. Curieuse référence !…
Les Lumières n’ont rien à voir avec la Révolution (française) qui en ont dénaturé les principes. Je doute fort que Voltaire, Diderot et même Rousseau (qui était un peu fou mais génial) eussent approuvé ce déchaînement de barbarie commis en leurs noms. Et qui a inspiré une bonne partie de la barbarie du vingtième siècle.
J’étais vraiment touché par ton texte, cher Kamel. Il mérite d’être partagé.
Bravo 👏